Réseau Bastille article,article-accueil Introduction au débat du 16 décembre, par R. Duguet

Introduction au débat du 16 décembre, par R. Duguet

Qu’est-ce que le mélenchonisme ?

1ère partie

Sommaire :

Dans « le sillon » de François Mitterand…

Le parti de gauche, le Front de Gauche, pour un nouveau front populaire

Les expériences nationales-populistes en Amérique latine et Podemos en Espagne vont modifier la relation de Mélenchon à la stratégie FDG

Victoire et effondrement de Syriza en Grèce

Mélenchon et la défense de la capitulation d’Alexis Tsipras

Mélenchon à l’école de Chantal Mouffe

Du Front de gauche de 2014 à France Insoumise, l’élection de 2017

Le populisme et la question syndicale

Allemagne 2109-2023: montée inquiétante du populisme avec Sahra Wagenknecht et de l’extrême droite

Contre la résistance « armée et non-armée » du peuple ukrainien et pour la défense de la Russie poutinienne

France Insoumise une crise comme les autres ?

Cette brochure numérique répond à une demande des camarades de Bastille visant à ouvrir une discussion sur le mélenchonisme. La période traitée va de la rupture du Front de Gauche en 2014 à la constitution du mouvement France Insoumise en 2016, couvrant son positionnement politique, celui de son principal artisan Jean Luc Mélenchon, sur un calendrier qui épouse les trois élections présidentielles de 2012, 2017 et 2022.

Dans « le sillon » (1) de François Mitterand…

Le mieux est de partir pour introduire de ce que Mélenchon lui-même défend dans une conférence prononcée le10 mai 2021, sur le quarantième anniversaire du 10 mai 1981. Il y retrace le chemin qui a été de son point de vue, celui d’une génération en politique : la mienne, la nôtre, celle qui a eu 20 ans en 1968 et qui a fait ses classes dans la grève générale de 10 millions de travailleurs contre De Gaulle. Elle avait la volonté de « changer la vie ». La reconstruction du nouveau PS en 1971 à Epinay permet en dix ans de donner au pays une majorité politique en 1981. Dans le discours d’intronisation de François Mitterrand, qui déchaîne alors contre lui les tenants d’une droite chassée du pouvoir, on y lit ceci :

« En ce jour où je prends possession de la plus haute charge, je pense à ces millions et ces millions de femmes et d’hommes, ferment de notre peuple, qui, deux siècles durant, dans la paix et la guerre, par le travail et par le sang, ont façonné l’Histoire de France, sans y avoir accès autrement que par de brèves et glorieuses fractures de notre société. »

Cette conférence a pour idée directrice que l’orientation imposée en 1983, avec le tournant de la rigueur et la mise entre parenthèse des réformes, n’était pas inéluctable. « La révolution a été suspendue »… Il récuse la théorie « gauchiste » de la trahison des directions de la classe ouvrière, et il était possible de faire face à la montée du courant libéral au sein de la gauche : en fait, les couches populaires ont laissé faire, habituées à s’en remettre à ceux qui les représentaient, au lieu de contrôler leurs élus et de se mobiliser. Je caricature à peine : le peuple finalement est responsable de ce qui est arrivé. On connaît cette théorie : elle a toujours fait partie de l’arsenal idéologique du stalinisme, le peuple mérite le régime qu’il se plaint de supporter. Tout au long de son propos, Mélenchon va y avoir recours.

Il nous dit qu’il faut comprendre le monde dans lequel nous étions alors : l’URSS et la Chine, plus un certain nombre de petit pays sont régis par la collectivisation des moyens de production. C’est d’emblée la reprise de la théorie de la division du monde en blocs. Aucune analyse du fait que ces régimes, fondés sur des régimes dictatoriaux, étaient très exactement l’inverse de l’émancipation sociale contrôlée par les producteurs eux-mêmes. L’échec historique des régimes staliniens est la brèche dans laquelle s’est engouffrée la vague néo-libérale actuelle. Cette vague ne trouve pas en face d’elle une force capable d’incarner au moins une résistance, sinon une alternative.

Sur la place du PCF sur l’échiquier politique en 1973: leurs militants, dit-il, étaient les plus ardents défenseurs de l’union des forces de gauche, dans la continuité de l’action engagée, à l’issue de la guerre mondiale, par le Conseil National de la Résistance. Le PCF porte le programme de l’Union de la Gauche, tant qu’il reste sur la ligne de l’union. Le parti de Mitterrand l’a ensuite supplanté, parce qu’il a repris le flambeau de l’union. La position qui était celle de Mélenchon sur la nature de l’URSS et sur la fonction des partis communistes en Europe occidentale, dans l’héritage du lambertisme, est un des éléments qui allait lui permettre de construire une gauche au sein du PS : il supplante le CERES de Chevènement ainsi que le courant de Jean Poperen, mais toujours dans l’ombre de François Mitterand.

Vient ensuite une longue énumération de ce que fit la gauche au pouvoir. Bien sûr des mesures positives ont été prises (les 39 heures payées 40, la 5ème semaine de congés annuels, la retraite à 60 ans, l’abolition de la peine de mort…) elles sont le produit d’une montée en puissance des masses contre le régime corrompu de Giscard d’Estaing. Dans ce catalogue, les mesures positives voisinent avec d’autres qui contiennent déjà en germe la soumission à la vague néo-libérale. Par exemple, les lois Auroux qui tracent dès 1982, dans l’esprit du catholicisme social de son inspirateur, le cadre d’un nouveau corporatisme dans les relations capital-travail. Au passage Mélenchon salue la CFDT, qui à l’époque jouait la carte gauchiste contre les confédérations CGT et CGT-FO. Rien n’est dit non plus de sa place dans le combat pour la défense de l’école publique et des lois laïques, au moment de l’épisode de la loi Savary qui avait provoqué l’affrontement des deux France. Pourtant il y avait une majorité laïque dans le PS : elle capitule devant Mitterand, et Mélenchon avec elle. Sur la laïcité ce sera le double langage : défense du projet Savary côté cour, discours laïque vis-à-vis de ses cadres politiques. Mais quand il en vient à parler des nationalisations, on aborde la question centrale du refus de la rupture : les nationalisations ont permis un financement public des pertes pour ensuite privatiser les gains. Elles ne sont absolument pas des mesures anticapitalistes. Elles permettent au capitalisme français de chercher à s’imposer sur le marché mondial. D’ailleurs, Mélenchon ne revendique aucune mesure à caractère anticapitaliste dans son propos.

La question centrale des institutions de la Vème République est largement éludée, et pour cause puisqu’au moment où prononce cette conférence, il reconnait la légitimité de Macron jusqu’en mai 2022 et il se prépare à faire une campagne dans le respect des institutions. C’est comme le paradis dans l’imaginaire catholique, vous aurez la VIème République et la Constituante si vous m’élisez.

Mitterrand avait fondé la Convention des Institutions Républicaines en 1964, petite organisation bourgeoise à la marge du mouvement ouvrier de l’époque, qui globalement reste structuré par la force du PCF. La SFIO ayant sombré dans le soutien à la sale guerre coloniale en Algérie. Il le fait sur la ligne de condamnation des institutions du « coup d’état permanent », reprenant la caractérisation de Marx contre le bonapartisme. Parvenu au pouvoir en mai 1981, il n’a jamais été question pour lui, pour Marchais aussi, de remettre en cause ces institutions. De ce point de vue, les gouvernements présidés par François Mitterrand, allant de contre-réformes en contre-réformes, n’ont été que l’histoire d’une lente décomposition du corps historique de la gauche. La dérive de la social-démocratie, en particulier de la social-démocratie allemande, vers l’Europe néo-libérale, Mitterrand l’a largement accompagnée. Malade et se sachant condamné, il a jeté toutes ses forces dans le soutien au traité de Maastricht. La gauche socialiste soutient. Mélenchon se situe dans le sillage de François Mitterrand et il épingle le traître Hollande : ce dernier devient celui qui a permis la liquidation de la social-démocratie en France. Relecture pour le moins contestable de l’histoire. Les militants qui ont approché de par leur engagement dans le nouveau parti socialiste le personnage de Mélenchon, ont souvent été étonnés par l’admiration sans bornes qu’il portait à François Mitterrand, jusqu’à se déguiser après la mort du maître avec le manteau, l’écharpe rouge et le chapeau.

Le traité européen de 2005 voit se développer une opposition politique au sein même du PS et de l’électorat socialiste qui sera une des composantes de la victoire du non à l’Europe néo-libérale. Des forces se libèrent à gauche du PS pour une recomposition politique. Mélenchon constitue l’association PRS (Pour la République Sociale) en mai 2004, sur une ligne de défense des valeurs républicaines contre le social-libéralisme défendu par la majorité du PS. Une position souverainiste qui n’était pas qualitativement différente que celle défendue par Jean Pierre Chevènement, qui lui cependant prit doublement position contre Maastricht et contre la guerre du Golfe.

