Réseau Bastille article,article-archive Internationalisme, luttes sociales et impasses capitalistes, par Bernard Randé

Internationalisme, luttes sociales et impasses capitalistes, par Bernard Randé

L’internationalisme s’impose à nous comme s’impose à nous la lutte sociale. Nous ne pouvons faire l’économie ni de l’un, ni de l’autre.

La période durant laquelle le peuple ukrainien s’est élevé, seul, contre l’impérialisme russe, la période durant laquelle de rares groupes politiques dans le monde lui ont apporté leur soutien, a été une période de silence politique quasi-complet de la part des organisations pro-impérialistes pro-Poutine, de gauche comme de droite, l’indifférence étant l’arme paresseuse par excellence. Dès que le conflit a été perçu par d’autres puissances comme un enjeu de haute valeur, les Ukrainiens ont reçu une aide graduée. Dès ce moment, la lutte s’est engagée sur les terrains nationaux.

Lénine parlait, on le sait, du «maillon le plus faible». Bien des groupes politiques ont compris qu’aujourd’hui, sur la scène mondiale, l’impérialisme de Poutine était ce maillon. Ils ont, avec un certain ensemble, volé à son secours. Tout le monde comprend, je pense, qu’un Poutine renvoyé dans ses frontières est un Poutine perdu, et son régime si affaibli que les peuples de la fédération de Russie pourraient bien prendre les choses en main.

Poutine le comprend mieux que quiconque. Ne pensons pas que la menace nucléaire est destinée aux peuples étrangers. Elle est destinée à son propre peuple : «si vous ne soutenez pas ma guerre, je serai obligé d’appuyer sur un bouton qui, certes, volatilisera bien une partie du monde, mais qui surtout vous volatilisera vous.» Poutine ne parle pas à «l’Occident global», qui d’ailleurs ne l’écoute pas (mis à part des journalistes qui remplacent, au gré des circonstances, Palmade par Poutine) et qui n’existe sans doute pas. Poutine déroule un discours intérieur. C’est d’ailleurs naturel, il n’y a rien de surprenant à cela : la position de Poutine en Russie est faible. Il ne parvient pas même à organiser des meetings de masse à connotation fasciste. Il est placé entre le FSB, qui constitue sa base sociale initiale, l’armée, héritière de l’État, des groupes para-militaires de peu de poids, et il tente de s’appuyer sur une majorité de la population miséreuse. Je laisse de côté les milliardaires mafieux, qui sont inféodés au FSB. Vis-à-vis de la population très pauvre, il a mis en œuvre une politique d’aide sociale assez énergique : augmentation des prestations sociales, des pensions et des salaires. Cette augmentation va au-delà de l’inflation (12% en 2022), mais lui pose un problème : il est difficile, face à une récession sérieuse (-4% de PIB en 2022 peut-être) de continuer à alimenter l’industrie de guerre tout en s’assurant du soutien d’une population qui est une menace majeure pour son régime.

La faiblesse de l’impérialisme russe et la nécessité de le secourir font comprendre des positions qui, autrement, seraient surréalistes. On peut tenter une interprétation psychologisante. Un camarade m’a dit qu’il avait discuté avec un membre de Lutte Ouvrière et que celui-ci lui avait dit que les milliardaires mafieux avaient hérité la conscience des acquis de la Révolution d’Octobre, via ses parents, bureaucrates souvent, via ses grands-parents, eux-mêmes bureaucrates, via ses arrière-grands-parents, révolutionnaires. Outre qu’exterminer ses parents révolutionnaires n’est pas le biais le plus sûr pour perpétuer leur tradition, l’idée que la conscience révolutionnaire se transmet par voies urinaires est au moins hétérodoxe. Des militants du même acabit m’ont indiqué lors d’un tractage qu’ils ne désiraient rien moins que l’extermination totale des Ukrainiens, ces nazis. Ils ont argumenté en dénonçant leur duplicité lors des accords de Minsk, mais ils ignoraient que la Crimée avait été envahie avant, et non après, les accords de Minsk.

Cette démoralisation et, en réalité, cette destruction mentale, de certains militants, va bien entendu au-delà de la position politique d’organisations qui comprennent fort bien, elles, et avec rationalité, que le soutien à l’impérialisme russe est impératif : il en va de leur position nationale. Ils ne diffèrent guère, de ce point de vue, des classes dirigeantes, qui subordonnent leur aide à l’Ukraine ou leur soutien à la Russie aux intérêts de leurs capitalismes nationaux. Cette mise en scène d’un «Occident global» en opposition à un «Sud global» ne résiste pas à l’examen. Certains grands pays capitalistes soutiennent la Russie (l’Afrique du Sud, le Brésil), des impérialismes comme celui de l’Inde et de la Chine tentent de tirer leur épingle d’un double-jeu compliqué, un pays de l’OTAN, la Turquie, a une position analogue, des pays tels que le Maroc et l’Azerbaïjan font des affaires militaires avec l’Ukraine et d’autres, comme l’Iran, avec la Russie. En Europe même, des divergences liées principalement aux intérêts capitalistiques, mais aussi à une Histoire récente, créent des situations curieuses, où des États peu férus de droits de l’Homme et de démocratie soutiennent bien plus résolument la résistance ukrainienne que d’autres, dont la tradition de démocratie bourgeoise est plus ancienne.

