Réseau Bastille article,article-archive La famine organisée en Ukraine en 1932-33, les États, la politique

La famine organisée en Ukraine en 1932-33, les États, la politique

Bernard Randé, le 13 avril 2023

Les informations concernant l’Holodomor reprises dans ce texte sont extraites en très large partie du Rapport soumis au Congrès des États-Unis le 22 avril 1988, dont vous trouverez le texte intégral de 554 pages à l’adresse suivante :

https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=umn.31951d00831044s&view=1up&seq=1

Ce texte s’appuie aussi sur une courte note signée par Jean-Jacques Marie, historien, dans Contretemps (voir en fin d’article) , ainsi que sur la déclaration de Jean-Paul Lecocq, député PCF, citée par France-info :

https://www.francetvinfo.fr/politique/video-vote-sur-l-holodomor-nous-ne-voulons-pas-trancher-ce-debat-fait-par-les-historiens-declare-fabien-roussel-pour-justifier-l-opposition-des-deputes-communistes_5747867.html

Ce texte a pour intention (!) d’introduire à la réflexion sur le pouvoir d’État, l’Histoire et le politique, dans le cadre de l’Holodomor

  1. Le déroulement de l’Holodomor

Sans qu’il soit question de citer ici ne serait-ce qu’une parcelle des éléments attestés, il paraît utile de jeter un regard sur le rapport entre nos connaissances factuelles et l’attitude de la bureaucratie soviétique, au premier chef celle de ses dirigeants, sur un point particulier : les victimes de la famine en 1932.

Le nombre de morts dus à la famine en 1932 en Ukraine est situé dans une fourchette de trois à huit millions. Cette fourchette très large vient de la falsification des données démographiques lors du recensement de 1939. En 1937, un premier recensement avait donné pour l’URSS une population beaucoup trop faible par rapport à ce qui était attendu par le pouvoir. Dans un souci de rigueur scientifique, les responsables du recensement avaient été déportés ou plus souvent fusillés, et un second recensement eut lieu en 1939. Comme les bureaucrates chargés de ce recensement ne furent pas fusillés, on peut supposer que les chiffres correspondaient mieux aux attentes. Malgré cela, entre le dernier recensement fiable (1926) et celui de 1939, la population ukrainienne a perdu plus de trois millions de personnes. Cette analyse fondée sur le recensement est corroborée qualitativement par de très nombreux témoignages de témoins sur place, faisant état de villages peuplés de morts durant la période de l’Holodomor.

La cause de cette famine, officiellement, est double : la sécheresse et les koulaks. En ce qui concerne la sécheresse, la question est vite réglée : 1932 a été une année de pluies tout à fait abondantes en Ukraine, d’après les données météorologiques, et c’est un nommé Joseph Staline qui en janvier 1933 imputa la famine à la sécheresse. En ce qui concerne le sabotage par les koulaks (un koulak est un paysan qui a au moins trois poules pondeuses en état de marche), il apparaît qu’il ne s’est manifesté qu’alors que la famine était bien engagée et que de nombreux ukrainiens tentaient de ne pas mourir de faim par tous les moyens, avant de recourir à celui offert par leurs enfants. De toutes façons, il n’existait plus aucun koulak (au sens des poules pondeuses) en Ukraine en 1933.

Mais la question de la sécheresse est intéressante. Elle s’est produite en 1932 dans d’autres régions de l’URSS, et le gouvernement soviétique a eu dans toutes ces régions, au contraire de l’Ukraine, région où l’on prélevait les céréales, une politique d’aide en grains. Toutes ? Non! Dans le Caucase du Nord, une région, le Kuban, était peuplée d’Ukrainiens : elle fut la seule à ne pas recevoir les quotas réservés aux autres districts du Caucase du Nord.