Le Parti de Gauche, Le Front de Gauche, pour un nouveau front populaire

En 2012 la candidature de Mélenchon était portée par le Front de Gauche, c’est-à-dire par une coalition de partis et d’organisations allant d’une scission au sein du PS, le PCF puis plusieurs composantes issues de la fin de la LCR puis du NPA. Toutefois il faut ajouter que la naissance du FDG n’a été possible que parce qu’une composante s’est détachée du PS. Une scission réformiste de gauche que l’on peut caractériser ainsi contre un parti qui n’a plus rien de social-démocrate. La dynamique née de la scission répondait à une vraie attente politique. Le courant de Christian Picquet refuse la constitution du NPA et s’inscrit d’emblée comme composante du FDG, il fonde Gauche Unitaire. Initialement fondés en novembre 2011 comme acteurs du Nouveau Parti anticapitaliste, le courant Convergences et Alternative et la Gauche Anticapitaliste, forte d’une surface militante importante, rejoignent le Front de gauche en juillet 2012. Ils participent en son sein à un regroupement qui aboutit en novembre 2013 à la fondation d’Ensemble, dont ils sont, avec d’autres courants de la gauche radicale et écologique co-fondateurs.

Bien sûr la constitution du FDG se cale sur le calendrier électoral : l’accord PG-PCF de 2009 a pour horizon les européennes de juin. Puis il y aura la perspective de la présidentielle de 2012 qui voit le front recruter dans la gauche radicale.

Le programme « l’humain d’abord » se situait sur le terrain d’une résistance aux effets du néo-libéralisme, certes programme modeste en termes de propositions progressistes, mais il répondait à une résistance dans le salariat et la jeunesse qui ne demandait qu’à s’organiser. Avec le FDG, malgré toutes les critiques qui ont été alors portées par les militants contre son caractère de cartel strictement électoral, on était sur le terrain d’une orientation de type front populaire de combat. La candidature Mélenchon, sur la ligne d’une nouvelle république sociale, démocratique et laïque, ouvrant la perspective d’une Constituante et d’une VIème République, enthousiasme. Il avance même la question de la révocabilité des élus. Il surprend tous les partis traditionnels en commençant sa campagne dans la rue par une manifestation massive, le 18 mars à la Bastille, jour anniversaire de la Commune de Paris. Le drapeau est rouge. S’inspirant de la déclaration des droits de l’homme de 1793, il proclame le devoir de l’insurrection sociale, quand le gouvernement met en cause les droits du peuple souverain.

Les 12% du score à l’élection confortent les milliers de militants qui ont porté la campagne : enfin il est peut-être possible de dégager une voie qui nous sorte de la nécessité du vote utile à gauche. Les journées d’étude du Front de Gauche à Grenoble durant l’été 2012 regrouperont pas moins de 3000 militants, le PCF plafonnant à 600. La revendication venant des militants d’une organisation démocratique à la base se heurte à la direction : les limites étaient fixées par le fait que les deux forces principales, le PG et le PCF, n’acceptaient pas que les unités politiques puissent s’organiser sur la base 1 citoyen = 1 voix. Les partis ne peuvent être que des forces de proposition. La période qui suivra 2012 sera celle du renforcement de la cartellisation du Front.

L’élan donné par la constitution du Parti de Gauche le 1er février 2009 pour les militants qui le rejoignent et qui attendaient depuis longtemps cette fracture dans le Parti Socialiste se heurte en quelques semaine à la question de la démocratie. Il est co-fondateur du Parti avec Marc Dolez, qui est député du Nord et premier secrétaire d’une fédération évoluant sur la gauche du PS et de son courant Forces Militantes, lequel a fait une magnifique campagne en 2005 pour le non-socialiste au néo-libéralisme. Il faut faire vite : le NPA est sur les fonds baptismaux. En fait Mélenchon considère la naissance du PG comme un coup manqué : il pensait que son dégagement du PS emporterait une partie de son appareil ; il se trouve confronté à des militants issus des couches militantes de la gauche radicale et qui veulent un parti démocratique. Quelques semaines après le meeting de proclamation du parti, il déclare devant un parterre de journalistes : « J’attendais les socialistes, je me retrouve devant une bande de gauchistes ! » Dans un temps très court le PG est vidé de sa substance militante. Le PG aura été le parti politique le plus antidémocratique qui soit dans la gauche radicale, le PCF au passé pourtant si lourd, faisant figure d’enfant de chœurs. La loubianka mélenchonienne (exclusions, mise sous tutelle des fédérations récalcitrantes, mises à l’écart des postes de responsabilité pour ceux qui déplaçaient des virgules dans les textes d’orientation) a fonctionné à plein régime.

Mélenchon casse toute velléité d’expression démocratique, tout ce qui peut ressembler à l’émergence d’un « centrisme de gauche », pour reprendre la caractérisation de Léon Trotsky. Il ne sera pas Marceau Pivert. D’ailleurs il est déjà sur autre chose : les processus révolutionnaires frappent à la porte en Grèce et en Espagne…

Les expériences nationales-populistes en Amérique latine et Podemos en Espagne vont modifier la relation de Mélenchon à la stratégie FDG

A partir du 15 mai 2011 va se développer en Espagne le mouvement des indignés, traduisant une offensive de la classe ouvrière et de la jeunesse paupérisée contre la politique de la droite et de la gauche : le projet mouvement Podemos va surfer sur cette vague et porter le projet de « convertir l’indignation en changement politique ». Son Manifeste est publié le 14 janvier 2014 par une trentaine d’intellectuels et de militants : Pablo Iglesias en est issu, s’y ajoute un des leaders de la gauche anticapitaliste, Errejon et des représentants du mouvement pour la santé et l’éducation publique. Juan Carlos Mondenero le présente lors d’un meeting public le 17 janvier comme un mouvement politique qui prolonge le mouvement social : « Si les marées citoyennes ont agité le monde du travail, nous voulons agiter le monde politique »… Le 2ème groupe important dans la fondation de Podemos est Izquierda anticapitalista, section de la 4ème internationale, celle à laquelle appartient l’ex-LCR française, courant qui avait fait scission de izquierda unida en 2008 : cette composante militante jouera un rôle important dans la formation des cercles locaux de Podemos.

Les promoteurs de Podemos ont appris des expériences latino-américaines que « la différenciation gauche/droite était épuisée et (qu’ils étaient incapables) de construire une majorité sociale avec ce discours. Il y a un ennemi qui est en train de voler la démocratie, là-bas c’étaient les Etats Unis et ici c’est le modèle néo-libéral ». Tout de suite on bascule dans une conception qui n’est plus fondée sur la lutte des classes mais dans le campisme. Le projet est inspiré des expériences latino-américaines. C’est l’époque où Jean Luc Mélenchon passe ses vacances en Amérique latine, chez Evo Morales ou Ugo Chavez. La ligne est donnée : s’appuyer sur la bourgeoisie nationale.

Podemos va apparaître comme la traduction électorale du mouvement des indignés : « Convertir l’indignation en changement politique » D’emblée il y a de profonds désaccords sur le rapport au politique. Le mouvement des indignés fonctionnait sur la base de la convocation des assemblées populaires : il ne passe pas par la voie électorale mais par celle de l’expérimentation sociale et de la prise en charge par les citoyens mobilisés pour affronter les questions d’urgence sociale. Revendiquer un droit au logement par exemple, mais aussi forger une contre-culture pour faire la démonstration que la société peut fonctionner autrement. Les uns veulent intervenir en direction des élus, les autres veulent mener leur propre combat en dehors du calendrier électoral. Plusieurs expériences sont faites en ce sens, mais le groupe qui anime Podemos finit par imposer que le changement passe par la voie institutionnelle. Une enquête réalisée en 2011 indique que la méfiance à l’encontre du système des partis est majoritaire mais en fait, à l’étape actuelle du processus révolutionnaire, les indignés aspirent à une démocratisation pour orienter les partis vers l’intérêt public. La question de la représentation n’est pas majoritairement rejetée.

Au niveau des cercles locaux, apparaissent les experts qui établissent un programme, mais après les cercles n’ont plus à donner leur avis. L’obsession de gagner par les institutions conduit à privilégier le leadership du chef et à diminuer le pouvoir des militants.

Héloïse Nez explique : « Podemos est bien devenu un nouveau parti politique, qui s’inscrit dans les règles du jeu de la démocratie représentative. Il est peu probable qu’il échappe à la loi « d’airain de l’oligarchie », selon laquelle les organisations politiques se bureaucratisent à mesure qu’elles se développent et que leurs dirigeants acquièrent des savoir-faire spécifiques. Une élite est bien en train de se former au sein de Podemos, et elle se confronte de plus en plus aux militants des cercles, qui ont tendance à déserter l’organisation faute de pouvoir avoir un impact sur les décisions prises. »(4)

A la caractérisation de cet auteur, il faut ajouter que Podemos continue à se situer, comme la vieille gauche espagnole dans le respect des institutions franquistes.

