Le 9 décembre 2025, nous célébrons la loi de 1905, loi de séparation des Eglises et de l’Etat.
La LDH (Ligue des droits de l’Homme), fondamentalement attachée de par son histoire et dans ses combats à cette loi de liberté, la défend comme garantie des droits de toutes et tous dans une République assurant l’égalité devant la loi « de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».
Ce 120e anniversaire est l’occasion de rappeler ce qu’est la loi de 1905. Mettant fin au Concordat et aux cultes reconnus, elle proclame la liberté de conscience et la liberté de culte et pose le principe de séparation entre Etat et religions, dont découlent les exigences de neutralité religieuse de l’Etat et de non-financement public des cultes. La neutralité de l’Etat protège la liberté religieuse des citoyennes et des citoyens : la police des cultes doit garantir l’effectivité du libre exercice des cultes et l’absence d’ingérence de l’Etat dans les expressions religieuses, dans l’intérêt même de l’ordre public (qui interdit par exemple, aux termes de l’article 28 de la loi, d’apposer des signes religieux sur les bâtiments publics, ce qui est étendu à l’intérieur des mairies, notamment).
Mais cet anniversaire intervient alors que les principes fondateurs de la laïcité ont été altérés par une inflation législative et un dévoiement politicien.
Affublé d’adjectifs multiples et contradictoires, le mot même de laïcité se trouve vidé de son sens. On confond principe de laïcité et régime de neutralité, alors que la neutralité de l’Etat face aux religions n’est que le moyen d’assurer l’égalité de toutes et tous face à un Etat impartial. Pire encore, le débat public finit par glisser de la neutralité de l’Etat à la neutralisation de la société. Et c’est ainsi que, d’affaire médiatico-politique en polémique sur des tenues vestimentaires musulmanes, une loi de liberté finit par être vécue comme un deux poids, deux mesures et une menace pour nombre de nos concitoyennes et concitoyens.
Depuis un peu plus d’une vingtaine d’années, la laïcité a été abîmée par toujours plus d’invisibilisation de l’expression de la foi et toujours moins de séparation entre le public et le culte.
Concrètement, l’hypertrophie de la neutralisation a commencé par l’école avec la loi du 15 mars 2004, puisque l’obligation de neutralité des agents publics a été étendue aux élèves, qui sont des personnes privées et des usagers du service public. Puis, la neutralisation a touché le travail, les entreprises privées (affaires Baby Loup [2013-2014] et suivantes), et même l’espace public dans son ensemble (loi du 11 octobre 2010).
Et en même temps le régime de séparation s’est altéré : d’un côté l’Etat a assoupli le principe de non-financement public des cultes, de l’autre il en a accru la surveillance.
Dévoyant les principes juridiques de 1905 pour promouvoir une morale imposée, les gouvernants ont mis la laïcité au service d’un contrôle administratif, voire politique, via le contrat d’engagement républicain (CER), de la vie démocratique et des associations, comme si elle était le credo d’une orthodoxie voire d’une orthopraxie. A quoi s’ajouterait aujourd’hui, avec la proposition de loi sur la laïcité dans le sport, la prétention à interdire l’expression de la liberté religieuse des sportives et sportifs, prétention créant un véritable ordre public moral du sport. De surcroît, visant en réalité quasi exclusivement les femmes musulmanes portant le voile, elle créerait une discrimination de genre.
Face à ces déformations, la LDH reste fidèle à la défense du modèle laïque fondé en 1905.
Car préserver ce modèle, c’est défendre une société qui garantisse un accès égal et effectif aux droits et libertés pour toutes et tous. Alors que notre démocratie est menacée par la montée d’idéologies excluantes, qui restreignent les droits sur des critères relevant de fantasmes identitaires et régressifs, il nous faut plus que jamais défendre l’Etat de droit, les libertés d’expression et d’association, les libertés académiques, les droits économiques et sociaux. Notre laïcité est le contraire du carcan dont certains rêvent : elle émancipe, elle respecte, elle garantit les droits sous la seule réserve des droits des autres.
