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Parler de ceux qui refusent et qui agissent

Préface à : Russie : Réfractaires à la guerre d’invasion en l’Ukraine

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

« La responsabilité et la liberté sont la même chose. […] Parfois, nous voulons réduire l’espace de liberté, en particulier dans une situation de guerre, parce que nous voulons gagner – mais si nous le faisons, nous avons perdu. Nous avons perdu, parce que nous ne savons plus très bien ce que nous défendons »
Maskym Butkevytch, novembre 20241.

Les chroniques de Guy Dechesne rassemblées dans ce volume peuvent dérouter certains… La guerre que la Russie mène en Ukraine a fait l’objet de nombreuses publications, considérations stratégiques, analyses géopolitiques, points de vue d’experts, ainsi que de reportages de guerres ou sur les sociétés, de qualités diverses et réalisés essentiellement du côté ukrainien, le côté russe étant largement fermé aux journalistes étrangers. Il s’agit ici de tout autre chose. Du travail d’une personne extérieure au théâtre des opérations, mais qui sait utiliser les nombreuses sources disponibles d’informations indépendantes et fiables, russes, ukrainiennes, biélorusses et autres, que beaucoup d’« experts » et de « communiquants » ignorent. Au fil des mois il a suivi et documenté les positions les résistances de ceux qui, de diverses manières, refusent la logique de la guerre, de Russes principalement, mais aussi au Bélarus et dans un contexte évidement différent en Ukraine. Des notices et descriptions collationnées au jour le jour, à travers lesquelles on sent vivre des hommes et des femmes, des groupes et des mouvements, réagissant à la guerre elle-même et à ses effets.

Bien entendu, comme toujours dans ce type de chroniques rédigées au fil du temps, il y a des redites, parfois des contradictions, forcement des oublis ou des omissions. Certains sujets ne sont qu’esquissés, par exemple le rôle des organisations, associations, syndicats, qui luttent pour la défense des droits et libertés que l’état de guerre remet toujours en cause. On trouvera ici beaucoup d’informations sur les personnes et les mouvements qui tentent d’agir ou réagissent dans le contexte ultra-répressif de la Russie et du Bélarus ou en exil.

Dans celui, beaucoup plus ouvert de l’Ukraine, l’ouvrage évoque plus sommairement les personnes et mouvements associatifs, syndicaux, politiques, qui agissent pour les droits des personnes déplacés, les droits des soldats et soldates, le respect des LGBTQ+, les droits des travailleurs et des étudiants, les inégalités face aux questions de santé, de logement, d’éducation, etc., actions qui se déroulent de manière impressionnante pour un pays en guerre, quotidiennement bombardé et soumis à la loi martiale, mais dont les acteurs se considèrent généralement comme participants à la résistance armée et non armée de leur pays et non en position de « réfractaires ».

Outre une impressionnante collecte de données sur les différentes personnes et mouvements, l’auteur bénéficie de sa position de membre de l’Observatoire des armements (une petite association citoyenne qui ose défricher les questions militaires et de sécurité, souvent considérées en France comme inaccessibles, et surtout tabou), il sait recueillir et interpréter les données qui lui permettent d’enrichir cet ouvrage d’informations sur les effets de cette guerre ou le rôle des lobby militaro-industriels dans des domaines cruciaux pour la région et pour le monde.

Réfractaires ?
Quand on parle de réfractaires de qui parle-t-on ? Ceux qui refusent d’aller à la guerre ou qui la quittent, évoqués dans de nombreuses chansons traditionnelles françaises généralement contemporaines des guerres des 17e au 19e siècles – et dont pourtant certaines font partie du chansonnier traditionnel de l’armée française2

Un insoumis est quelqu’un qui refuse de répondre à une convocation militaire (ou annonce par avance qu’il refusera) ou de rejoindre une unité à laquelle il est affecté. Dans le présent conflit des dizaines de milliers de Russes sont des insoumis de fait dans la mesure où ils ont « évité » de recevoir leurs convocations, certains se déplaçant plus ou moins temporairement à l’étranger (au Kazakhstan, en Géorgie ou en Serbie par exemple). Un déserteur est quelqu’un qui quitte son unité militaire, même en temps de paix, mais c’est évidemment beaucoup plus grave en temps de guerre. Enfin un objecteur refuse de participer à un système de défense militaire ou refuse à titre personnel de porter les armes.