Victoire et effondrement de Syriza en Grèce

Le mouvement Syriza ou coalition de partis de gauche et d’extrême gauche, fut fondé en 2004. L’association PRS (Pour la République Sociale) dirigée par Jean Luc Mélenchon nait elle aussi en mai 2004. Elle se positionne à l’extérieur du PS comme association d’éducation populaire, en fait sélection de cadres militants sur une ligne rassemblement de la gauche radicale contre les dérives de la social-démocratie, tout en se maintenant dans le PS.

En 2015 la défaite du gouvernement d’Union Nationale d’Antonis Samaras (Nouvelle Démocratie) et d’Evangelos Venizelos (PASOK) est une victoire des forces sociales qui se sont constamment mobilisées depuis 2010 contre les accords passés par la bourgeoisie grecque avec la troïka (BCE, UE, FMI), imposant au pays une politique d’austérité brutale. Syriza est l’expression de cette recherche d’une solution politique nouvelle pour gouverner le pays sur une autre orientation économique : le programme de Thessalonique est un accord entre les forces du Front autour des revendications immédiates dès la prise du pouvoir. Le coup de tonnerre de la victoire de Syriza en Grèce tombe sur la tête des dirigeants européens. Victoire perçue à l’échelon international, par les regroupements Front de Gauche en France mais aussi au Portugal, par tous ceux qui cherchent la voie de la résistance contre l’austérité et le néo-libéralisme.

En Grèce qui doit gouverner le pays ? Le néo-libéralisme et la politique austéritaire qui l’a ruiné ou les forces sociales qui ont permis cette victoire ? Angela Merkel qui défend les intérêts des rentiers allemands et l’ensemble des dirigeants européens ont d’emblée annoncé la couleur : la dette doit être honorée ! Si le gouvernement d’Alexis Tsipras veut répondre, y compris aux revendications les plus immédiates, qui ne sont pas particulièrement révolutionnaires (le SMIC à 750 euros, le service de santé gratuit, le remboursement de ce qui a été indument volé aux retraités ou aux salariés…), comment cela est-il possible si le pays reste dans le carcan de l’Union Européenne. Le nouveau gouvernement grec est donc devant une alternative redoutable, ou il continue à négocier avec ce qu’exige la troïka, et il perdra l’appui des couches sociales qui l’ont porté au pouvoir, ou il s’appuie sur ces couches et entame le bras de fer avec le néo-libéralisme. Peut-il le faire seul dans les frontières nationales de la Grèce ? Bien évidemment, non ! La question du lien à l’international est posée, notamment avec le Podemos espagnol et au-delà avec ceux et celles qui emprunteront le même chemin en France ou en Irlande… La gauche radicale française, va-t-elle rompre avec l’Union Européenne ou s’en remettre à l’horizon borné des élections européennes ?

La deuxième leçon à retenir des élections grecques, c’est l’effondrement du PASOK. Alors qu’il recueillait encore 44% des suffrages en 2009, il tombe à 4% et obtient 13 sièges dans l’assemblée nationale. Le PASOK paie ainsi l’addition d’une politique liée entièrement aux intérêts de l’oligarchie financière européenne et des accords avec les partis de droite. Voilà l’avenir qui attend le PS français. Quant au KKE, il bénéficie de la vague qui porte Syriza et se maintient à 5,6% mais sur une ligne traditionnelle de refus de tout accord avec ce qu’il analyse comme une résurgence de la social-démocratie. La direction de Tsipras ne se battra pas pour contraindre le KKK à l’unité. Dans cette faille les néo-nazis d’Aube dorée arrivent en 3ème position, devant les libéraux de To Potami à 5,69%. Les positions de To Potami sont celles d’un parti bourgeois souverainiste comparable à celles en France d’un Jean Pierre Chevènement ou Nicolas Dupont Aignan. Mais le choix du dirigeant Tsipras de faire alliance d’emblée avec To Potami sera fatale pour les forces de la recomposition. Plusieurs députés de Syriza ont posé la question d’une ouverture en direction du KKE, de mettre ce dernier en face de ses responsabilités et de faire l’unité au moins sur le programme minimum de Thessalonique. La défaite infligée au PASOK n’empêche pas Jean Christophe Cambadélis, premier secrétaire du PS français, non seulement d’en minimiser la portée mais encore d’associer le PASOK à la victoire de la gauche.

Mélenchon et la défense de la capitulation d’Alexis Tsipras

Jean Luc Mélenchon a rédigé un billet sur son blog politique en date du 26 février2015 approuvant les accords que le gouvernement grec vient de passer avec les tenants de l’Eurogroupe : il y a une constante dans ce texte, c’est une invective contre la gauche de Syriza, et contre ceux et celles qui dans la gauche radicale française seraient tentés d’oser mettre en cause les accords de Tsipras. Citons quelques passages :

« Maintenant nous entrons dans une bataille de propagande contre la Grèce de Tsipras. Une troupe composite de droitiers écumant de rage, de gauchistes toujours prompts à excommunier qui ne se plie pas à leurs mantras abstraites, et d’ancien gauchistes pour qui l’échec des autres doit justifier leur propre mutation libéralo-libertaire, se coalisent pour chanter sur tous les tons la « capitulation de Tsipras ».

Que dis-je : « la première capitulation » comme titre « Médiapart ». Car bien-sûr, il y en aura d’autres ! C’est acquis d’avance ! Il est temps de se démoraliser promptement ! Il est juste de rentrer à la maison, de ranger les banderoles pour en faire des mouchoirs, d’éteindre les lampions et de se couvrir la tête de cendres froides… »

Ou encore :

« …L’idée est d’humilier la Grèce et de présenter son gouvernement comme traître à son peuple. Que le traité d’armistice ne soit pas à notre goût, cela va de soi. Pour autant, faut-il aboyer avec la meute et nous transformer en procureurs ? Faut-il ne tenir pour rien qu’en pleine Europe de l’austérité et dans un pays martyr une liste de « réformes progressistes » soit maintenue ?… »

Alors que Mélenchon minimise l’opposition à Tsipras (« des gauchistes toujours prompts à excommunier »), le militant gréco-français Stahtis Kouvelakis informe alors que la contestation au sein du groupe parlementaire dépasse de très loin ce que représente la plateforme de gauche, regroupement de deux courants anticapitalistes, DEA et APO. Ce sont quatre ministres qui s’opposent à Tsipras et une trentaine de députés.

Mélenchon appuie l’accord de soumission « à l’ombre de la bourgeoisie » (2) qu’est le petit parti nationaliste To Potamos contre un mouvement de fond dans Syriza et dans le peuple grec : Tsipras s’engage à renoncer au programme de Thessalonique : ne pas « supprimer les privatisations qui ont été parachevées », annuler l’engagement électoral clair de rétablir le salaire minimum (751 euros) et enfin pas question de toucher à l’appareil bancaire et de faire une réforme fiscale.

Entre la Grèce et l’Espagne, entre la faillite du Front de Gauche grec et l’émergence de Podemos, Mélenchon a choisi une politique qui n’est pas seulement nationale mais européenne. Pour lui, c’est ce mouvement profond dans la société espagnole qui permet, lorsqu’il s’exprime dans des élections, de ravir le drapeau des mains d’Izquerdia Unida, un cartel électoral du type du Front de Gauche, au profit du populisme. Il écrit :

« En réalité l’Espagne tranche une question pendante dans toute la recomposition en Europe. Elle ne la tranche pas définitivement ni pour tout le monde en tous lieux et toutes circonstances. Mais elle répond à sa façon à une question posée partout : pour construire un pôle alternatif, faut-il faire un cartel de partis destiné à plus ou moins long terme à fusionner sur le mode Die Linke ou Syriza ? Ou bien un mouvement global, inclusif de toutes les formes de participation individuelle ou collective sur le mode Podemos. »

Mélenchon se met à l’école de Chantal Mouffe

Au-delà de l’expérience FDG, Mélenchon va aller chercher ses références doctrinales chez les fondateurs latino-américains du populisme dit de « gauche », Ernesto Laclau (1935-2014) qui avait soutenu le régime bonapartiste de Juan Péron en Argentine ; sa femme Chantal Mouffe (née en 1943), qui vient des universités catholiques de Louvain, Paris et Essex et qui soutiendra le régime cubain de Castro. Le livre-manifeste « Hégémonie et perspectives socialistes », co-écrit avec Ernesto Laclau est publié en 1985.