Cette laïcité-là, non défigurée, reste une idée d’avenir. Portons-la ensemble.
RAPPEL de la sortie du livre De la séparation des églises et de l’école de Benoit Mély, édition abrégée sous la direction de Robert Duguet aux éditions Syllepses . Lien pour commander en fin de texte.
En ce 120ème anniversaire de la loi de séparation, lire ou relire Benoit Mély,
par Robert Duguet
8 décembre 2025
Les éditions Syllepse viennent de publier un abrégé, sous ma responsabilité, de la thèse d’Etat de Benoit Mély (1951-2003) publiée en 2004 par les éditions Page Deux (Lausanne). En ce triste anniversaire du 120èmeanniversaire de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, votée le 9 décembre 1905, il me semble indispensable de revenir aux principes qui sont si prostitués et salis par la camarilla politique du crépuscule de la Vème République, et à la méthode de Marx lui-même. Je propose ici quelques extraits lumineux rédigés par l’auteur sur les positions des fondateurs de la méthode du matérialisme historique. A l’heure où la bourgeoisie non seulement se détourne et liquide les acquis de sa propre révolution, où les représentations politiques de la gauche ont capitulé sur la défense de l’héritage des Lumières, il n’est pas inutile de lire ou de relire ces quelques pages sur la façon d’aborder le problème à partir de la « sécularisation » de la société et de l’Etat. Dans ses articles 1 et 2 de la loi de 1905, si brillamment défendue par Jean Jaurès, il est stipulé que la République est fondée sur la liberté absolue de conscience et que, ne finançant aucun culte, elle ne reconnait que des citoyens. Elle renvoie les appartenances communautaires, religieuses au domaine de la vie privée. Aujourd’hui Le retour du religieux dans la sphère publique, qui inquiétait Benoit Mély à l’issue de son travail, aujourd’hui sur fond de guerre, est pour le moins inquiétant : l’Eglise orthodoxe bénit les avions qui vont bombarder l’Ukraine, tandis que Trump a pris le pouvoir aux Etats Unis, appuyé sur les Eglises fondamentalistes chrétiennes. Macron veut « réparer le lien abimé entre l’Eglise de France et l’Etat », tout en inaugurant en grandes pompes Notre Dame de Paris en saluant la mémoire des Rois de droit divin qui ont marqué l’histoire de France, jusqu’à Charles De Gaulle rétablissant le principe monarchique en 1958. La question de la Séparation chez Marx et Engels(pages 226-230)[Marx et Engels] ont entrepris dès avant 1848 un combat interne au mouvement communiste, qu’ils venaient de rejoindre, pour qu’il rompe toute référence au christianisme ou à quelque fondement religieux de sa doctrine : c’est sans doute à la précocité de cette prise de position, à contre-courant de l’opinion dominante dans le mouvement ouvrier européen avant 1848, qu’ils doivent une partie de leur influence ultérieure. Mais si leurs « idées sur la religion » ont fait l’objet d’un très grand nombre d’études, leur position par rapport à la question laïque, ou en d’autres termes ce qu’on pourrait appeler leur « doctrine laïque », n’a pas été examinée en général avec la même attention… … La séparation des Églises et de l’Etat, comme de l’Église et de l’Ecole, est à leurs yeux une revendication dont l’origine libérale, et non socialiste, ne fait assurément pas de doute, mais qu’il faut cependant introduire dans le programme du mouvement ouvrier, précisément parce que la bourgeoisie libérale paraît y avoir renoncé. La question de la séparation des Églises et de l’Etat est de celles dont Marx comme Engels se sont préoccupés le plus tôt, non sans raisons objectives… Dès le premier texte d’ampleur où il traite -cette question, La Question juive (1844), Marx (qui n’est pas encore communiste à ce moment) apparaît dans sa polémique contre Bruno Bauer comme défenseur d’une politique de séparation, faisant de la neutralité religieuse de l’Etat un préalable démocratique aux transformations socialistes de la société, à propos de « l’émancipation politique » des juifs, à qui était déniée l’égalité civile et politique…… En d’autres termes : la neutralité religieuse de l’Etat moderne constitue à la fois un grand