Le mouvement ouvrier avant la Première Guerre mondiale appelait à refuser la guerre impérialiste qui s’annonçait, prônait la grève générale pour s’y opposer, et, de manière plus ou moins précise, envisageait éventuellement d’appeler à l’insoumission, résolutions qui ont fondu comme neige au soleil des unions sacrées nationalistes, tant en France qu’en Allemagne par exemple.

Et restée d’une part l’idée qu’il était légitime d’être réfractaire aux guerres injustes, guerres de domination coloniale ou d’agression caractérisées, ce qui dans la pratique n’a pas été si évident : par exemple, ce n’est qu’en 1960 que 121 intellectuels de renom ont appelé en France au droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, guerre pourtant « chaude » depuis 1954.

D’autre part, pour certains, l’idée c’était qu’il fallait avant tout refuser toute guerre (pacifisme intégral) ou qu’il fallait envisager des moyens de résister à une agression ou de s’opposer à une oppression de manière non armée (défense ou résistance civile non violente).

Agresseurs et agressés
Car, bien entendu, les situations sont différentes selon que l’on se trouve du côté de l’agressé ou de celui de l’agresseur, dans un territoire occupé – comme la France de 1940 – ou occupé et ravagé comme à Marioupol ou Gaza. Dans le contexte concret de guerres d’aujourd’hui, celle de l’agression russe contre l’Ukraine, ou celle d’Israël contre les Palestiniens, on ne peut pas considérer les agresseurs et les agressés comme équivalents

Lors des guerres de dislocation de la Yougoslavie, les responsabilités des divers fauteurs de guerres nationalistes internes n’étaient en rien symétriques, par exemple celle des assiégeants nationalistes serbes de Sarajevo par rapport aux défenseurs bosniens3 de la ville assiégée. Il était non seulement légitime, mais même nécessaire pour mettre fin à la guerre, de soutenir les réfractaires serbes. Même si, à l’époque, le gouvernement du leader serbe Milosevic laissait partir les plus turbulents d’entre eux à l’étranger, comme autant d’opposants en moins, et si les pays européens, tout en étant très réticents à les soutenir en tant que réfractaires, ne s’opposaient pas toujours à leur accueil. Mais quid d’éventuels réfractaires côté bosnien ? De l’extérieur nous n’avions aucun jugement à porter sur des individus qui, pour des raisons diverses, décident de ne pas participer aux combats, ou de fuir les horreurs de la guerre.

Un scénario similaire existe aujourd’hui en Russie et en Ukraine.

Au début de l’invasion Poutine n’a pas trop cherché à retenir des opposants plus ou moins actifs contre la guerre ou voulant éviter l’enrôlement, et qui ont quitté la Russie par centaines de milliers, « purgeant » ainsi le pays de ces « agents de l’étranger » contraint à l’exil. Dans une logique de guerre rapide il avait des moyens, coercitifs, mais aussi financiers et de propagande, pour, pensait-il, ne pas avoir trop de problèmes d’effectifs. D’autant que l’assez forte contestation initiale, évoquée dans ce livre, de son « opération spéciale » d’agression de l’Ukraine semblait faire long feu.

La mobilisation spontanée d’une très grande partie de la population ukrainienne au moment de l’invasion à grande échelle de février 2022 a été particulièrement importante, incluant des secteurs russophones et/ou ouvriers qui n’avaient pas été enthousiasmés par la Révolution de Maïdan de 2014 et moins encore par le gouvernement néolibéral-nationaliste de Porochenko de 2014 à 2019. Une mobilisation enthousiaste qui fait penser à celle des soldats de l’an II de la Révolution française. Et qui se prolonge dans les profondeurs d’une société où l’on voit par exemple des syndicats soutenant activement leurs adhérents au front, des associations féministes les femmes soldates sous les drapeaux, la constitution d’un syndicat de soldat LGBTQ+, les réseaux antiautoritaires comme Anarchist Black Cross ou Collectives Security pour assurer le soutien civil et militaire des libertaires, les multiples formes de solidarité avec les déplacés, les victimes des bombardements, les animaux, etc. Ce qui ne signifie pas que la mobilisation ait été ressentie exactement de la même manière partout, par exemple dans certaines minorités (les Hongrois de l’Ouest). Surtout, avec le temps, les deuils et la fatigue, les phénomènes de corruption, les restrictions aux déplacements à l’étranger des hommes mobilisables, les évitements de ceux qui ne veulent pas risquer leur vie au front qui augmentent, le nombre de « réfractaires de fait » devient préoccupant.