Un journaliste de Figarovox l’interroge le 11 avril 2017. L’interview a le mérite d’être d’une grande clarté, contrairement à son livre, et de dégager une synthèse. Elle résume « le populisme de gauche » en cinq points fondamentaux :

1)Sur la place de la classe ouvrière :

« Dans Hégémonie et stratégie socialiste, nous développions également l’idée qu’un projet socialiste ne peut consister uniquement dans la défense des intérêts de la classe ouvrière. A côté de la demande de justice sociale légitime, il y a toute une série d’autres demandes démocratiques qui ont à voir avec des antagonismes qui ne sont pas situés au niveau de l’économie : la lutte contre le racisme et le sexisme notamment. Il est nécessaire d’articuler ces différentes demandes. C’est pourquoi nous proposons de reformuler l’idéal socialiste en termes de radicalisation de la démocratie. Il faut étendre l’idéal démocratique à toute une série de domaines qui avant n’étaient pas conçus comme étant politiques. Pour autant, il n’a jamais été question d’abandonner les classes populaires ou de troquer le social contre le sociétal. »

Ce qui est rejeté dans ce paragraphe c’est le fait que dans le rapport social capital-travail, la classe ouvrière est révolutionnaire, non en fonction de quelque idée d’une fin mystique de l’histoire, mais parce qu’elle la seule classe de la société bourgeoise en capacité de dépasser le rapport capital-travail et donc d’émanciper l’humanité du travail salarié. Si on passe par-dessus bord cette idée fondamentale du matérialisme historique, la défense de la classe ouvrière étant un élément parmi d’autres, il n’y a plus de fil conducteur, il n’y a plus de classes sociales qui se disputent la scène de l’histoire des hommes.

Petit rappel historique : en 1931 Marcel Déat (5), Adrien Marquet, député-maire de Bordeaux, Gilbert Montagnier publient un livre intitulé « Perspectives socialistes » dans lequel ils affrontent la direction de la SFIO et qui servira de base idéologique pour constituer le courant néosocialiste ; madame Mouffe n’est pas particulièrement innovante : Déat explique que la classe ouvrière n’est qu’un élément parmi d’autres pour constituer « le front du peuple ». Ce n’est plus le mouvement ouvrier qui est la locomotive de l’histoire, c’est la capacité du « socialisme » à changer la donne en utilisant les structures de l’Etat… Lorsque les nazis prennent le pouvoir en 1933, ils sont chassés du parti à la suite du combat mené par l’aile gauche Pivert-Ziromski : ils finiront chez Pétain.

2)La faillite de la social-démocratie,

voit les masses désorientées se tourner vers les mouvements populistes. Il faut se situer sur le même terrain que les populistes, en traçant le chemin d’un « populisme de gauche ». Ainsi dit-elle :

« Un « nous » se définit toujours par rapport à un « eux ». Mais le « eux » n’est pas obligatoirement « les immigrés ». Il peut être tout autre à commencer par les forces du néolibéralisme. La différence fondamentale entre populisme de gauche et de droite est la nature du « eux ». Dans tous les cas, le « nous » et le « eux » ne sont jamais la représentation d’intérêts qui existent déjà. Podemos l’a très bien compris et ne s’adresse pas uniquement aux gens qui votent ou se reconnaissent dans la gauche. Le mouvement cherche également à convaincre les électeurs du Parti populaire, à créer une volonté collective, un « nous » qui serait de nature transversale. »

La démarche est uniquement pensée en termes de représentation électorale dans les institutions actuelles, ici on court après les voix du Parti Populaire espagnol, en France après celles du FN.

3) Avec le populisme de « gauche » on entrerait dans l’ère de la post-démocratie.

« Je suis en désaccord profond avec ceux qui considèrent que l’électorat du FN est perdu car intrinsèquement « raciste » ou « sexiste ». Il faut se demander pourquoi ces électeurs se reconnaissent dans le FN. Selon moi, l’abandon des classes populaires par la social-démocratie explique le succès des populismes de droite. Les sociaux-démocrates ont accepté la thèse selon laquelle il n’y a pas d’alternative à la société néolibérale. S’il n’y a pas d’alternative, cela signifie que les décisions à caractère politique ne sont pas vraiment politiques, mais techniques et doivent être résolues par des experts qui organisent le statu quo. C’est ce que j’appelle la post-politique. »

Qu’est-ce que la post-démocratie ? L’incapacité de la social-démocratie de répondre aux aspirations d’un peuple se dépasse par un régime où la démocratie par délégation, c’est-à-dire le droit pour le peuple souverain, d’élire ses représentants, est remplacé par des experts. Avec cette notion on est au cœur du corporatisme, de l’association capital-travail. Ce n’est pas franchement une idée nouvelle.

Deuxième rappel historique : au moment où se développait le combat des néosocialistes dans la SFIO, un deuxième réseau autour de la revue « Révolution constructive », animé par l’historien Georges Lefranc, défend l’idée d’un état fondé sur la compétence des experts. En 1931 se fonde un troisième réseau, le courant X-Crise ou « planisme des ingénieurs ». Ses fondateurs Gérard Bardet et André Loizillon associent des personnalités issues de polytechnique pour trouver des solutions aux problèmes économiques des années 1930. Les planistes ne se réunissent pas seulement entre experts mais vont jouer un rôle incontestable dans la superstructure politique, multiplier des liens avec des hommes politiques appartenant aussi bien aux courants de gauche que de droite, et jusqu’à l’extrême droite maurrassienne. On retrouve là l’idée populiste classique, ni droite ni gauche, mais un glissement vers un Etat autoritaire qui met au rencart le parlementarisme.

4)La référence à la nation chez un peuple est déterminée par un « affect » état d’esprit correspondant à la manifestation des émotions, des sentiments, de la motivation, écrit le dictionnaire -ou par « un investissement libidinal très fort ». Voilà la psychanalyse freudienne appelée au secours !

« Je défends l’idée d’un patriotisme de gauche car je crois qu’il y a un investissement libidinal très fort dans l’identité nationale. Il faut en tenir compte. C’est une erreur de diaboliser la nation ou d’en faire un instrument fasciste. J’ai souvent été critique d’Habermas qui préconisait d’abandonner l’identité nationale au profit d’une identité post-nationale européenne. J’ai toujours pensé que c’était impossible car l’identité nationale est trop importante pour les gens. L’erreur de toute une partie de la gauche est de penser que l’attachement à la nation conduit nécessairement à des formes négatives de nationalisme. Je considère au contraire que cet attachement peut être mobilisé d’une manière tout à fait progressiste. »

Ici la nation se fonde sur des notions complètement subjectives, totalement opposées à la conception républicaine : ainsi le bourgeois libéral Ernest Renan explique dans une célèbre conférence prononcée en Sorbonne en 1976 ceci : la nation ne se fonde pas sur la religion, même si celle-ci peut avoir une influence sur la vie sociale d’un peuple ; elle ne se fonde pas sur la langue, même si celle-ci a une importance dans l’unification d’un peuple parlant plusieurs langues ou dialectes ; elle ne se fonde pas sur le cours des fleuves et les paysages divers, même si la géographie implique des références culturelles différentes ; elle ne se fonde pas plus sur la race et la couleur de peau, même si l’origine ethnique importe des coutumes diversifiées. La nation se fonde sur un groupe d’hommes et de femmes qui ont librement choisi de vivre ensemble en se fixant des règles, par la démocratie…

La nation de Chantal Mouffe, c’est celle de Maurice Barrès, pas celle de Jaurès ! L’affect c’est le « rapport charnel » avec sa patrie que Mélenchon revendique dans plusieurs entretiens.

5) Si la post-démocratie c’est la politique faite par des techniciens spécialisés ou experts, la pierre angulaire ne repose plus sur des instances élues mais sur un principe régulateur. Elle déclare :

« Dans la mesure où le peuple est hétérogène, il faut un principe articulateur pour le fédérer. Dans la plupart des cas, la personne du leader joue un rôle important. Elle permet au ‘nous’ de se cristalliser autour d’affects communs, de s’identifier à un signifiant hégémonique. Dans certains cas spécifiques, une lutte concrète peut suffire comme ce fut par exemple le cas pour le mouvement Solidarnosc en Pologne. La lutte dépassait largement la personne de Lech Walesa. Mais dans la majorité des mouvements politiques importants qui ont existé, le leader a toujours été déterminant. Leader charismatique ne veut pas nécessairement dire leader autoritaire. Dans le cas de Pablo Iglesias, son leadership n’est pas incompatible avec une importante démocratie interne. »

Chantal Mouffe a beau apporter des bémols en disant que la vie interne de Podemos reste démocratique. Sans doute au début, puisque ce parti est issu du mouvement révolutionnaire des indignés. Il est difficile de tirer un trait sur sa base sociale, même si une partie de sa direction autour d’Íñigo Errejón explique que Podemos n’est pas le parti des Indignés et qu’il défend la post-démocratie du règne des experts.