progrès par rapport aux Etats confessionnels antérieurs vers ce que Marx appelle un peu plus haut « l’émancipation humaine universelle », et un « moment » à dépasser, puisqu’elle ne résout en rien le problème de l’ « émancipation religieuse » des individus par rapport à leur religion, et qu’elle laisse subsister dans toute sa puissance « l’argent, devenu le dieu du monde » . La « révolution politique » (dont le modèle est à ses yeux la Révolution française), c’est-à-dire la réalisation de l’égalité devant la loi, et la laïcisation de l’Etat qui en résulte, révolution à la fois nécessaire et insuffisante, doit être complétée par une nouvelle révolution, seule apte à libérer l’humanité de la domination de la bourgeoisie, qui pour Marx devait bientôt se dénommer révolution sociale, ou prolétarienne. Que cette nouvelle révolution détruise l’acquis de la première, et remette en cause la liberté des cultes, est pour Marx hors de question : il est pour lui évident qu’on ne supprime pas la foi religieuse par la force, mais par la transformation des conditions matérielles d’existence qui lui permettent de prospérer….…Le programme politique qu’il rédige en avril 1848 pour le jeune Parti communiste allemand porte (paragraphe 13) : « Pleine séparation de l’Église et de l’Etat. Les ministres de toutes confessions sont rémunérés uniquement par les contributions volontaires de leur communauté. » En mai 1871 encore, il présente la Commune de Paris comme ayant « brisé l’outil spirituel de l’oppression, le pouvoir des prêtres » au moyen de la séparation de l’Église et de l’Etat : « Les prêtres furent renvoyés à la calme retraite de la vie privée pour y vivre des aumônes de leurs fidèles à l’instar de leurs prédécesseurs, les apôtres. » Au même moment, il s’oppose avec Engels à Bakounine en refusant de faire de l’athéisme une condition d’adhésion à l’Internationale ou à l’une de ses sections. Pas d’athéisme officiel, donc, ni dans le mouvement ouvrier organisé, ni sous un gouvernement ouvrier. Les émigrés blanquistes de Londres sont épinglés par Engels en 1874 comme ayant « la prétention de transformer les gens en athées par ordre du mufti ». Une célèbre formule de la Critique du programme de Gotha (1875) résume la position de Marx en des termes ici très proches sur le fond de J. S. Mill (si éloigné soit-il de la doctrine économique de l’utilitarisme britannique) : « Liberté de conscience » : Si l’on voulait, par ces temps de Kulturkampf, rappeler au libéralisme ses vieux mots d’ordre, on ne pouvait le faire que sous cette forme : Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux et corporels sans que la police y fourre le nez. » En d’autres termes, la « liberté de conscience » doit signifier non seulement la liberté de professer le culte de son choix, mais aussi celui de n’en professer aucun….… Cette dernière indication montre que le rapport de Marx et du libéralisme politique est plus complexe qu’il n’y paraît. Si Marx combat pour empêcher le mouvement ouvrier d’aliéner son indépendance par rapport aux partis libéraux, ce n’est pas seulement parce que ceux-ci entendent maintenir les rapports de propriété existants, et donc perpétuer l’exploitation. C’est aussi parce que ceux-ci s’avèrent à ses yeux (notamment en Allemagne) désormais incapables de réaliser leur propre programme émancipateur. Pour Marx, la supériorité de sa démarche réside dans le fait qu’elle permet de considérer les individus non dans leur abstraction, mais dans leur existence réelle, c’est-à-dire dans les rapports de domination ou d’exploitation dans lesquels ils sont pris ; elle réside aussi dans le fait que le socialisme lui apparaît comme seul à même de réaliser les éléments du programme libéral auquel celui-ci a d’ores et déjà renoncé (l’égalité des croyants et des incroyants étant de ceux-là). Le dépassement du libéralisme en socialisme ne supprime donc pas, mais conserve le programme d’émancipation de l’individu élaboré par le libéralisme politique classique, en même temps qu’il lui ôte son côté mystificateur. Contre toute interprétation abusive de l’expression « les prétendus droits de l’homme » qu’on trouve sous sa plume (dans La Question juive notamment), on doit remarquer que le droit de tout individu à avoir la religion de son choix, ou à ne pas en avoir, est dans toute son œuvre une pierre angulaire de sa conception de la liberté politique. Marx n’est pas seulement un penseur de la religion comme aliénation : il représente aussi un jalon essentiel d’une histoire européenne de la laïcité ….