Idées et Sociétés

Shoah, la mémoire entre l’Europe et Gaza.

La journée de commémoration de l’Holocauste doit nous servir à nous réconcilier avec les décombres de Gaza mais aussi avec ceux que nous n’avons jamais déblayés en Europe.

Bruno Montesano

27 janvier 2025 publié dans MicroMega traduction de l’italien Deepl revue ML

Le paradigme de la victime

À quoi sert de se souvenir si les victimes d’un génocide en commettent un autre ? C’est la question que beaucoup se posent ces jours-ci.

L’idée selon laquelle « les victimes deviennent des auteurs » est ignoble – et ancienne : elle circule à propos d’Israël depuis les années 1970. Les six millions de morts de la Shoah ne se sont pourtant pas réveillés pour tuer des Palestiniens sur la base de la leçon apprise. En même temps, il est certainement paradoxal de rappeler un génocide tout en étant témoin de ce que plusieurs spécialistes, entre l’histoire et le droit, considèrent comme en étant un – surtout s’il a lieu des mains du gouvernement d’un État qui est né des cendres de la Shoah.

Il y a donc une part de vérité dans l’affirmation troublante selon laquelle les victimes deviennent des bourreaux : à savoir que l’expérience de la victime anesthésie souvent la douleur des autres. L’affirmation est fausse au niveau des sujets mais comporte des éléments de vérité au niveau des identités collectives. En effet, le passage du statut de victime à celui d’agresseur s’articule autour d’une attitude défensive : _ je ne veux pas que ce que j’ai subi, ou ce que mes parents ont subi, m’arrive à nouveau, alors je ferai tout pour l’empêcher. Pas de pitié car ce qui est en jeu, c’est ma vie, le souvenir de la vie perdue de ma famille et la chance de vie de mes enfants. La justification, outre la menace mortelle à laquelle tu as survécu et la peur que cela se reproduise, réside dans le fait que si tu es une victime, tu as raison. Point final._

L’historien Amos Goldberg a souligné la différence entre les historiens et les juristes dans l’interprétation du sens de l’« intentionnalité ». Mais il a également affirmé que même sans pouvoir prouver « l’intention claire de “détruire” les Palestiniens “en tant que tels”, “en tout ou en partie”, Israël commet des crimes moralement abominables » en les justifiant par « l’aspiration à la “sécurité permanente” », qui est la principale raison d’être de la violence étatique de masse. Les musulmans bosniaques, les Tutsis au Rwanda, les Rohingyas en Birmanie et les Arméniens en Turquie ont été massacrés en raison de leur statut de menace pour la sécurité du groupe. En ce sens, autodéfense et génocide ne divergent pas mais vont au contraire souvent de pair.

La mémoire de la Shoah a été axée sur une approche centrée sur la victime – aidée et encouragée par le désir occidental de clore les comptes avec ce passé sans vraiment aborder le racisme de longue date qui continue à hanter, bien que sous des formes différentes, le continent. De nombreuses communautés juives occidentales, repliées sur leurs propres traumatismes et blessures, sont restées sourdes à ce qui se passait à l’extérieur – avant tout, encore une fois, aux transformations du racisme institutionnel en Europe, dont ce charnier qu’est devenue la Méditerranée peut incarner le symbole. Par ailleurs, en grande partie par commodité ou par conviction – en raison aussi des limites d’une partie de la gauche à vouloir comprendre les complexités et les peurs du monde juif d’aujourd’hui – de nombreux représentants des communautés juives ont fini par entretenir des relations plus que cordiales avec l’extrême-droite. Ces mêmes communautés, en vertu du paradigme victimaire, ont également été sourdes à ce qui se passait dans le refuge issu de l’interminable massacre bureaucratique et profondément moderne que fut la Shoah, en Israël. Un État qui, né d’une autre injustice, s’est développé par la discrimination et la violence, au point d’accentuer les problèmes de tout État-nation : la préférence pour le peuple national et le racisme pour ceux qui sont considérés comme des étrangers.

L’Europe, entre obéissance et indifférence

Mais tout cela ne doit pas nous hypnotiser. L’histoire dont nous parlons est aussi celle des masses indifférentes formées à la haine de basse intensité dans les pays riches d’Europe. Puisque se souvenir de la Shoah et du Porrajmos n’est pas une faveur faite aux Juifs ou aux Roms et Sintis, les Européens ne sont pas dispensés du devoir de se remettre en question. Au centre de l’auto-réflexion devrait se trouver la recherche des raisons de la montée des gouvernements autoritaires fascistes et post-fascistes dans les démocraties occidentales. C’est ce que nous avons en commun avec Israël. Contre l’idée qu’Israël (ou une version métaphysique du sionisme) est un symptôme ou un symbole, le caractère concret de la dynamique politique pointe vers une tendance commune qui traverse les latitudes géographiques, le devenir fasciste du monde.

Reprenant un raisonnement de Stefano Levi della Torre, on pourrait dire que, outre la justification de la menace perçue, la perversion de la condition victimaire unit également l’Europe et Israël – certes sur des bases différentes, un génocide dans un cas, l’instrumentalisation de la paupérisation relative et réelle de larges couches de la population dans l’autre. Mais les deux dynamiques reposent sur le même matériau humain, capable d’agir un maximum de violence même sans volonté claire quant à ses finalités. L’extrême droite raisonne en termes victimaires, légitimant ainsi toutes les cruautés possibles. Les peuples blancs, menacés par les migrants et la substitution ethnique, victimes de l’Europe et de ses politiques environnementales, opprimés par l’idéologie de gauche et l’idéologie du genre, écrasés par la finance et Soros, sont autorisés à restreindre les droits et les libertés des minorités et des déviants. Un peu moins de liberté pour tous vaut plus de sécurité pour certains. Nous nous sentons victimes et nous en créons d’autres. Le racisme institutionnel et les politiques migratoires de plus en plus vicieuses, ainsi que l’élection de gouvernements qui érodent les droits officiellement garantis par les démocraties libérales, reflètent une idée erronée de la protection contre les menaces, parfois réelles, mais souvent paranoïaques et déformées.