Du Front de gauche de 2014 à France Insoumise, l’élection de 2017

A l’automne 2014, soit après le score de 12% dans la présidentielle, Mélenchon change totalement d’orientation. Lors de la réunion des délégués du FDG tenue à la mairie de Montreuil en octobre il fait un discours sur le thème : « nous allons fédérer le peuple ». Je vois encore les visages médusés de Marc Dolez, cofondateur du PG, de Christian Picquet de la Gauche Unitaire, de militants du PCF… Finie l’internationale et le drapeau rouge, il amorce une évolution vers le populisme qui traduit son adaptation aux institutions de la Vème République : désormais, il y a le guide dans son rapport direct avec le peuple et le retour à la Nation. Ce paravent idéologique, jamais modifié depuis, a été codifié dans le livre « l’Ere du Peuple », texte programmatique écrit durant l’été 2014, où la Révolution citoyenne se substitue à la révolution prolétarienne, la nation à la classe. Mélenchon ne peut plus être caractérisé aujourd’hui comme un réformiste de gauche, que des révolutionnaires peuvent soutenir dès lors où il a la volonté d’appliquer les réformes de son programme, mais comme un populiste candidat au poste de Bonaparte dans les institutions d’une Vème république finissante. Même critique pour la perspective de la Constituante : c’est le président qui l’octroie au peuple. Mieux les constituants sont tirés au sort, de quoi faire se retourner dans sa tombe l’abbé Sieyès.

Il souligne qu’à l’ère du néo-libéralisme « l’oligarchie économique » fait passer sa politique sur le corps des Etats-Nations. Dans la même séquence historique on voit des militants issus du lambertisme, Jacques Cotta et Denis Colin de La Sociale évoluer vers le souverainisme. Dans la présidentielle de 2022, s’ils n’appellent pas à voter FN, cela sous-entend qu’ils le feront. Après l’expérience du Front de Gauche, Mélenchon ne pose plus les problèmes en termes d’affrontement gauche-droite. Comment peut-on continuer à être l’aiguillon de la « social-démocratie » quand celle-ci finit par faire mieux que la droite contre le salariat ? Question légitime bien sûr, mais l’alternative proposée ne l’est pas…

…Le nouvel évangile populiste réduit les rapports sociaux à un conflit entre l’oligarchie et le peuple. En raison même de la logique imposée par les institutions, une oligarchie politique s’est formée, qu’elle ait une coloration à droite ou à gauche. Les appareils politiques, et particulièrement le PS, se sont fossilisés autour des écuries présidentielles. Le corpus idéologique de la gauche s’est totalement effondré : il n’y a pas plus de vrais débats politiques dans les appareils de gauche. Le débat, lorsqu’il a lieu, se place dans un champ, l’associatif, le réseau ou le club, qui n’a plus de prise réelle sur la chose publique.

A ce point du raisonnement, Mélenchon chemine vers son Bad Godesberg (3). Un peuple n’est pas un corps chimiquement pur qui aurait la vertu de devenir soudain le souverain. Il est constitué de classes sociales, c’est-à-dire de groupes d’homme et de femmes jouant dans la production du travail social un rôle particulier. C’est le critère de classe qui est abandonné au bénéfice de l’Etat Nation. Rappelons que le nationalisme intégral de Maurras, dont les institutions de la Vème République sont l’enfant légitime via le général De Gaulle, se fonde sur l’opposition « entre le pays réel et le pays légal ».

Nous sommes renvoyés à une conception du peuple qui est abstraite, réduite à l’essence strictement électoraliste du citoyen. Ce qui conduit l’auteur à ne pas partir en fait du rôle objectif et nécessaire du salariat révolutionnaire dans le processus constituant. Il écrit : « le peuple est constituant ou il n’est rien. Comme Marx disait du prolétariat qu’il était révolutionnaire ou bien qu’il ne serait rien. » Je vois mal comment aujourd’hui un mouvement constituant peut monter en puissance s’il ne s’appuie pas sur ceux qui peuvent reconstruire la société sur d’autres bases économiques que celles du capitalisme agressif que nous subissons et qui pose aujourd’hui sur l’écologie la question de la survie de l’espèce humaine. Et là, à divers endroits de l’ouvrage, qu’il s’agisse de l’éco-socialisme ou d’autres problèmes particuliers évoqués, jamais on n’aborde la question de la propriété des moyens de production : on produit des objets de consommation pourquoi ? Pour enrichir les actionnaires et les banquiers ou pour satisfaire les besoins fondamentaux de l’humanité ? Qui doit gouverner : le salariat ou les actionnaires ? L’ingénieur, l’ouvrier qualifié, le technicien ou le banquier ? Un seul exemple : la production de CO2 qui asphyxie la planète et met en cause l’écosystème. Peut-on penser une seule minute qu’il est possible de produire un véhicule propre, fonctionnant à l’hydrogène, voire même à l’air comprimé, sans toucher à la propriété privée des moyens de production ?

De cette impasse sur la question de la propriété résulte toute une série d’autres points : l’opposition entre le lieu où se manifeste la révolution citoyenne, la place publique de la cité d’une part et l’entreprise d’autre part. La forme moderne de la « révolution socialiste » serait alors la révolution citoyenne.Ce qui est assez curieux de noter, c’est lorsque l’auteur prend des exemples concrets, pour confirmer sa thèse de départ, on peut parfaitement lui opposer l’inverse à partir de sa propre démonstration. L’auteur prend l’exemple du processus révolutionnaire en Tunisie qui allait chasser Ben Ali et dit : en fait ce sont les syndicalistes de l’UGTT qui encadrent le mouvement social qui débouche sur les places publiques. Donc c’est le salariat qui engage le processus constituant : qu’exprime le mouvement des syndicalistes du mouvement ouvrier tunisien, sinon qu’ils sont à ce moment précis la classe qui entraine le corps social tout entier ? Toutefois, dans tout processus de ce type, les forces réactionnaires jouent leur partie. C’est en fait un parti islamiste dit « modéré » qui sortira électoralement victorieux de la première étape de la révolution tunisienne. Ce qui pose un autre problème : si dans les révolutions actuelles, le salariat est le seul corps social en capacité de reconstruire la société sur d’autres bases, son seul mouvement ne suffira pas à émanciper la société du capitalisme pourrissant. Il a besoin d’une représentation.

En fait la ligne nationale-populiste appliquée pour l’élection présidentielle de 2017, en bleu-blanc-rouge avec interdiction de l’Internationale et du drapeau rouge, est une défaite politique. La confiance qui est encore donnée au candidat, après les fortes mobilisations contre la loi néo-libérale El Khomeri, cassant le code du travail, est un effet différé dans l’élection présidentielle de ce combat. Certes elle se confirme par un score à hauteur de 19,60%, qui amplifie celui de 2012, 12%. Ceux et celles qui ont soutenu la candidature de Mélenchon sont restés sur la logique de 2012. Pour eux France Insoumise c’est une gauche radicalisée. Rappelons que Benoit Hamon fait 6,4%. La ligne bonapartiste contre les partis, les polémiques insultantes contre le PCF et la gauche du PS conduisent à la défaite. Les chiffres parlent : il pouvait au minimum être au second tour sinon gagner l’Elysée.

Mélenchon a-t-il donc la volonté de prendre le pouvoir en s’appuyant sur le besoin de représentation, donc sur la démocratie, non ! France Insoumise c’est la dissolution dans l’Etat gazeux ! Il veut prendre le pouvoir dans la Vème République, ce qui n’est pas du tout pareil.

Le populisme et la question syndicale

La lutte contre la loi El Khomri a mis en lumière la dérive droitière de la direction de France Insoumise sur la question syndicale. La conception qu’a aujourd’hui Mélenchon de la place des organisations syndicales dans le combat social est en contradiction flagrante avec la position qui a été la sienne de 1976, date de ses premières prises de responsabilité au sein du parti de François Mitterand, jusqu’à son départ du Front de Gauche en 2014.

Rappelons brièvement le contenu de la loi : les accords nationaux interprofessionnels et les conventions collectives de branche disparaissent dans son projet de société. Un droit du travail par entreprise s’appliquera : durée du travail, les repos et les congés, droits et libertés dans l’entreprise, le contrat de travail, le droit disciplinaire, la rupture du contrat de travail, les prud’hommes, les représentants du personnel, les syndicats, la négociation collective, les conflits collectifs… Il s’agit de donner une « autonomie » complète aux employeurs qui consultent et négocient quand ils ont décidé de le faire. Le MEDEF réclame de pouvoir licencier quand il le veut. Le refus du salarié d’accepter telle ou telle disposition concernant ses droits en entreprise entraîne son licenciement avec impossibilité de saisir les prud’hommes. La loi Macron met un point final aux principes du droit social, tels que ceux-ci étaient sortis des rapports de force entre le mouvement ouvrier et le capital à l’issue de la seconde guerre mondiale.