Il est à noter que ceux qui cherchent à laisser l’Ukraine désarmée devant l’agression poutinienne ne diffèrent pas fondamentalement des impérialismes qui, dans cette situation, font face à une double difficulté. D’une part, leur intérêt à affaiblir l’impérialisme russe repose sur leur propre volonté d’accroître leurs marchés et d’asseoir leur agressivité commerciale. De l’autre, l’affaiblir exagérément peut entraîner des bouleversements sociaux et politiques au sein de l’État russe, qui remettraient lourdement en cause leurs avancées économiques. La notion d’aide «graduée» et le souci d’éviter une «escalade» n’est pas purement d’ordre militaire. Ils reposent sur la volonté de changer quantitativement les rapports de force sans en changer la nature.

Tout cela mérite une analyse plus détaillée, bien entendu. Mais il ne s’agit ici que d’impressions générales. De ce point de vue, si l’URSS de Staline n’avait pas apporté son aide à la montée d’Hitler au pouvoir, si elle ne s’était pas alliée à lui pour dépecer la Pologne, si elle n’avait pas tenté d’envahir la Finlande, si elle n’avait pas asservi la moitié de l’Europe, si son armée n’avait pas réprimé les révolutions à Berlin, à Budapest, à Prague, durant la période d’après-guerre, si la Russie post-soviétique n’avait pas attaqué et détruit la Tchéchénie, si elle n’était pas intervenue en Géorgie (Ossetie, Abkhasie), si elle n’avait pas envahi et annexé la Crimée, si elle n’avait pas apporté son aide aux milices du Donbass, si elle n’avait pas massacré un peu la population syrienne, si ses milices privées n’avait pas pris des populations africaines en otage, on aurait pu examiner avec une bienveillance toute chrétienne l’invasion de l’Ukraine, au bénéfice des bonnes actions passées de la Russie. Las! son examen rationnel, du point de vue du droit des gens, du droit international et des traités auxquels la Russie avait elle-même librement adhéré (on ne se pose pas ici la question de savoir s’ils étaient justes ou non), du point de vue humanitaire, du point de vue démocratique et, en outre, du point de vue du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à prendre leur sort en main, n’est pas favorable à Poutine, quand bien même on oublierait les peccadilles passées.

Mais en France, alors même que la population rejette très majoritairement l’élévation de l’âge de départ à la retraite, certaines organisations n’hésitent pas à apporter leur soutien à M. Macron en le félicitant pour sa politique mesurée vis-à-vis du conflit, ce qui est de mauvais augure dans la bataille des retraites. Certaines (ou plus exactement certaines de leurs tendances) déclarent, comme je l’ai lu dans une manifestation : «Ils donnent des armes à l’Ukraine et ils nous volent nos retraites». Sans doute ces militants souhaiteraient-ils qu’au lieu de donner ces armes à l’Ukraine, on les vende comme par le passé à l’Arabie Séoudite, à l’Égypte ou d’ailleurs à tous les pays intéressés, du Nord comme du Sud ? Cela financerait nos retraites! D’autres souhaitent la paix. Acceptons, comme eux, que la Russie asservisse une partie de l’Ukraine et que l’on efface les crimes passés pour donner satisfaction au Kremlin, l’incitant ainsi à interrompre la guerre. Pensent-ils sérieusement que cette prime au crime ne sera pas comprise pour ce qu’elle est par M. Poutine ? Il ne suffit pas de dire que l’on souhaite la paix, encore faut-il ne pas tout faire pour en effacer jusqu’à la perspective. N’oublions pas de répéter aux pacifistes que l’Ukraine s’est défaite de son armement nucléaire au bénéfice de la Russie, sur la base du mémorandum de Budapest de 1994 (confirmé par la Russie et les États-Unis en 2009), dans lequel la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni s’engageaient à défendre la souveraineté de l’Ukraine. Comment ces mêmes pacifistes, qui refusent à l’Ukraine la possibilité de se défendre, pourraient-ils à l’avenir engager quelque État que ce soit à se désarmer unilatéralement ? Quel jeu jouent-ils ?

D’ailleurs, ceux qui attaquent les États-Unis comme exerçant une menace contre la Russie devraient s’interroger sur l’abstention presque complète de réactions américaines à l’invasion de la Crimée et son attitude, plus attentiste qu’atlantiste, au début de la tentative d’invasion par Poutine du reste de l’Ukraine.