Par ailleurs on peut regretter l’attitude de l’Ukraine par rapport à l’objection de conscience, un sujet évoqué dans le livre. La Cour européenne des droits de l’homme, que tous les pays membres du Conseil de l’Europe reconnaissent (la Russie l’a quitté en 2022), a établi une jurisprudence sur le droit de ne pas porter d’armes et la nécessité de mettre en place un « service civil ». Une telle mesure existait (quoique sous une forme restrictive) dans le droit ukrainien – et dans le droit russe (sans y être vraiment appliquée) – mais les autorités ukrainiennes ont décidé de la « suspendre du fait de la guerre » ! On peut rappeler que la première loi de l‘histoire reconnaissant l’objection de conscience est celle du Royaume-Uni en 1916 en pleine guerre ! Et déplorer que dans un pays ou la mobilisation sociale génère quotidiennement la réalité d’une vigoureuse défense civile, un service civil organisé n’ait pas été explicitement mis en place.

L’armée ukrainienne a un problème d’effectifs, que ne compensent pas les fournitures d’armes trop tardives des Occidentaux. La Russie également, malgré une population beaucoup plus nombreuse, mais aussi des pertes militaires beaucoup plus élevées que celle des Ukrainiens, au point d’avoir recours à des Coréens du Nord ! En Ukraine, on débat des conditions de conscription et de l’âge de mobilisation. En Russie on ne peut pas débattre, mais le pouvoir préférait ne pas avoir besoin de mobiliser la jeunesse des classes moyennes des villes, des populations qui demeurent, plus ou moins, des soutiens du régime. Certains se rappellent peut-être que l’extension de la conscription par les Britanniques en Irlande, lors de la Première Guerre mondiale, a déclenché une révolte à partir de 1917 qui a débouché in fine sur l’indépendance de l’Irlande, que la mobilisation des sursitaires étudiants, pendant la guerre d’Algérie en France, a provoqué le puissant mouvement antiguerre incarné notamment pas le syndicat étudiant UNEF, sans parler des jeunes américains contre la guerre du Vietnam

Aujourd’hui, et vu de loin, la guerre de Vladimir Poutine semble bénéficier d’un soutien sinon enthousiaste, au moins passif, de la majorité de la population. Avant 2022, de nombreux opposants à Poutine, libéraux, progressistes, nationalistes, n’étaient pas forcément opposants à sa politique à l’égard de la Crimée, du Donbass, voire de l’Ukraine dans son ensemble. Ils sont maintenant pour la plupart très hostiles à la guerre et aux annexions. Mais leur impact, sinon leur influence profonde, dans les populations de Russie semble décliner du fait sans aucun doute de la répression, également de la propagande nationaliste-conservatrice, et d’un certain découragement, alors que la guerre n’a pas encore affecté en profondeur toute la vie de tout le monde et/ou que l’on ne voit pas d’alternative. Cela peut-il durer ? C’est une situation que l’on a connue mutatis mutandis dans d’autres conflits du passé (pensons aux guerres coloniales de la France de 1945 à 1962) ou que l’on connaît au présent (comme dans la société israélienne d’aujourd’hui). Or une des clés, sinon d’un arrêt plus ou moins temporaire des combats, à coup sûr de l’établissement d’une paix juste et durable, dépend beaucoup du succès des réfractaires surtout ceux du pays agresseur.

Quelques points complémentaires
Avant de laisser le lecteur se plonger dans tous les portraits, fiches et chroniques de cet ouvrage, et de s’interroger sur les pistes qu’il ouvre et les questions qu’il pose, je voudrais évoquer quelques points, abordés d’ailleurs partiellement plutôt à la fin du livre.

Une interrogation militaire…
Cette guerre de « haute intensité », se déroule en apparence selon des règles et avec des méthodes qui semblent venir du passé, des guerres mondiales du 20e siècle. En même temps, elle est pleine de paradoxes « postmodernes », quand on constate que des avions et des missiles, parfois hypersoniques, aux coûts d’achats prohibitifs, sont concurrencés en termes d’efficacité par des drones beaucoup moins coûteux et parfois même bricolés et des obus antiques, le tout dans un environnement cyber et où se mêlent satellites sophistiqués et prosaïques téléphones portables. Et donc questionnement pour les principaux lobbies militaro-industriels et pour leurs gouvernements commanditaires, qui prévoient généralement leurs produits trente ans à l’avance, conçus comme les plus chers possibles et qui comptent sur l’effet de cette guerre pour produire ou vendre le maximum de matériels, en Russie aux États-Unis, en Chine ainsi qu’en Europe et en Asie de l’Est et du Sud.