Cette question de l’extermination par la faim est donc évidemment liée à la question de l’Ukraine, qui était la principale république d’URSS en dehors de la Russie, dans laquelle la question nationale se posait avec acuité, en raison de son poids économique, démographique et culturel. Il faut noter qu’elle se posait aussi dans un grand nombre d’autres contrées soviétiques, mais sans représenter pour le pouvoir un danger aussi grand que l’Ukraine. La question nationale ukrainienne était en particulier visible dans l’autonomie (très relative) de certaines couches bureaucratiques ukrainiennes qui furent, elles aussi, exterminées, par les moyens habituels.

Ce bref aperçu n’est là que pour signaler que la famine en Ukraine est éminemment de nature politique. Même si certains faits historiques restent douteux et soumis à la recherche des historiens, les 554 pages du rapport cité sont une bonne introduction à cette question. La question de savoir dans quelle mesure l’Ukraine était particulièrement visée par l’organisation de la famine doit aussi s’appuyer sur une étude comparative avec d’autres territoires.

  1. Oui, la condamnation de l’Holodomor est de nature politique!

Dire cela, ce n’est pas substituer la politique à l’Histoire : c’est appuyer la politique sur la réalité. Lorsque J.-P. Lecocq déclare, pour ne pas voter la résolution proposée à l’Assemblée nationale : «Nous refusons de contribuer à la politisation des enjeux de mémoire et d’histoire», il nous paraît bien mal informé : depuis quand l’Assemblée nationale ne serait-elle pas une assemblée politique ? Que va-t-il y faire, alors ? Du théâtre ? Lorsque les députés débattent, votent des lois ou s’y opposent, ils font de la politique, bonne ou mauvaise, mais de la politique. On peut bien entendu faire un procès en hypocrisie à une assemblée qui débat avec ardeur de crimes commis par d’autres que l’état français, ou qui attend vingt, cinquante, cent-cinquante ans ou les calendes grecques pour évoquer ceux qui ont été commis par lui. Après tout, la Seine coule toujours sous les ponts de Paris depuis le 17 octobre 1961. C’est la règle dans tous les États : attaquer l’infamie dès lors qu’elle n’est pas de notre ressort, du ressort de nos alliés ou du ressort des vainqueurs.

Cependant, en ce qui concerne le vote du 28 mars 2023, il ne s’agit pas exactement de l’État. Ç’aurait été le cas si la loi Gayssot (ou plus précisément son article 9) avait été mise en œuvre pour condamner pénalement ceux qui remettaient en cause l’Holodomor. Dans de telles circonstances, J.-P. Lecocq aurait eu raison en indiquant qu’il était défavorable à laisser au pouvoir d’état la possibilité de décréter l’obligation des opinions et de l’expression des idées. Ce n’était pas le cas.

Ce vote était d’autant plus politique qu’il faisait suite à l’invasion de l’Ukraine et à l’apparition visible par tous de la résistance nationale ukrainienne. C’est en cela que l’Assemblée nationale a pris une position juste. Si elle avait émis une motion de même nature sur l’élimination des Indiens Caraïbes, le massacre des Vaudois ou la répression de la révolte de Spartacus, l’effet aurait été, chez nous et aujourd’hui, moins immédiat.

Il y a probablement un point sur lequel Fabien Roussel a intelligemment insisté : la notion d’intentionnalité du crime. Cette notion est de nature juridique et, comme telle, contient une bonne dose de superstition. Elle est utilisée par des magistrats qui peuvent ainsi remplacer une analyse factuelle et rationnelle par leur propre subjectivité (et Dieu sait si souvent elle est riche en intentionnalité criminelle!) De sorte que bien des gens ont été condamnés non pour avoir commis un crime, mais parce qu’ils y auraient eu intérêt. Mais ici, il ne s’agit pas d’une affaire pénale où l’on cherche à savoir si un crime n’a pas été maquillé en accident. Concernant l’Holodomor, il me chaut peu de savoir si Staline avait l’intention d’exterminer ou non le peuple ukrainien : le point important est qu’il a tout fait pour, lui et la bureaucratie stalinienne. Il y a tout de même un point objectif qui peut relever de l’intentionnalité, bien que le terme ne soit pas approprié : le mensonge. Lorsque Staline invente une sécheresse pour expliquer la famine, il falsifie la réalité. Et c’est un fait objectif.