Sur la résistance à El Khomri, le front syndical est totalement éclaté du fait de la division des confédérations : la CFDT de Laurent Berger et la direction FO de Jean Claude Mailly négocient dans le cadre de la loi. La CGT oppose la stratégie perdante des journées d’actions. Maillys désavoue les Union départementales-FO qui, comme à Paris, ont manifesté fin juin aux côtés de la CGT, de la FSU et de Solidaires en les présentant comme des initiatives « isolées », alors qu’il y a une vraie opposition dans cette confédération à la loi Macron. Cette tentative d’accrocher la CGT-FO à la politique de Macron voir monter une opposition parmi les syndicats et les militants : un militant ou adhérent FO normalement constitué voit là une position diamétralement opposée aux principes qui, historiquement, ont constitué la spécificité de la confédération : une centrale réformiste attachée à la négociation salariale nationale et par branches professionnelles, la loi venant concrétiser l’accord entre le patronat et la classe ouvrière… Le POI, qui depuis les gilets jaunes fait mouvement vers la France Insoumise, est devenu avec le temps l’infanterie de l’appareil confédéral. Contre Mailly se constitue une opposition de plusieurs UD, dont celle en particulier du Finistère.

Le rôle d’un mouvement politique n’était-il pas de faire ce qu’il pouvait, avec ses moyens, d’agir pour l’unité et le retrait des ordonnances. Le salariat n’a pas suivi la stratégie presse-bouton du leader de la France Insoumise et ses appels à la jeunesse scolarisée de se mettre en mouvement sont restés lettre morte. Au lieu de cela, le leader de France Insoumise, pourfend la charte d’Amiens qui, de son avis, est aujourd’hui dépassée : « Le dogme du mouvement social indépendant de la politique a montré sa limite ». Ceux qui ont voté la charte étaient des militants qui œuvraient pour l’unification du prolétariat comme classe dans une centrale unique et démocratique – la vieille CGT se définira comme telle – et qui militaient pour la grève générale révolutionnaire. Rappelons qu’à la veille de la guerre, même les social-démocraties allemandes et françaises, partis les plus puissants de l’internationale ouvrière, reprenaient à leur compte la perspective de la grève générale révolutionnaire. En fait, pour les syndicalistes ouvriers, il s’agissait de tracer une délimitation politique avec le réformisme parlementaire et de laisser libre le syndicat de mener sa lutte des classes comme il l’entend, y compris par des moyens révolutionnaires. Rappelons que l’aile prétendument marxiste de Jules Guesdes du parti socialiste était contre la grève générale !

Pourquoi Jean Luc Mélenchon s’en prend-il aujourd’hui à la Charte d’Amiens ? Il revendique le droit pour les responsables politiques, amis du mouvement social, de dire ce qu’ils pensent de ce qui se fait. Il réclame de discuter sur un pied d’égalité avec les syndicats de l’élaboration de la stratégie devant être mise en œuvre. Il demande que la FI soit un interlocuteur à part entière, et ait une partie du pouvoir décisionnel.

C’est un tournant politique dans son itinéraire, aussi important que celui pris au moment où il quitte le Front de Gauche ainsi que la direction du PG. Depuis son départ du Parti socialiste, il n’avait eu de cesse d’affirmer qu’il se gardait bien de commenter publiquement la stratégie des organisations syndicales. Durant la mobilisation contre la réforme des retraites de 2010, sollicité par un journaliste d’Orange qui lui demandait s’il appelait à la reconduction de la journée de grève du mardi 12 octobre 2010, il répond : « Je n’appelle à rien du tout, ce sont les travailleurs qui décident, et cela ne peut pas être quelqu’un d’autre qu’eux dans leur section syndicale et sur leur lien de travail. Nous on soutient ». Leader du Front de gauche, et dans le prolongement alors de sa position de social-démocrate de gauche, il défend le rôle des organisations syndicales dans ce combat. Sur la radio RMC, il rappelle ce que doivent faire les mouvements politiques sympathisant avec la lutte menée : « Les syndicats derrière lesquels je me range sans conditions organisent la résistance sociale. Et nous nous essayons de contribuer avec nos modestes moyens à la réussite des journées de mobilisation ». Interrogé par Jean Jacques Bourdin, lui demandant s’il appelle à la grève reconductible, il répond : « Je m’interdis de dire ce que je préfère. J’ai un avis, c’est que les syndicats savent ce qu’il faut faire. Je ne suis pas dirigeant syndical ». Puis il ajoute : « Je m’en tiens à ce que j’ai toujours dit, à savoir que le Charte d’Amiens voté par le syndicat à l’époque unique CGT prévoyait une séparation du politique et du syndicat. Je dis que je soutiens les syndicats, et que je propose donc un référendum en tant que responsable politique ».

Pourquoi un tel changement d’orientation ? Pourquoi maintenant ? Qu’est-ce que cela révèle ? La réponse se trouve fondamentalement dans le glissement progressif vers les positions populistes. L’utilisation d’une certaine mise en cause gauchiste, dont il joue habilement, des directions confédérales ne doit pas faire illusion. Il considère que les « corps intermédiaires », concept repris à la doctrine sociale de l’Eglise, est un obstacle à la « fédération du peuple ». Le rapport du « leader charismatique » (Chantal Mouffe) avec le peuple est une relation organique, passionnelle, directe sans l’obstacle des corps subsidiaires que sont les syndicats.

A l’ère de la décadence impérialiste Léon Trotsky expliquait en mai 1940 que les bureaucraties syndicales poussaient vers l’intégration dans les appareils d’Etat. La charte d’Amiens n’est pas un « dogme », elle reste un point d’appui contre l’intégration dans les structures d’un Etat bonapartiste. Sur la question des syndicats, la position populiste est-elle autre chose qu’une évolution vers une nouvelle charte du travail. Les hommages au maréchal Pétain par Macron l’actuel chef de « l’Etat français » ne sont pas de sa part un dérapage ou un mouvement d’humeur.

Allemagne : montée inquiétante du national-populisme avec Sahra Wagenknecht et de l’extrême droite

C’est en 2007 que naissent Die Linke, parti issu de la fusion entre directement les cadres de l’appareil d’Etat stalinien de la RDA (République Démocratique Allemande), à savoir le Parti socialiste unifié d’Allemagne et l’Alternative électorale travail et justice sociale, créée en 2005 par des syndicalistes et des militants de la gauche du SPD, opposés à la politique néo-libérale de Gerald Schröder.

C’est en septembre 2007 que l’Association PRS (Pour la République Sociale) apparait à la Fête de l’Humanité en France. Fondée en mai 2004 par Jean Luc Mélenchon et un certain nombre de militants issus de la Gauche Socialiste, elle se réclame des valeurs républicaines et sociales, veut regrouper dans le Front de Gauche tous les courants opposés aux dérives néo-libérales du PS. C’est à ce moment-là que se nouent des relations internationales entre la direction de PRS Jean Luc Mélenchon- François Delapierre et les fondateurs des Linke allemands autour d’Oskar Lafontaine. A l’issue du meeting qui consacre la sortie des mélenchoniens du PS et la naissance du Parti de Gauche, Oskar Lafontaine et une délégation de jeunes quadras des Linke y prennent la parole. L’heure est à la stratégie Front de Gauche chez nous et outre Rhin. Wagenknecht est issue du parti stalinien de la RDA. Bien qu’épouse d’Oskar Lafontaine Elle n’a pas bonne presse dans die Linke. Lorsqu’elle tentera de se porter candidate à la co-présidente du parti, la fraction sociale-démocrate s’y opposera.

2017 c’est la campagne « national-populiste » de Mélenchon et la ligne sectaire tous azimuts contre le PCF, les écologistes et Hamon. Wagenknecht a la réputation d’être l’aile gauche des Linke : les résultats électoraux prometteurs au début ne se confirment plus. Le parti régresse et évolue vers des accords avec le SPD. Elle fait campagne contre un accord Verts-Die Linke et SPD, qui aboutira à privatiser certains services publics dans le Land de Berlin. Elle constitue le mouvement Aufstehen (Se lever ou levons-nous !) Elle a souvent apporté son soutien, comme Mélenchon, aux populismes latino-américains, notamment le régime d’Hugo Chavez.

C’est là qu’on va retrouver la référence aux idéologues du « populisme de gauche. Dans la démarche des fondateurs, voilà le retour d’un vieil ennemi historique de la démocratie en Allemagne qui s’appelle Carl Schmidt : c’est un constitutionaliste allemand qui inspirera la conception de l’Etat des nationaux-socialistes ; c’est une référence revendiquée par Chantal Mouffe.

