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La génération Z péruvienne a contribué à la destitution de la présidente

par Lucero Chávez – 15 octobre 2025

Inspirés par une vague mondiale de protestations, les jeunes manifestants péruviens ont transformé l’indignation exprimée sur les réseaux sociaux en une mobilisation massive contre la corruption et la répression.

Des dizaines de manifestants sautent de joie devant le Congrès de la République du Pérou. Nous sommes le 10 octobre et la présidente Dina Boluarte vient d’être destituée par les mêmes députés qui l’ont protégée pendant près de trois ans.

La veille, les crises sociales et politiques qui secouaient le Pérou depuis longtemps ont atteint leur paroxysme. Le candidat à la présidence Phillip Butters a été attaqué à coups de pierres lors d’une visite provocatrice dans une ville du sud dont il avait longtemps qualifié les manifestants de « terroristes ». À Lima, une brutale fusillade lors d’un concert d’un groupe de cumbia très connu a fait cinq blessés parmi les musiciens, renforçant le sentiment que la criminalité était en train de devenir incontrôlable. Quelques heures après la fusillade, aux petites heures du vendredi matin, Boluarte a été destituée par le Congrès après une audience rapide à laquelle elle a choisi de ne pas assister.

Mais la colère du public à l’égard du gouvernement a des racines beaucoup plus profondes. La vague actuelle d’indignation et de mécontentement a commencé le 20 septembre, lorsque des dizaines de jeunes sont descendus dans les rues du centre-ville de Lima pour protester contre une loi de réforme des retraites qui les obligerait à cotiser au fonds national de retraite dès l’âge de 18 ans. La police a répondu à la manifestation par la force.

« La répression a été trop forte », explique Jessica, une étudiante de 19 ans qui n’a donné que son prénom pour des raisons de sécurité. « Ils ont tiré directement sur les manifestants. Un garçon a été touché à la poitrine par une balle. S’il n’avait pas levé le bras, il serait mort », raconte-t-elle.

Cette violence s’est poursuivie lors des manifestations qui ont suivi. Lors d’une manifestation à Lima le 21 septembre, la police a arrêté Samuel Rodríguez, un jeune homme qui avait essayé d’aider un officier, mais qui a fini par être arrêté. Plus tard dans la semaine, 18 manifestants ont été blessés lors d’une autre manifestation à Lima, dont un homme âgé , son agression a rapidement fait le buzz après avoir été filmée.

Comme lors des récentes manifestations au Népal, au Maroc et à Madagascar, les jeunes ont été les premiers à dénoncer la crise au Pérou et à réclamer des changements. À l’instar de leurs homologues à travers le monde, les jeunes Péruviens se sont ralliés sous un drapeau arborant un crâne souriant et un chapeau de paille tirés de la série animée One Piece, dont le personnage principal, le jeune pirate Monkey D. Luffy, se lance avec son équipage dans une aventure pour renverser les pouvoirs corrompus et trouver la liberté. C’est un symbole qui correspond bien à la philosophie de la génération Z : tout changer.

Un État violent en ruines

Les tensions sociales au Pérou, conséquence d’une crise politique profonde, ne cessent de s’intensifier depuis 2022, lorsque l’ancien président Pedro Castillo a tenté sans succès de renverser le gouvernement pour contourner l’obstruction du Congrès. Boluarte, qui était alors sa vice-présidente, a pris ses fonctions de présidente et s’est rapidement alliée aux forces du centre et de la droite pour rester au pouvoir.

La présidence de Boluarte, entachée par des scandales de corruption, n’a pas réussi à répondre aux préoccupations les plus élémentaires des Péruviens. « Il y a un sentiment croissant d’agitation », explique Omar Coronel, politologue à l’Université pontificale catholique du Pérou. « Non seulement parmi les jeunes, mais dans tout le pays. Depuis 2023, les sondages sont très cohérents, donnant au président et au Congrès un taux d’approbation inférieur à 10 %. »

La violence à l’encontre des manifestants est devenue monnaie courante dans tout le pays, alimentant le soulèvement actuel. « Ma première manifestation a eu lieu le 20 septembre. J’étais au premier rang », raconte Jessica. « Ce que j’ai vu m’a rendu malade. La police ne montre aucune pitié. Ils tirent sur vous parce qu’ils tirent sur vous. S’il y a un enfant, ils s’en moquent. S’il y a une personne âgée, ils s’en moquent. »