… Sur un second point Marx et Engels se séparent nettement des courants blanquistes ou bakouninistes : la lutte antireligieuse leur paraît non seulement une erreur politique mais une perte de temps. A suivre le programme de lutte antichrétienne d’un Blanqui exposé plus haut, on court le risque de se tromper d’adversaire. Qu’en est-il dès lors de la lutte pour « émanciper » l’école de la tutelle cléricale, là où celle-ci s’exerce encore ? On verra que cette question fera l’objet dans les partis marxistes avant 1914 de réponses contradictoires… Signalons enfin que, même si Marx comme Engels n’ont pas fait à la politique éducative une place de premier plan dans leur production politique (désintérêt relatif ? ou conviction qu’en ce domaine le mouvement socialiste avait déjà élaboré, en dehors d’eux, des outils essentiels ?), il ne fait pas de doute qu’ils sont l’un et l’autre partisans du principe de la « double indépendance » de l’École vis-à-vis des doctrines officielles de l’Église comme de celles de l’Etat. Marx présente en mai 1871 l’œuvre scolaire de la Commune de Paris en ces termes (prêtant visiblement à la Commune ses propres conceptions) : « La totalité des établissements d’instruction furent ouverts au peuple gratuitement et en même temps débarrassés de toute ingérence de l’Église et de l’Etat. » La Critique du programme de Gotha reprend avec force, contre les lassalliens, ce thème de la « double séparation » : « Une « éducation du peuple par l’Etat » est chose absolument condamnable… il faut proscrire de l’École au même titre toute influence du gouvernement et de l’Église… » …La question de savoir comment concilier cette nécessaire indépendance idéologique de l’École par rapport à l’Etat avec le non moins nécessaire financement public de l’enseignement n’est pas simple… Mais il n’est pas inutile de constater ici que c’était déjà la difficulté à laquelle s’était heurté Condorcet, et à laquelle il avait donné avec sa conception d’une Société nationale des sciences et des arts la réponse complexe qu’on a vue. Mais l’important ici, plus encore que les réponses plus ou moins élaborées apportées, est le fait que la question elle-même soit posée, par Marx comme par Condorcet. Cette proximité idéologique en matière de politique scolaire (par-delà toutes les différences quant à leur approche des questions politiques, sociales ou économiques) montre que Marx et Engels se situent bien encore dans cette logique de la « double indépendance » de l’enseignement public à l’égard des pouvoirs, politique comme religieux, qu’on a montrée à l’œuvre depuis la fin du XVIIIe siècle en Europe, et qui bientôt cessera d’être perçue comme une exigence de principe, y compris par une grande partie du mouvement international qui se réclamera de leur nom…… Entre les principaux courants du socialisme de cette période existent donc d’importantes divergences sur la question du bien-fondé principiel du mot d’ordre de Séparation laïque comme de son opportunité tactique. Une même condamnation de l’instruction religieuse scolaire, en tant qu’endoctrinement au compte de l’adversaire de classe, les rapproche néanmoins. C’est peut-être pourquoi l’une des très rares prises de position des congrès de l’Association Internationale des Travailleurs en matière scolaire concerne l’exigence de suppression de l’enseignement religieux (Congrès de Lausanne, 1867 ) Mais à cette position de principe, la crise de l’AIT après 1871 interdit tout prolongement pratique à court terme : c’est donc dans un cadre national qu’il conviendra d’observer l’attitude du mouvement ouvrier en matière de laïcité scolaire….Lien pour commander le livre :https://www.syllepse.net/nouveautes-_r_22.html