Une catastrophe écologique…
C’est une évidence de par ces effets directs : par les quantités de carburants brûlés, mais surtout par la disparition massive d’écosystèmes, les pollutions généralisées et la dissémination sur une superficie gigantesque de mines antipersonnel, de sous-munitions et autres munitions non explosées, les effets ravageurs de la destruction par les Russes du barrage de Kakhova sur le Dniepr en juin 2023, les menaces d’accidents nucléaires majeurs du fait des combats à proximité des centrales électronucléaires.

C’est une catastrophe pour ses effets indirects, la perturbation du commerce alimentaire mondial, notamment des céréales, mais plus encore par le fait que ce retour de la guerre au premier plan des préoccupations du monde est un puissant facteur d’interruption, voire de démantèlement des politiques pour au moins atténuer, sinon mettre fin, à la guerre que le système mondial actuel mène contre la planète qui provoque crise climatique, effondrement de la biodiversité, empoissonnement par pollution, et que le Département de la défense des États-Unis considérait pourtant dès 2009 comme facteur d’aggravation majeur de la conflictualité dans le monde.

Des questionspolitiques… voire anthropologiques ?
La guerre provoque toujours de profonds effets à court et à long terme dans les sociétés : syndromes post-traumatiques chez les militaires comme chez les civils et graves traumatismes persistants chez leurs enfants et même leurs descendants ; brutalisation des rapports entre les gens, violences sexuelles, diffusion plus ou moins incontrôlées des armes, etc.

De tout temps aussi on a vu des femmes (et pas les femmes par « nature ») être à l’avant-garde des luttes pour la paix. Mais, dans la guerre actuelle d’agression russe contre l’Ukraine, il y a peut-être un phénomène nouveau, l’importance symbolique mais aussi bien concrète, des féministes. C’est sans doute le Réseau féministe russe de résistance à la guerre qui s’est avéré, au moins ces trois premières années du conflit à grande échelle, comme le plus efficace, et le plus étendu géographiquement, des mouvements antiguerres en Russie. Et en Ukraine, outre le fait que nombre d’associations de terrain sont animées par des femmes, les mouvements féministes, tel que Bilkis ou l’Atelier féministe sont très actifs.

Mais c’est aussi un paradoxe : ni les Russes ni plus encore les Ukrainiennes n’ont bénéficié d’un écho, et plus encore d’un soutien, de la part des mouvements féministes occidentaux, voire mondiaux. Il en est d’ailleurs de même en ce qui concerne les organisations politiques, syndicales et associatives progressistes russes, biélorusses et plus encore ukrainiennes, de la part de la majorité des mouvements de gauche occidentaux, voire mondiaux, qu’ils soient « réformistes » ou « radicaux ». Heureusement il y a des exceptions, dont l’auteur de ces lignes est fier d’être partie prenante.

Bernard Dréano
Président du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale CEDETIM. Membre du Comité français du RESU (Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine). Auteur de Jours gris et nuages d’acier sur l’Ukraine, Paris, Syllepse, 2023.
Préface à : Russie : Réfractaires à la guerre d’invasion en l’Ukraine
https://www.syllepse.net/russie-refractaires-a-la-guerre-d-invasion-en-l-ukraine-_r_22_i_1116.html

1. Publié par Desk Russie le 5 décembre 2024. Maksym Butkevytch, militant ukrainien antifasciste et journaliste indépendant, engagé dans l’armée dès février 2022, fait prisonnier en juin et détenu jusqu’en octobre 2024, date à laquelle il est libéré à l’occasion d’un échange. Voir Comité français du RESU, Maksym Butkevytch. Libertaire, antimilitariste, engagé volontaire, prisonnier de guerre, Paris, Syllepse, 2023.

2. Ainsi par exemple, Auprès de ma blonde, chanson de marche, diverses versions de Brave marin revient de guerre, tandis que les plus subversives comme J’avions reçu commandement et bien entendu la Chanson de Craonne, née dans les tranchées de 1914, ou Le déserteur écrit par Boris Vian lors de la guerre française d’Indochine, sont censurées. Voir Marc Ogeret, Chansons contre, Paris, Vogue, 1968.

3. Bosnien signifie citoyen de la Bosnie Herzégovine, indépendamment de son appartenance ethno-confessionnelle serbe-orthodoxe, croate-catholique ou bosniaque-musulman (par exemple le général Divjak, défenseur bosnien de Sarajevo était serbe).