Mais du point de vue des Ukrainiens, qui sont les premières victimes de l’impérialisme grand-russe, ce débat n’aura sans doute guère d’importance. La reconnaissance, fût-ce par les appareils étatiques, des crimes passés et de ceux de Poutine, est pour eux un appui psychologique que nous n’aurions garde de sous-estimer.

  1. Seuls les historiens…

Il me semble que Jean-Jacques Marie, pour des raisons que je ne comprends d’ailleurs pas, confond explicitement deux choses : une loi et une résolution. Le 28 mars 2023, l’Assemblée nationale n’a voté aucune loi, c’est-à-dire qu’elle n’a pas remis entre les mains de l’État la possibilité de s’opposer au droit constitutionnel à la liberté d’expression. Elle a exprimé sa position sur l’Holodomor, comme assemblée politique. Je ne comprends même pas qu’il puisse parler de «loi mémorielle». Les termes de génocide, de crime contre l’humanité, peuvent sembler hors de propos par leur nature juridique, mais il s’agit bien de crimes de masses, non ? Lorsqu’un citoyen parle de «crime», il ne fait pas nécessairement référence au code pénal ? Tout se passe dans le court texte de Jean-Jacques Marie comme s’il avait voulu attaquer une position politique parce qu’elle avait un côté vicié (c’est une loi) et que, malgré l’absence de ce vice particulier, il avait par inertie conservé sa critique.

Il va de soi que les historiens, professionnels ou non, ont un rôle majeur dans la mise à jour de la réalité passée. Comme tous les êtres sociaux, ils sont soumis à la tentation de falsifier la vérité. On peut espérer qu’ils cèdent beaucoup moins que d’autres à cette tentation, il n’en reste pas moins qu’annoncer que «eux seuls [les historiens] ont les compétences et les connaissances nécessaires pour l’écrire [l’Histoire]» suscite chez moi au moins trois remarques : d’abord, Jean-Jacques Marie n’affirme pas que ces compétences nécessaires sont suffisantes, et il a raison ; en deuxième lieu, il ne parle que de ceux qui écrivent l’Histoire et pas de ceux qui la font, et faire l’Histoire, même lorsqu’elle n’aura jamais été écrite, n’est-il pas aussi important que l’écrire ? Mais surtout, il me semble (et c’est le sens que je donne à la liberté d’expression et à la raison critique en matière politique) que les citoyens, dans leur ensemble et pour chacun d’entre eux, doivent se saisir de l’Histoire pour la faire. C’est pourquoi le «seuls les historiens» me gêne un peu.

Une partie du texte de Jean-Jacques Marie.

[…] Ainsi les députés de diverses assemblées prétendent dicter une vision officielle définitive de l’Histoire ayant force de loi. A quelle fin ? De quel droit ? Au nom de quelle compétence ?
En quoi cette prétention exorbitante se distingue-t-elle de la pratique des régimes totalitaires, qui écrivent l’Histoire dont ils ont besoin pour camoufler leur réalité ? Certes, bien entendu, à la différence de ces derniers, ni le Parlement européen, ni l’Assemblée nationale ne recourront à la terreur pour imposer cette vision officielle d’une Histoire transformée en dogme. Mais leur ingérence politique dans l’écriture même de l’Histoire n’en est pas moins totalement inacceptable.
L’historien Pierre Nora, président de l’association Liberté pour l’histoire, dénonçait dans le Monde du 28 décembre 2011 la volonté des « responsables élus de la communauté nationale » de donner « à chacun des groupes qui pourraient avoir de bonnes raisons de la revendiquer la satisfaction d’une loi. » Il ajoutait : « c’est l’histoire qu’il faut protéger .» et citait l’appel d’un millier d’historiens européens en 2008, qui affirmait :  « Dans un État libre il n’appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique. » On ne saurait mieux dire.
L’Histoire n’appartient même pas aux historiens, mais eux ne prétendent pas la dicter et eux seuls ont les connaissances et les compétences nécessaires pour l’écrire, voire la réécrire.

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