Au nom de la liberté d’expression de ceux qui la possèdent, des citoyens et des citoyennes, se voient interdit·es de parole. Aujourd’hui deux nouveaux arguments sont particulièrement employés – appel à la haine et l’apologie du terrorisme -.
Les mensonges, les stupidités, les délirantes fantaisies, pour nocives soient-elles, ne devraient pas être pénalisées. Il ne faut pas assimiler les paroles ou les mots aux actions concrètes ou à leurs financements, sans oublier la construction institutionnelle de leurs impunités.
Les progressistes ne devraient ni mêler leurs voix à ce concert des hypocrites en tout genre, ni reproduire des systèmes d’insulte freins aux nécessaires débats. Laissons aux bonimenteurs leurs mensonges…
Ne pas confondre les mots et les maux organisés en bande organisée ou non, pour harceler ou cyber-harceler, pour inciter à la discrimination ou à la haine. Ces maux là relèvent bien des institutions de la justice. Il en de même de la négation des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Sans oublier qu’il ne faut pas confondre des dénonciations de situations ou de violations du droit, des expressions de dégoût avec une soi-disant haine.
Il convient de juger du respect ou du déni de la liberté d’expression, en prenant en compte les moments et les cadres de l’énonciation des mots, de contextualiser les vocabulaires ou les expressions.
Quelques exemples d’hier et aujourd’hui pour illustrer le propos :
* Pacte germano-soviétique. Si certain·es militantes du PCF ont manifesté leur désaccord, ce ne fut ni le cas de la direction de ce parti, ni de la grande partie de ses élu·es… Ce pacte devait être combattu comme par ailleurs les accords de Munich entre Adolf Hitler, Édouard Daladier, Neville Chamberlain et Benito Mussolini. Les partisans de Munich avaient la presse [et donc la liberté d’expression] avec eux et ils purent non seulement injurier les membres du PCF mais aussi faire interdire ce parti.
Pour les progressistes, les premiers avaient choisi « Hitler plutôt que le Front populaire », les seconds avaient sacrifié les idéaux internationalistes pour les intérêts d’un Etat et de la clique qui le dirigeait…
* Des campagnes médiatiques puissantes visent aujourd’hui à disqualifier des militant·es et des élu·es manifestant leur soutien au peuple palestinien. La liberté d’expression des soutiens au gouvernement israélien, dans le déni de ses violations du droit international, de ses crimes de guerre et crimes contre l’humanité, ne vaut pas pour celles et ceux qui dénoncent ces violations et ses crimes. Elles et ils sont accusé·es d’antisémitisme et d’apologie du terrorisme. Car comme chacun·e l’a compris le qualificatif de terroriste ne vaudrait que pour des bandes armées et non pour des Etats, curieuse liberté de nommer ou de taire. Les possibles criminels de guerre, les plausibles criminels contre l’humanité, qu’ils soient responsables d’États ou de bandes armées, doivent être jugés dans le respect du droit, dans des procédures contradictoire et publique.
Qu’une partie de la gauche ou de forces dites décoloniales se refusent à nommer des actes terroristes, à condamner les crimes des bandes armées lors du 7 octobre 2023, en dit long sur l’anti-impérialisme des imbéciles et sur le refus des débats…
Mis en cause par des articles de presse, des hommes présumés auteurs de violences sexuelles envers des femmes, des entreprises dont les pratiques sont dévoilées, n’hésitent pas à instrumentaliser la justice en ayant recours à des procédures dites « bâillons ». Je souligne qu’utiliser certains mots ne saurait être assimilé à de la diffamation. Il est donc possible de parler des violences de membres de « force de l’ordre » dans l’exercice de leur fonction, donc de violences policières. Qu’un ministre veuille censurer de tels propos en dit long sur sa conception de la liberté d’expression.