Si la violence contre les manifestants est depuis longtemps une caractéristique de l’État péruvien, le gouvernement de Boluarte s’est montré exceptionnellement brutal. La répression a commencé immédiatement après la chute de Castillo, lorsque le sud du pays s’est soulevé fin 2022 et début 2023 pour défendre Castillo. Quarante-neuf personnes ont été tuées par la police lors de manifestations dans les villes à forte population indigène d’Apurímac, d’Ayacucho et de Puno, parmi lesquelles des passants et sept adolescents. Le massacre du 9 janvier à Puno est devenu tristement célèbre pour sa brutalité : au moins 18 personnes ont été abattues en une seule journée, dans ce que la Cour interaméricaine des droits de l’homme a qualifié de « massacre ».

Le gouvernement a nié toutes les accusations, qualifiant les manifestants de « terroristes ». Lors d’une conférence de presse avec les médias internationaux, Boluarte a déclaré aux journalistes : « Puno n’est pas le Pérou », une déclaration offensive qui symbolise les profondes divisions géographiques du Pérou.

À Lima, pendant ce temps, les gens restaient en retrait. « Nous n’avons apporté aucun soutien. Nous étions encore dans une bulle », explique Yacok Solano, un habitant de Lima âgé de 22 ans. « C’est pourquoi il y a du ressentiment envers les habitants de Lima. Quand on vit à Lima, on pense que c’est le centre du monde. »

Les récentes manifestations se sont toutefois étendues à tout le pays, reflétant l’aggravation de la crise. En seulement neuf ans, le Pérou a connu sept présidents, un cycle qui a engendré une instabilité institutionnelle, l’impunité et la corruption. La génération Z et ses alliés réclament désormais rien de moins qu’une restructuration complète du pays.

Les racines du mécontentement populaire

Le 5 septembre, le gouvernement a approuvé une réforme des retraites qui oblige toutes les personnes âgées de plus de 18 ans à cotiser au système à partir de 2027. La loi rend également les cotisations obligatoires pour les travailleurs indépendants et fixe l’âge de la retraite à 65 ans. Cette mesure d’austérité a immédiatement suscité une vive réaction.

Soixante-dix pour cent de la main-d’œuvre péruvienne est hors contrat, un chiffre encore plus élevé chez les jeunes. Le Rapport national sur la jeunesse 2021 a révélé que 83 % des emplois occupés par les jeunes sont informels (travail au noir). Le fossé entre Lima et les régions andines est flagrant : alors que l’informalité atteint 79 % dans les zones urbaines, elle grimpe à 96 % dans les zones rurales. Parallèlement, le revenu moyen des jeunes est d’environ 320 dollars par mois, soit à peine plus que le salaire minimum.

La précarité économique de la grande majorité de la population péruvienne contraste fortement avec le comportement de ses dirigeants. En juillet, Boluarte a doublé son salaire, qui s’élève désormais à environ 10 000 dollars par mois. Les politiciens du pays « ne pensent pas au peuple », déclare Jessica. « Ils ne pensent pas aux jeunes. Ils ne pensent qu’à se remplir les poches, à piller le pays et à en faire ce qu’ils veulent. »

Les puissants travailleurs des transports péruviens se sont également joints aux manifestations. Longtemps victimes de violences de la part de groupes criminels – rien que cette année, plus de 180 chauffeurs ont été assassinés pour avoir refusé de payer des frais d’extorsion –, leurs appels à la protection sont restés lettre morte. Mme Boluarte a répondu à leurs préoccupations en conseillant aux chauffeurs d’éviter d’être pris pour cible en « ne répondant pas aux appels téléphoniques » provenant de numéros inconnus. N’ayant nulle part où se tourner, ils se sont associés aux manifestants de la génération Z pour exiger une refonte du statu quo.