Lorsque la social-démocratie est confrontée à la grande crise économique de 1929, une fraction de son appareil veut renforcer l’exécutif au détriment de la démocratie parlementaire. Ce courant se rapproche à la fin de la République de Weimar de Carl Schmidt qui était d’accord avec la nécessité d’infléchir la prédominance de l’exécutif. Le SPD a connu alors ses « néo-socialistes ». On voit des relations troublantes entre des dirigeants sociaux-démocrates et ce juriste, militant de la droite catholique. Avec l’avènement de Hitler, Il s’emploiera à justifier les pires aspects de la législation nazie. Dans la conception libérale démocratique l’Etat de droit est défini par la loi, qui émane expressément des représentants élus. Pour Schmidt, le droit n’a rien à voir avec la démocratie libérale ; il traduit une volonté politique qu’elle soit celle d’un souverain, d’un monarque, d’un gouvernement disposant de pouvoirs spéciaux. Le droit justifie un état d’exception ou la suspension des pouvoirs d’un parlement. Conception du « droit » parfaitement conciliable avec le fascisme, que Schmidt soutiendra de 1933 à 1936. Ses convictions catholiques le conduiront à rompre avec le National-Socialisme, mais sa conception de l’Etat va bel et bien inspirer les fascistes.

Pour LFI, il s’agit d’organiser les convergences populistes à l’échelle de l’Europe dans la perspective des élections de juin 2019. L’initiative de constituer à la rentrée politique de septembre 2018 le mouvement « Aufstehen », à l’initiative de Sarah Wagenknecht et d’Oskar Lafontaine, s’inscrit dans cette stratégie. Cette responsable des Linke déclare : « Les sociaux-démocrates, Die Linke et les Verts avaient, jusqu’aux dernières élections, la possibilité de gouverner ensemble. Ils ne l’ont pas utilisée ». D’emblée le cadre est posé : il ne s’agit plus d’engager un combat, sur la gauche du mouvement ouvrier, pour pousser le SPD à la rupture avec les alliances au centre, mais d’entrer dans une autre logique, celle de chasser sur les terres de l’extrême droite. Au passage rappelons que les résultats électoraux modestes des Linke depuis leur création sont liés précisément au fait qu’ils n’ont pas mené pratiquement ce combat pour la rupture avec le néo-libéralisme. Le parallèle avec France Insoumise doit être souligné : il s’agit de lancer une plateforme en ligne où on peut s’inscrire en remplissant un simple formulaire. C’est un rassemblement au-dessus des partis, qui pour l’instant ne remet pas en question l’appartenance aux Linke.

Là où la politique de Sarah Wagenknecht heurte les traditions du mouvement ouvrier allemand, c’est sur la question de l’accueil des migrants. Elle déclarait au quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 12 août 2019 : « Les études le prouvent : sans l’immigration, la croissance allemande aurait conduit à une plus grande augmentation des salaires dans le secteur des bas salaire ». De plus, les fondateurs d’Aufstehen n’étaient pas aux côtés des manifestants anti-racistes à Chemnitz. On retrouve dans la France Insoumise les mêmes ambiguïtés. On s’inspire des positions anti-migratoires de l’extrême droite en pensant qu’on va lui reprendre son capital électoral.

C’est deux mois après l’offensive du régime autocratique de Poutine contre les droits nationaux du peuple ukrainien : Wagneknecht pousse alors très loin la dérive vers le national-populisme. Le 21 avril 2023 le Washington Post soulignait, en s’appuyant sur des faits précis, la volonté du régime de Poutine de faire pression sur le gouvernement allemand en alimentant le rapprochement qui s’opère entre le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) et les positions « national-populistes » impulsées par le couple Wagenknecht-Lafontaine. Prenant appui d’une part sur la diplomatie du régime de Poutine et d’autre part sur les atermoiements du gouvernement allemand concernant l’aide militaire à l’Ukraine et la livraison des chars Léopard, Wagenknecht est à l’initiative de l’organisation d’une manifestation de 13 000 personnes à la porte de Brandebourg le 25 février dernier, exigeant l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine. Jürgen Elsässer, rédacteur en chef d’un magazine d’extrême droite, et des dizaines de membres du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) se trouvaient dans la foule à Berlin et ont acclamé les appels de Mme Wagenknecht à couper les ponts avec le peuple ukrainien résistant par les armes. Le magazine Compact de M. Elsässer avait récemment déclaré en couverture que Wagenknecht serait “Le meilleur chancelier – un candidat pour la gauche et la droite”.

Le 23 octobre 2023 Wagenknecht, avec une dizaine de députés, fonde le BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht), sur une ligne national-populiste, réitérant sa condamnation de l’aide militaire à la résistance ukrainienne, exigeant le cessez-feu immédiat, et affirmant son repli nationaliste et anti-immigration contre l’actuelle Union Européenne. Elle y ajoute, ce qui est très important, la levée des sanctions contre la Russie. Dans une conception qui ne se fonde pas, comme celle de France Insoumise en France, sur la lutte des classes, mais sur une place à tenir au sein du monde multi-polaire, BSW défend l’adaptation à l’impérialisme russe. Cette scission avec l’aile gauche de la social-démocratie intervient au moment où la coalition du social-démocrate Olaf Scholz, regroupant le SPD, les Verts et le FDP (Freie Demokratische Partei), vieux parti libéral né en 1948 et aujourd’hui sur une ligne néo-libérale tout à fait de type macroniste, essuie une défaite face à l’extrême droite en Hesse et en Bavière.

L’Allemagne se trouve dans une période de ralentissement économique. BSW prend appui à l’ouest, non pas sur les couches pauvres, mais sur l’inquiétude des secteurs ouvriers qualifiés. La menace de la désindustrialisation et la crainte des flux migratoires, dans un pays où les équilibres politiques étaient fondés sur un accord historique entre le SPD et la CDU, fait que des secteurs du prolétariat qualifié se détournent des alliances au centre, s’abstiennent ou regardent du côté des populismes. Par ailleurs dans les régions de l’ex-RDA, elle prend appui comme l’AFD, sur une population qui s’estime être un parent pauvre dans la réunification par rapport à l’Ouest de l’Allemagne. Tout cela fait un cocktail détonant ouvrant une brèche pour la constitution d’un mouvement populiste de masse qui, selon un sondage Insa publié le 29 octobre par le tabloïd Bild, pourrait regrouper 27 % du corps électoral. La coalition d’Olaf Scholz recueille 71 % d’avis défavorables aujourd’hui.

BSW c’est une sortie par la porte de droite. Il est vraisemblable que le parti Linke ne survivra pas à cette opération et que les éléments socialistes et syndicalistes le quitteront. Cette situation nouvelle au cœur de l’Europe dans la représentation du mouvement ouvrier allemand est à placer en parallèle avec les dérives actuelles du leader de FI.

Contre la résistance « armée et non-armée » du peuple ukrainien et pour la défense de la Russie poutinienne

Nous venons de vivre en 2022 deux séquences électorales, présidentielle et législative, au cours desquelles tout débat sur les questions internationales ont fait l’objet d’une omerta totale, alors que l’offensive du régime autocratique de Poutine contre les droits nationaux du peuple ukrainien mettait la guerre aux portes de l’Europe. Cette omerta imposée par France Insoumise a été appliquée par les composantes formant la NUPES durant la campagne…

Le soutien de France Insoumise et de Jean Luc Mélenchon allait avant la guerre à Sergueï Oudaltsov, l’organisateur d’un “Front de gauche” russe qui a soutenu l’annexion de la Crimée et les attaques menées contre l’Ukraine depuis 2014. Après l’ « opération militaire spéciale » du 24 février, Mélenchon prend ses distances ainsi qu’Alexeï Sakhnin, numéro 2 de l’organisation russe, qui avait comme Oudaltsov soutenu l’annexion de la Crimée, mais s’est opposé à l’invasion du 24 février : notons que ce dernier sera exclu de l’organisation russe en raison de cette opposition. Il est aujourd’hui réfugié en France. Nous avions donc en Russie une organisation « front de gauche » pro-poutinienne.

C’est là qu’il faut souligner le rôle joué par Georges Kuzmanovic (né à Belgrade en 1973), ancien combattant de l’Afghanistan et officier de réserve, personnage qui a joué un rôle particulièrement réactionnaire sur les questions internationales auprès de Jean Luc Mélenchon. Après diverses activités de type humanitaire en Afrique, il se lie à la gauche du PS, c’est Charlotte Girard qui le présente à Mélenchon en 2005. Lorsque ce dernier fonde le PG (Parti de Gauche) en 2008, il entre dans la direction du nouveau parti et, c’est là qu’il fonde une section locale en Russie, et pousse Alexey Sakhnin à sa direction. En 2018 Kuzmanovic devait multiplier les prises de position contre la ligne officielle de la FI : il se prononce dans l’Obs « pour l’assèchement des flux migratoires », puis considère les luttes féministes comme secondaires. Après avoir justifié l’intervention russe en Syrie en 2015, on le retrouve soutenant l’intervention en Ukraine et qualifiant le régime de Kiev de « pronazi ». C’est ce personnage, que l’on peut qualifier de « rouge-brun », qui s’associe avec son organisation « République souveraine », à l’opération « Rencontres souveraines » de septembre 2023 avec des éléments du parti LR anti-macroniens. Sur les flux migratoires il était en avance sur les dérives actuelles de Mélenchon…

A première vue, on serait tenté de considérer qu’il y a deux Mélenchon : celui d’avant Février 2022 et celui d’après. Celui d’avant, ouvertement pro-russe, ne perd pas une occasion d’attaquer l’Ukraine, en relayant, sans filtre, la propagande du Kremlin. Celui d’après, plus prudent, condamne la guerre du bout des lèvres, s’abritant derrière un discours pacifiste. Sur ce point, la question du nécessaire soutien à la résistance « armée et non-armée » a fait apparaitre des lignes de fracture dans l’extrême gauche française et de refuge vers un soi-disant « défaitisme révolutionnaire » s’inspirant de Lénine dans la première guerre mondiale. En fait la politique de Mélenchon, et au-delà d’une partie de l’extrême gauche française est totalement campiste. Les Etats-Unis c’est le camp du mal et la Russie actuelle serait la continuité de la défunte URSS.