Liberté de s’exprimer pour certains et refus de cette liberté pour celles et ceux qui en sont les victimes, au nom du secret professionnel et du soi-disant droit des affaires ou du déplacement de la présomption d’innocence du prétoire aux lieux d’expression sur des actes délictueux, de l’usage étendu de la notion de diffamation…
* La presse liée à la droite extrême en France et à l’étranger aime particulièrement le recours au concept de liberté d’expression, liberté pour les rédacteurs et les rédactrices d’insulter, de dénigrer et de stigmatiser leurs opposant·es (non reconnu·es par ailleurs en tant que tel·les) et à leur refuser cette liberté d’expression qu’elles et ils se sont octroyés. Les éditocrates et animateurs de jeux télévisés sont de grands spécialistes de ces maux contre les idées. Qu’il puisse y avoir des financements publics pour les mensonges sans responsabilité ne relèvent pas de la liberté d’expression mais bien de brouillage les sens…
Je pourrais aussi parler de la topographie coloniale qui insulte les citoyen·nes des villes, de la masculinisation de la langue et du refus de nommer les femmes et de leur dénier une histoire, des mémoires historiques rongées par les mensonges et les réécritures du point de vue des vainqueurs. Rien de cela n’est nouveau…
Je n’oublie pas les massacres et les génocides niés par certain·es, les droits des peuples autochtones toujours foulés aux pieds, les dictatures rebaptisées socialisme, l’anti-impérialisme des imbéciles qui sévit à propos de la Syrie, de l’Iran, de la Russie, du Vénézuela, entre autres. Je garde en memoire les mots défigurés par les apôtres du mensonge ou de leur liberté d’expression. Ici aussi que des forces progressistes utilisent ces méthodes laisse plus que songeur…
Les membres des organisations progressistes n’ont rien à gagner à favoriser la censure institutionnelle, qui s’appliquera d’abord à elles et eux. Il convient de faire la différence entre les mots – même s’ils participent à la construction des maux – et les actions éventuellement pénalisables. Les aspirations sociales et démocratiques ne peuvent être construites que dans les débats et actions communes, dans le respect des principes des droits des êtres humains, elles impliquent une vrai liberté d’expression non réduite comme aujourd’hui à celle des privilégié·es qui en bénéficie.
Nous pouvons faire la différence entre les mots organisés pour détruire les possibilités même de débats, les négations des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, les propagandes mensongères d’Etats ou de groupes d’extrême droite. Avant hier les Protocoles des Sages de Sion invention raciste du gouvernement tsariste, hier l’incendie du Reichstag attribué aux communistes par l’appareil nazi, aujourd’hui les campagnes de dénigrement, d’insulte, d’harcèlement ou la diffusion de théories complotistes. Les réseaux sociaux sont un lieu d’accélération de circulation de ces éléments plus ou moins délirants, d’autant que les algorithmes qui les animent sont construits justement pour valoriser les mots et expressions clivantes. Il serait plus que temps de priver les propriétaires milliardaires de leurs outils de propagande. L’appropriation privée des données ou des recettes publicitaires, est contradictoire avec l’idée même de réseau social.
Sans oublier les inflations de sens, les exagérations en continu, l’usage indéterminé de mots au-delà de leur signification, les leçons de soi-disant sachant·es qui masquent soigneusement l’origine et la place d’où elles ou ils parlent et les intérêts qu’elles et ils défendent, les refus de débat derrière la sacralisation de certains termes.
Les mots nécessaires aux débats le sont d’autant plus lorsqu’ils s’inscrivent dans le construction d’alternatives concrètes, qu’ils deviennent des mots partagés, des mots d’égalité entre individu·es libres, des mots communs dessinant une liberté d’expression toujours élargie. Le problème ne porte donc pas sur les désaccords mais sur la volonté d’unicité. L’obstacle est aussi celui de tribuns ne favorisant pas les mots pour agir mais ceux pour diviser au nom de la nature, de dieu, de la tradition, de la méritocratie, de la patrie, de la tribu, du parti…
C’est bien dans un autre espace laissant place aux désaccords, refusant la parole unique, les effets de tribune, les mots dont certain·s se sentent investi·es par auto-désignation ; un espace laissant le temps à la réflexion, non guidé par l’esbroufe, que nous pouvons plaider pour que celles et ceux qui prononcent des mots en soit responsables, devant les citoyen·nes et éventuellement devant la justice. Que les menteurs et les menteuses professionnelles assument…
Didier Epsztajn
PS : Nul·le ne devrait être emprisonné·e pour avoir critiqué un pouvoir en place. Défendre la liberté d’expression, c’est aussi défendre les écrivain·es contre les arbitraires gouvernementaux ou religieux