Mais qu’est-ce qui a changé la donne ? Un peuple en armes. Et c’est l’exemple de ce peuple qui peut faire que, sans que la Russie ne soit envahie par des armées étrangères, le peuple russe lui-même puisse se lever contre l’envahisseur de l’intérieur.

Pour terminer, ceux qui s’interrogent publiquement sur la «stratégie» de Poutine devraient faire preuve d’un peu de modestie : au début du conflit, cette stratégie devait faire tomber l’Ukraine en dix jours. Puis, contemplant les avancées de l’armée ukrainienne six mois plus tard, la stratégie russe consistait, paraît-il, à figer le front et à négocier sur ces bases. Six mois plus tard encore, elle envisage à nouveau d’envahir l’Ukraine, la Moldavie et plus si inimitiés, au terme d’une guerre longue. Cette stratégie n’est même plus une tactique : c’est une partie de ping-pong.

L’État russe était dans une impasse impérialiste. Cela, et cela seul explique l’action de Poutine et ses incohérences. Mais, dans une situation mondiale où toujours davantage d’États cherchent à occuper une place accrue dans un contexte de raréfaction des ressources, il n’est pas le seul.

La France n’est sans doute pas dans la même situation. Mais les profondes modifications économiques et environnementales, les tensions mondiales nouvelles s’ajoutant à des tensions nationales non résolues placent l’État français et son président dans une situation pas si dissemblable. Il serait très difficile de comprendre la réforme des retraites et ses incohérences sans avoir égard à la nécessité pour le capitalisme français de trouver une place dans les relations mondiales. Il demande pour cela une stratégie à son président, qui manifestement joue au ping-pong davantage qu’au go. Le premier dessin (sans parler même de dessein) de la réforme avait une forme de cohérence : celle d’appuyer un système libéral de retraite par capitalisation en modulant les droits à la retraite. Mais il n’en est plus du tout de même aujourd’hui. Le recul de l’âge de départ à la retraite a une seule conséquence pour le pouvoir : trouver quelques milliards annuels supplémentaires (les conséquences ne sont pas les mêmes pour les travailleurs, évidemment). Ces milliards sont présentés dans un premier temps comme utiles à toutes sortes de choses, le financement de la dépendance vieillesse par exemple. Puis ils deviennent indispensables pour la survie du système, sans qu’aucune donnée nouvelle ne justifie ce changement d’argument. Enfin, pour obtenir le soutien de la droite, le projet, tantôt accroît ses exigences (régimes spéciaux), tantôt les affaiblit face à une injustice criante (femmes), et finalement réduit les économies envisagées à peu de choses. Tout cela, et c’est peut-être le plus étonnant, en réussissant à mettre la CFDT (et Laurent Berger en conséquence) vent debout face à la réforme. Le mouvement actuel, le 7 mars, sont à Macron et à la droite ce que la résistance du peuple ukrainien est à Poutine et à de nombreux pro-impérialistes : un paramètre qu’ils n’avaient pas voulu envisager. Bien entendu, on peut avoir une autre interprétation : Macron a voulu engager une épreuve de force en espérant que, s’il la gagnait, il rétablirait sa légitimité comme mandataire de la classe capitaliste, interprétation qui peut faire comprendre la difficulté pour Les Républicains à soutenir une réforme dont la victoire signerait sans doute sa propre mise de côté.

Nous autres tendons toujours à chercher une cohérence dans les projets de nos adversaires. Nous aurions tort de leur attribuer une plus grande lucidité qu’à nous-mêmes. Examinons la situation actuelle ou celle des Gilets Jaunes, pour ne parler que d’Histoire contemporaine. Savons-nous vraiment l’analyser ? savons-nous vraiment aider à sa maturation ? Mais, contrairement à eux, et c’est la différence principale, nous nous appuyons sur les intérêts des travailleurs, actifs, retraités ou en formation, des femmes exploitées, des étudiants, des lycéens, et de tous ceux que le système laisse de côté, nous nous appuyons sur ces intérêts pour définir nos positions. Nous avons cette chance, comme internationalistes, que ces intérêts soient semblables dans le monde entier (ce qui n’exclut tout de même pas certaines contradictions, entre les couches pauvres du prolétariat et les couches ouvrières mieux loties) ; tandis que Macron doit concilier les intérêts du capitalisme national avec la position impérialiste de la France dans une conjugaison d’impérialismes sauvagement concurrents, la vente d’armes à ses ennemis avec l’abstention à l’égard de ceux qu’il prétend soutenir et, pour terminer, l’exercice de son pouvoir avec la mauvaise volonté et, peut-être prochainement, la volonté tout court, d’une majorité de la population. Estimons-nous heureux!

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