Inquiétude ukrainienne

                                   Par Pierre Madelin

Publié le 7novembre sur Facebook.

Alors que tous les projecteurs sont – légitimement – braqués sur Gaza et que les sources d’inquiétude sont nombreuses, il est important de ne pas perdre de vue la situation ukrainienne. En tant qu’Européens (pas au sens civilisationnel/identitaire du terme bien sûr, mais au sens factuel de citoyens ou habitants de pays européens), notre avenir s’y joue en grande partie, ne serait-ce que parce que le belligérant agresseur affirme ouvertement que son but est de détruire l’Europe, à minima en la faisant éclater comme entité politique et en la vassalisant. Pourtant, en dehors du champ médiatique et diplomatique, où l’Ukraine a été omniprésente, je continue à penser que le soutien à l’Ukraine est bien trop timoré, notamment dans cette frange de la population qui se targue pourtant généralement d’une lucidité supérieure à la moyenne : la gauche militante (on n’a d’ailleurs jamais vu pour l’Ukraine les mobilisations que l’on observe actuellement pour Gaza sur les réseaux sociaux ou même dans la rue). 

Il y a plusieurs raisons à cela. Le campisme en est une, bien sûr, et plus généralement un certain provincialisme intellectuel qui affecte les milieux militants en Europe de l’ouest, pris au dépourvu par une guerre dans laquelle ni les « méchants » ni les « gentils » ne correspondent au casting habituel, et où pire encore les « gentils » ont le mauvais goût d’être soutenus par les « vrais méchants » de toujours (de ce point de vue là les bombardements de Tsahal soutenus par les US ont, pardonnez-moi l’expression, quelque chose de « rassurant »). La difficulté à penser politiquement les enjeux militaires/sécuritaires en est une autre, peut-être pas assez soulignée. Voilà bien longtemps qu’en Europe, la gauche s’est habituée à penser l’armée à l’aune de son rôle dans des politiques expansionnistes, néo-colonialistes ou impérialistes, autrement dit comme une institution qui menace avant tout la sécurité d’autres populations, dans d’autres pays souvent lointains. Or voici qu’aujourd’hui, pour la première fois depuis 1945, c’est l’Europe elle-même et ses différents pays qui sont confrontés à une menace sécuritaire de grande ampleur. Cette situation inédite pour notre génération (et les précédentes) doit à mon avis nous conduire à réviser nos « logiciels » intellectuels, notamment en réinvestissant politiquement, dans le lexique de l’émancipation, la question de la défense, faute de quoi nous continuerons à passer à côté de cet immense défi que représente la guerre en Ukraine.

J’ai bien conscience que ce n’est pas simple. Que l’on soit pacifiste, écologiste (la production d’armements et de munitions, tout comme les activités guerrières, ont un impact écologique considérable) ou féministe (la guerre réactivant ou exacerbant un éthos patriarcal ou viriliste), on a de bonnes raisons de s’y opposer d’un point de vue normatif. Malheureusement la guerre dans certains cas n’est pas un choix, et aujourd’hui plus que jamais l’Ukraine a besoin d’armes et de munitions pour se défendre et repousser l’envahisseur, seule condition paradoxale d’une paix juste et durable pour elle et pour l’Europe. Or nous n’avons jamais été des dizaines ou des centaines de milliers dans la rue pour faire pression sur nos gouvernements aux cris de « Free Ukraine from Crimea to Poland » ou « Des F16 pour l’Ukraine ! » (haha) alors que telle serait la juste attitude internationaliste à adopter. 

Cette absence de véritable mobilisation populaire forte et durable pour l’Ukraine explique à mon avis en partie qu’aujourd’hui, même s’il faut prendre garde de ne pas céder au défaitisme dont la propagation est avant tout une victoire cognitive et informationnelle pour la Russie (qui mise beaucoup sur ce volet de la confrontation – voir le livre récent de David Colon La guerre de l’information), les motifs d’inquiétude soient nombreux :

– L’Ukraine n’a pas les armes nécessaires pour mener à bien sa contre-offensive (notamment au niveau aérien)

– Le régime russe est toujours aussi déterminé, prêt à une guerre longue. Son économie est désormais intégralement tournée vers la guerre, avec une augmentation de 68 % du budget de l’armée et une hausse massive de la production industrielle militaire. Qui plus est aucun changement de régime ne semble à l’ordre du jour en Russie, la population étant majoritairement apathique ou complice si j’en crois les témoignages. Enfin il peut compter sur un réservoir démographique largement supérieur à celui de l’Ukraine et n’a aucun scrupule à sacrifier sa population.

– En face, la détermination de l’Europe à soutenir l’Ukraine semble, en dépit de la rhétorique des dirigeants, plus limitée. La planification industrielle pour la livraison de munitions ne semble par exemple pour l’instant pas à la hauteur des besoins ukrainiens.

– En plus, Orban est désormais accompagné par le Slovaque Fico dans le camp des pro-Poutine assumés au sein de l’UE.

– Aux États-Unis les démocrates au pouvoir n’arrivent pas pour l’instant à faire passer leur plan de soutien à l’Ukraine, et leur soutien inconditionnel à Israël qui rase Gaza creuse une énorme fracture au sein du parti démocrate lui-même.

– Ce soutien inconditionnel des US et d’autres dirigeants occidentaux à Israël, moralement abject et stratégiquement désastreux, est une victoire cognitive majeure pour les propagande russe et chinoise, qui n’en demandaient pas tant, et qui vont ainsi pouvoir poursuivre avec davantage de facilité leur entreprise de destruction systématique de la démocratie dans le monde en l’enrobant dans la rhétorique de la « décolonisation » des relations internationales. 

– Il pourrait en outre favoriser le retour de Trump au pouvoir en poussant à l’abstention une partie pro-palestinienne de l’électorat démocrate. Le retour de Trump à la présidence serait une victoire majeure pour Poutine et tous les fascistes du monde, une catastrophe pour l’Ukraine…(et pas non plus une bonne nouvelle pour les Palestiniens au passage).

Et en Europe, faute d’avoir « accepté » la guerre en Ukraine et d’avoir tout donné pour que la Russie soit défaite, il se pourrait bien que nous finissions tôt ou tard par être confrontés à une guerre qui nous concernera bien plus directement…