L’omerta sur l’Ukraine est rompue par le Parti Socialiste (secoué par une crise interne avec les opposants à l’appartenance à la NUPES) et Europe Ecologie Les Verts (EELV) appelant à soutenir la résistance ukrainienne :

« Il faut donner les moyens aux ukrainiens de repousser l’agression russe, au plus près de ce dont ils ont besoin », déclare Anna Pic, députée du Parti Socialiste de la Manche. Le député EELV de Paris Julien Bayou, membre de la commission de la défense de l’Assemblée Nationale, déclare au Huffington Post : « Nous sommes clairement pour l’envoi de chars en général …»,et il ajoute « …Les alertes contre les risques de belligérance, exprimées par certains de ses collègues de la Nouvelle Union Populaire Ecologiste et Sociale (NUPES), sont ineptes et hypocrites. Notre devoir est d’apporter une réponse juste, nécessaire et proportionnée à l’agression russe. Le pacifisme, ce n’est pas de laisser l’Ukraine se faire écraser ».

Il suffit donc que la question de la guerre émerge enfin dans le débat, pour que l’accord NUPES ratifié après le score de Mélenchon dans la présidentielle, impliquant ce silence assourdissant à l’international, fasse émerger de profondes divergences…

2023 France Insoumise une crise comme les autres ?

Le premier cercle de FI exclut de sa direction nationale quatre de ses membres : Eric Coquerel, Clémentine Autain, François Ruffin et Alexis Corbières. La journaliste du Monde met du baume sur les blessures de la crise de la FI dans son édition du 24 décembre. En gros, dit-elle, c’est habituel et cela va continuer comme avant :

« Jean-Luc Mélenchon, lui, crée les conditions pour se représenter en 2027. Il vient de remettre au pas La France insoumise, en écartant de sa direction les figures jugées trop indépendantes, comme Alexis Corbière, Eric Coquerel, Clémentine Autain et François Ruffin, une façon de couper court à toute ambition extérieure à la sienne. Bien sûr, en interne, les militants râlent et, à l’extérieur, ces divisions sont du plus mauvais effet, alimentant les critiques à l’égard d’un personnage décrit comme autoritaire par ses détracteurs. « La fragilisation de LFI va donner des billes à ceux qui veulent affaiblir la Nupes », poursuit Rémi Lefebvre. Est-ce là l’important ? En verrouillant l’appareil, Jean-Luc Mélenchon reste le seul maître de son destin. »

Jugement formellement exact mais qui limite la profondeur de la crise : l’ambition présidentiel conduit à liquider l’essentiel de sa direction historique, la génération FGD-PG, précisément en raison du fait que l’aspiration des militants à contrôler démocratiquement leur mouvement se développe.

Le 23 août 2022 émerge l’appel des 1300 à l’initiative de la direction : le type d’organisation « gazeuse » dont Mélenchon a soigneusement tracé les limites électoralistes, lui pose un problème, celui de la solidité de l’édifice sur le plan idéologique. L’outil ne fonctionne vraiment que pour l’élection présidentielle, entre deux scrutins, notamment les Municipales, la FI n’a aucune unité d’intervention. Elle éclate ou passe sous la table. On ne dirige pas une mairie sans l’outil d’un parti. En dehors du noyau fondateur, l’indigence politique à la base est patente. L’appel ouvre pour constituer une école d’éducation populaire qui vise à former une génération de cadres politiques et à fournir un prêt à porter idéologique pour répondre aux grands dossiers sur lesquels la FI se propose de se battre. L’appel stipule :

« Les thèmes portés par cette école devront permettre de re-créer une colonne vertébrale idéologique majoritaire dans le pays : l’inflation, le droit du travail, la santé, les services publics, les forêts et les océans, la sobriété énergétique, les libertés publiques, la lutte contre le racisme et l’islamophobie, le remboursement à 100% par la sécurité sociale, les cantines gratuites, l’augmentation du SMIC… »

Oui mais, comment peut-on faire cela sans la médiation d’un parti ? C’est la quadrature du cercle ! C’est là qu’on comprend la fonction que doit remplir le POI. Dans la campagne législative de 2022, les militants du POI ont joué un rôle central, sans rapport avec ce que représente ce parti réellement. Dans une série de circonscription, ce sont des militants lambertistes qui fournissent l’armature idéologique à des candidats jeunes et pauvrement armés. Dans une conférence tenue au siège du POI, Mélenchon se fait applaudir par des militants jeunes, lorsqu’il conclut son intervention par : replacer « le trotskysme » au cœur de la recomposition politique.

Depuis le mois d’août la contestation monte forcément sur la question de la démocratie. Mélenchon a prévenu : le 18 juillet 2022 dans une conférence donnée au siège du POI, il déclare : « On [qui ?] veut nous imposer des parlements locaux, mais nous ne nous laisserons pas faire ! » : C’est une déclaration de guerre contre une aspiration démocratique qui monte.

Dans le JDD du Dimanche 18 Décembre 2022 Clémentine Autain épingle « la décision de composer une direction repliée sur elle-même engendre une crise majeure. Pourquoi ne pas inclure les différentes sensibilités et personnalités qui font pourtant la force de notre mouvement ? La mise au placard du pluralisme n’est pas possible. Nous avons un problème de démocratie dans la vie du mouvement ».

C’est Alexis Corbière, fidèle lieutenant de Mélenchon depuis 20 ans, car il vient comme lui de la maison mère, le lambertisme, qui déclare le 16 Décembre 2022, dans le Monde :

« Cette situation insatisfaisante est le produit d’une méthode que j’ai moi-même du mal à saisir. J’ai en tout cas un radical désaccord avec le résultat, conséquence d’un processus qui ne joue pas collectif, qui n’associe pas assez les militants et qui n’intègre pas les différentes sensibilités de notre mouvement qui s’incarnent dans certaines personnalités. Cela nous empêche d’arriver à un consensus. Certains ont beau s’en réclamer, il n’est pas là. Beaucoup de militants sont désarçonnés ».

Il ajoute :

« C’est peut-être un désaccord que j’ai avec Jean-Luc. Je pense que ce que nous construisons doit être une forme de contre-société. Cela doit annoncer ce que nous ferions si nous dirigions le pays. Il doit y avoir un peu de VIe République là-dedans. Nous menons le combat contre un gouvernement qui refuse de se soumettre au vote. Nous ne pouvons pas théoriser au même moment le fait que nous ne votons pas. Il faudra donc consulter les militants et voter. Il y a dans le pays une puissante soif de démocratie, et elle existe évidemment aussi dans LFI. Ne fabriquons pas quelque chose qui rend confus ce que nous voulons faire demain pour la France. Nous sommes un grand mouvement populaire. Cela doit se retrouver dans la direction. Il faut faire mieux, c’est la consigne donnée. »

La journaliste poursuit et dit :

« faut-il que LFI devienne un parti ? »

Corbières esquisse la question du parti et réhabilite l’espace « gazeux » : « D’accord pour brandir la forme mouvementiste, mais il faut produire du consensus. A ce stade, nous n’y sommes pas. La responsabilité de ceux qui animent cette coordination est de l’entendre. »

Fin de la 1ère partie

Notes :

(1) Le terme de Sillon ne relève pas d’une métaphore poétique, c’est une allusion précise au journal du catholique social Marc Sangnier et aux bases sur lesquelles se constitue le nouveau parti socialiste.

(2) La formule est de Léon Trotsky à propos de l’accord entre les forces du mouvement ouvrier dans la révolution espagnole et le petit parti bourgeois républicain représentant « l’ombre de la bourgeoisie ».

(3) C’est au congrès de Bad Godesberg, en 1959, que le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) abandonna la référence au marxisme et se rallia à l’économie de marché.

(4)Héloïse Nez, sociologue hispano-française, « Podemos, de l’indignation aux élections » remarquable travail sur l’expérience Podemos publié en 2015.

(5)Marcel Déat (1894-1955), intellectuel brillant et dirigeant social-démocrate, qui était pressenti par Léon Blum pour assurer sa succession à la direction de la SFIO.

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