Idées et Sociétés, International

Ne parlez pas de rébellion de la génération Z

Sous ce titre un peu provocateur Will Shoki se livre à une analyse fouillée du mouvement de la jeunesse à l’échelle mondiale. ML

Sur tous les continents, une figure familière est revenue dans les rues. Au Népal, de jeunes manifestant·es ont renversé le gouvernement après des années de corruption et de stagnation. Au Maroc, le collectif sans leader « Gen Z 212 » a rempli les places publiques de chants dénonçant les dépenses extravagantes de l’État et la négligence quotidienne. À Madagascar, des étudiant·es et des chômeurs/chômeuses confronté·es à des pénuries d’eau et à des coupures d’électricité répétées ont contraint le président à dissoudre son cabinet. Les médias du monde entier ont rapidement proposé un titre bien ficelé : la génération Z se soulève.

Pourtant, cette description, reprise par CNN et le New York Times, est à la fois vraie et profondément trompeuse. Il est vrai que les manifestant·es sont jeunes et que les outils numériques (serveurs Discord, flux TikTok et chaînes Telegram) ont accéléré leur coordination. Mais qualifier ces révoltes de « manifestations de la génération Z » revient à confondre le moyen de communication et le message. Cela transforme une crise structurelle en un état d’esprit générationnel, réduisant la politique à une question de démographie. Ce qui disparaît de la vue, c’est la réalité plus profonde : ces soulèvements expriment la réémergence d’un sujet politique mondial longtemps marginalisé, à savoir la jeunesse en tant que conscience d’un système mondial en déclin.

Les soulèvements de cette année s’inscrivent dans la même courbe historique que celle retracée dans notre récent numéro spécial, Revolution Deferred. Ce numéro retraçait une quinzaine d’années de protestations – du Printemps arabe à #FeesMustFall – au cours desquelles des mobilisations de masse ont éclaté à travers le monde, mais ont rarement transformé les structures auxquelles elles s’opposaient. Ces mouvements ont révélé les limites de la démocratie néolibérale, mais ont finalement été contenus par celle-ci. La révolution différée n’a pas été éteinte, elle a été dispersée. Les événements de 2025 suggèrent que l’énergie de ce cycle revient, façonnée par des conditions économiques plus difficiles et dépouillée des illusions antérieures sur la réforme. Si les années 2010 ont été une décennie de révolte sans révolution, de soulèvements qui ont mis en évidence les échecs du système sans les transcender, alors les troubles actuels sont une politique de nécessité : pas encore révolutionnaires, mais nés de la prise de conscience que la simple survie exige désormais une confrontation avec le système lui-même.

La récurrence des révoltes de la jeunesse n’a rien de mystérieux. Sous le capitalisme, les jeunes sont toujours les premiers à subir les contradictions de l’accumulation. Elles et ils héritent du coût de crises qu’elles et ils n’ont pas provoquées, entrant dans l’âge adulte dans des économies qui n’ont plus besoin de leur main-d’œuvre et des systèmes politiques qui ne sollicitent plus leur consentement. Au Maroc, plus d’un tiers des moins de 24 ans sont au chômage, alors même que l’État construit des stades pour la Coupe du monde 2030. Au Népal, des générations entières ont été exportées comme main-d’œuvre migrante, soutenant une économie de transferts de fonds qui permet aux élites nationales de reporter toute transformation structurelle. Dans une grande partie du Sud, un surplus permanent de jeunes est devenu une caractéristique fixe de la vie économique – une majorité démographique condamnée à la redondance sociale.

Considérer cela comme un drame générationnel – la génération Z contre ses aîné·es – revient à le dépolitiser. La catégorie « génération Z » appartient au lexique marketing du capitalisme tardif, et non au vocabulaire du changement historique. Elle suggère que ce qui unit ces jeunes, c’est la culture ou l’attitude plutôt que la situation matérielle. Mais leur situation commune n’est pas psychologique. Elle est structurelle. Les mêmes économies fondées sur l’endettement, les services sociaux privatisés et les programmes d’austérité imposés de l’extérieur qui ont défini l’ère néolibérale ont désormais atteint leur limite politique. Les jeunes se trouvent à la frontière de cet épuisement, où toutes les promesses de développement se sont effondrées dans une précarité permanente.

La forme de la contestation a changé, mais sa logique reste la même. Au Maroc, la chaîne Discord « Gen Z 212 » a rassemblé plus de 130 000 membres en quelques jours, une infrastructure numérique comblant le vide autrefois occupé par les partis politiques et les syndicats. À Madagascar, le réseau en ligne « Gen Z Mada » s’est coordonné avec les syndicats pour appeler à des grèves nationales. Au Népal, le mouvement qui a commencé contre l’interdiction des réseaux sociaux s’est transformé en un rejet massif de tout l’ordre post-maoïste, discrédité par des décennies de libéralisation et de rotation des élites. Il ne s’agit pas seulement de rébellions numériques. Il s’agit de recompositions de classes menées par des moyens numériques, d’expériences d’organisation dans les ruines des véhicules traditionnels de la politique de masse.