La combinaison du ressentiment des victimes et de la férocité à l’origine des fascismes, hier et aujourd’hui, nous unit à Israël. Ainsi, dans ce paysage, il faut prêter attention à l’autre face du commandement, comme le suggère David Bidussa, le mélange d’obéissance et d’indifférence. S’il est vrai que la société israélienne est anesthésiée et participe activement à la destruction de Gaza et de sa population, il faut se concentrer sur le fait que ces deux maladies de l’esprit, pour ainsi dire, ne sont en aucun cas étrangères aux sociétés dans lesquelles nous vivons. De même, la spécificité de l’antisémitisme nazi-fasciste doit être replacée dans la longue histoire du racisme européen.

La Zone d’intérêt, le film qui a remporté l’Oscar du meilleur film international et qui a suscité tant de comparaisons entre Gaza et l’Europe nazie doit donc être lu différemment. Ce film, en abordant le problème de l’indifférence et de l’obéissance, parle de Gaza comme il parle de nous tous, dans une Europe qui glisse de plus en plus vite vers la droite. Une Europe qui n’a pas assumé l’horreur du nationalisme, les atrocités des conquêtes coloniales et la violence qui continue à se déployer avec ceux qui sont les héritiers de ces pillages et dont nous ne voulons toujours pas comme concitoyens.

Après la Seconde Guerre mondiale, les nations démocratiques ont déchargé sur l’antisémitisme la confrontation avec le problème plus large du racisme. En focalisant la question de la discrimination et de l’oppression des minorités et des non-Européens sur la Shoah, elles ont ainsi évité de s’attaquer à d’autres formes de racisme antérieures et postérieures. Le nationalisme s’est transformé en patriotisme, espérant ainsi le purger de la violence inhérente à l’idée de nation (coïncidant jusqu’à avant-hier avec celle de race), avec sa minorité permanente. Comme une rivière karstique, à partir des années 1990, le noyau destructeur du nationalisme est revenu dicter l’agenda politique, jusqu’à la phase actuelle où il le domine sans faille.

La froideur avec laquelle le massacre des Palestiniens a été accepté et leur déshumanisation dans la représentation médiatique reflètent la même évaluation inégale de la valeur de la vie des « autres » dans nos sociétés et à l’extérieur de nos frontières.

Gaza, où brûle l’hypocrisie occidentale

Là où l’Europe a parlé d’humanité et de droits de l’homme, elle a tué. C’est ainsi que Franz Fanon a terminé Les damnés de la terre, à la recherche d’un nouvel universalisme, débarrassé des scories raciales. C’est à Gaza que brûle l’hypocrisie occidentale. À Gaza, on voit la faiblesse du concept des droits de l’homme et du droit international. Ainsi que l’absence de réparation pour la domination coloniale qui alimente les ¾ de l’indifférence du monde à l’égard de la Shoah, comme le rappelle Pankaj Mishra dans la London Review of Books. Sans épée – sans réelle volonté politique, sans instruments coercitifs inspirés par des valeurs véritablement universelles – c’est l’hypocrisie du plus fort qui l’emporte.

Être les chiens du Sinaï : comme il n’y a pas de chiens sur le Sinaï, l’expression signifie venir en aide au plus fort. C’est l’ouverture bien connue du texte éponyme de Franco Fortini, publié en 1967. Un an et demi de massacre, de génocide, de nettoyage ethnique, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité – peu importe – ont généré entre 47 000 et 64 000 morts selon le Lancet, 100 000 blessés, 2 millions de déplacés, l’infrastructure sociale et civile dévastée. Biden a envoyé des armes aux derniers, l’Europe a un temps appelé à tuer à un rythme moins accéléré – le Haut Représentant Joseph Borrel, à la fin de son mandat, a élevé la voix contre le nettoyage ethnique ; trop peu, trop tard. Et aujourd’hui, plusieurs gouvernements occidentaux affirment qu’ils ne toucheront pas un cheveu de Netanyahou et de ses congénères.

Pendant ce temps, l’Afd, qui menace d’expulser tous les « non-allemands », est le deuxième parti dans les sondages en Allemagne. Le Front national de Le Pen est le premier parti en France. En Autriche, les héritiers des nazis du FPÖ pourraient être en mesure de diriger le pays. En Italie, nous avons depuis deux ans un gouvernement post-fasciste qui ne perd pas de temps à restreindre les droits et les libertés des migrants et des opposants politiques. Le gouvernement oligarcho-fasciste de Trump a pris ses fonctions et veut déporter 10 millions de personnes.

Michael Mann a écrit que le nettoyage ethnique moderne est « le côté obscur de la démocratie qui apparaît lorsque des mouvements ethnonationalistes revendiquent l’État pour leur propre ethnos, qu’ils entendent initialement constituer en démocratie, mais cherchent ensuite à exclure et à “nettoyer” les Autres ». Nous comptons avec les décombres de Gaza, mais aussi avec les débris que nous n’avons jamais nettoyés en Europe. Et avec les nouveaux décombres qui nous attendent ici, entre nos mains.

Bruno Montesano

Doctorant en changement social et politique aux universités de Turin et de Florence.