Il convient de noter que bon nombre de ces mouvements adoptent consciemment l’étiquette même que les médias utilisent pour les banaliser. « Gen Z 212 » au Maroc, « Gen Z Mada » à Madagascar et « Gen Z Nepal » ont adopté cette étiquette non pas pour s’identifier à une catégorie marketing mondiale, mais pour nommer leur communauté générationnelle en période de crise. Il s’agit d’un raccourci tactique, d’une auto-identification ironique dans le langage d’un monde qui les exclut (un langage qui coexiste avec une industrie artisanale du journalisme et de l’analyse culturelle qui traite la « génération Z » comme une attraction de zoo, spéculant sans cesse sur les habitudes étranges de cette espèce – son « regard vide », son aversion pour le travail, sa peur des boîtes de nuit – tout en négligeant souvent l’ordre social qui produit ces conditions).

Le contenu idéologique de ces mouvements est encore en train de se former. Beaucoup expriment leur colère en termes moraux : corruption, dignité, trahison. Mais derrière ce vocabulaire se cache une conscience structurelle : celle que les élites nationales agissent comme des médiateurs pour un système mondial qui a cessé de fonctionner. Comme l’a déclaré un·e manifestant·e à Nairobi lors des soulèvements au Kenya l’année dernière : « Nous sommes gouverné·es par les banques, pas par le Parlement. » D’Antananarivo à Katmandou, l’accusation est la même. L’État a été vendu, l’avenir est hypothéqué.

Cette conscience n’est pas encore un programme, mais elle est plus radicale qu’il n’y paraît. Elle représente une résurgence de la conscience systémique mondiale venue d’en bas, le sentiment que les injustices de la vie quotidienne sont liées à l’architecture même du capitalisme mondial. Lors des précédentes manifestations de masse, la revendication était l’inclusion : être représenté·e, reconnu·e et pouvoir se construire. La revendication qui anime les soulèvements actuels est plus fondamentale : survivre à un système qui a épuisé les conditions nécessaires à la survie. C’est aussi pourquoi la Palestine est devenue une référence morale et politique si puissante. Le génocide en cours à Gaza et le courage de celles et ceux qui continuent à le défier – des campements d’étudiant·es à la flottille mondiale Sumud – ont clairement montré à toute une génération que l’empire n’est pas une abstraction (plusieur·es militant·es de la flottille sont toujours détenu·es par Israël dans des conditions inhumaines, selon certaines informations, notamment la contributrice de l’AIAC et écrivaine sud-africaine Zukiswa Wanner, détenue avec des centaines d’autres personnes qui affirment avoir été battues, privées de leurs droits et confinées de force). C’est la logique organisationnelle du système auquel elles et ils sont confrontés. Ce qui lie les manifestations à Nairobi, Katmandou, Lima ou Casablanca à celles qui réclament une Palestine libre, c’est un refus commun d’un monde régi par la spoliation et la hiérarchie.

Le parcours de Greta Thunberg, militante suédoise de 22 ans, illustre parfaitement cette dynamique. Autrefois chouchoute de l’écologisme libéral – accueillie à Davos, embrassée par Obama et célébrée comme la preuve que « la génération Z se souciait » –, elle était adulée parce que sa critique semblait morale plutôt que systémique. Mais dès qu’elle a établi un lien entre la justice climatique et l’anti-impérialisme, qu’elle s’est rangée du côté des Palestinien·nes et qu’elle a qualifié l’apartheid israélien et la guerre en cours contre Gaza de génocide, les invitations ont cessé (et Greta Thunberg ne s’est pas seulement concentrée sur la Palestine et la justice climatique, mais s’est également montrée cohérente sur toute une série de questions, notamment l’Ukraine, l’Arménie et le Sahara occidental). Les politicien·nes occidentaux qui l’applaudissaient autrefois ont soudainement découvert les limites de leur tolérance. Ce n’est pas son âge qui a changé, mais sa politique. L’establishment ne peut tolérer la dissidence des jeunes que lorsqu’elle flatte son image de soi ; il recule dès que cette dissidence remet en cause ses fondements.

Lorsque les commentaires grand public qualifient cette vague de protestations de « rébellion de la génération Z », cela signifie en réalité : ne la prenez pas au sérieux. Cette étiquette domestique ce qui devrait être menaçant. Elle transforme la lutte politique en une tendance « mode de vie ». Mais si l’on enlève ce vernis, on voit apparaître un schéma qui relie le présent à une longue histoire de révoltes de la jeunesse sous le capitalisme, de Paris en 1968 à Soweto en 1976, en passant par les mouvements #EndSARS et Fallist de la dernière décennie. Dans chaque cas, les jeunes n’étaient pas un groupe d’intérêt particulier, mais la couche sociale à travers laquelle l’histoire annonçait que l’ancien ordre avait fait son temps.

Cette annonce est à nouveau faite. Ce à quoi nous assistons, de Katmandou à Casablanca, n’est pas simplement l’impatience d’une nouvelle génération, mais la résurgence d’une contradiction mondiale qu’aucun gouvernement, aussi répressif soit-il, ne peut gérer indéfiniment. La révolution différée a refait surface, dépouillée de ses illusions et relayée par les écrans, mais reconnaissable dans son essence : une demande insistante pour un monde capable de soutenir la vie, la dignité et le sens au-delà du marché, et pour le bien des personnes, et non pour le pouvoir ou le profit.

Will Shoki, rédacteur en chef
Publié dans la lettre du 6 octobre 2025 de Africa Is a Country
https://africasacountry.com
Traduit par DE