Jessica fait écho au sentiment d’une crise tentaculaire liée à l’insécurité. « Ce n’est pas seulement la loi AFP (amnistie pour les crimes commis par les militaires, policiers et miliciens lors des conflits de 1980 à 2000 ndt) qui m’a touchée, mais aussi ce que j’ai vu dans les médias. La criminalité, les lois qui favorisent les criminels, l’extorsion. C’est ce qui a poussé la génération Z à descendre dans la rue pour manifester », explique-t-elle.

« Le mécontentement explose de toutes parts », explique Noelia Chávez, sociologue à l’Université pontificale catholique. « Mais au Pérou, il n’y a pas de partis, de leaders ou de projets politiques qui servent de référence. Les jeunes manifestent parce qu’il y a une cause directe qui les touche. Et à ce discours contre l’injustice s’ajoute celui d’un gouvernement corrompu dont ils subissent directement la répression. »

Ce mécontentement a déjà fait sa première victime politique : Boluarte, qui a été destituée et remplacée par le président du Congrès, José Jerí, le 10 octobre. Mais selon les militants, sa destitution n’est qu’un début. La génération Z affirme que les manifestations vont se poursuivre.

De TikTok à la rue

Instagram et TikTok sont les principales plateformes utilisées par la génération Z pour s’informer. Grâce à des mèmes et de courtes vidéos qui deviennent rapidement viraux, ils sont passés maîtres dans l’art de créer des messages simples capables de susciter une indignation populaire massive dans les rues. Ils coordonnent les manifestations via Telegram et des groupes Facebook.

« Ce sont des jeunes qui ont les ressources, le temps et plus d’opportunités que les autres générations pour sortir et manifester », explique Chávez. « Bien qu’ils forment un groupe hétérogène, ils partagent la même identité liée à la situation politique et sociale et, surtout, à l’utilisation de la technologie. »

Les hashtags #GenZ, #corupción et #ProtestasPeru génèrent des contenus qui incitent à la colère, à l’indignation et à la protestation. Lorsque Boluarte est tombée, les jeunes se sont inspirés de ce manuel pour mobiliser rapidement des foules afin d’encercler les ambassades du Brésil et de l’Équateur afin d’empêcher sa fuite éventuelle. Selon Jessica, une affiche avec la photo de Boluarte a été partagée sur Whatsapp avec le message : « Non à la fuite de la ratte ».

« Nous nous organisons mieux, nous créons des alliances et nous rallions progressivement davantage de personnes à notre cause. Avec le peu d’expérience que nous avons, nous accomplissons beaucoup », dit-elle.

Le pouvoir d’organisation des jeunes manifestants péruviens a longtemps été sous-estimé. Le ministre des Transports et des Communications de Boluarte, César Sandoval, les a qualifiés avec mépris de « génération Z dégénérée ». Pour l’instant, cependant, il semble que ce soient les manifestants qui aient le dernier mot.

Un phénomène mondial

Le mouvement de jeunesse péruvien s’est inspiré des soulèvements à l’étranger. Il a appris comment les manifestations peuvent aboutir à des résultats après que des jeunes Népalais ont incendié le Parlement et contraint le Premier ministre Khadga Prasad Oli à démissionner. Son épouse, Rajyalaxmi Chitrakar, est décédée des suites de ses blessures après que leur maison a été incendiée.

La colère et le mécontentement des Népalais envers les « nepo babies » du pays, ces enfants de politiciens qui affichaient leur train de vie ostentatoire sur Internet alors que les inégalités se creusaient, se sont facilement traduits par la frustration des Péruviens envers leur propre élite politique.

L’identité générationnelle est essentielle pour présenter les manifestations dans les pays du Sud comme une lutte des jeunes pour leur avenir. Au Pérou, elle est hypothéquée par la certitude que le système de retraite va s’effondrer ; au Népal, par le chômage et la dépendance économique vis-à-vis de l’étranger.

Pourtant, les manifestations menées par les jeunes ont leurs limites. « Les mobilisations de la génération Z fonctionnent davantage comme un frein à l’autoritarisme que comme un mouvement social qui transforme la réalité », explique le politologue Coronel. « Les jeunes ont une revendication légitime pour restaurer la démocratie et l’équilibre des pouvoirs, mais nous devons garder à l’esprit que cette génération est immense et hétérogène. »

Mais les jeunes d’aujourd’hui s’appuient sur une multitude de symboles communs pour dénoncer de manière créative la concentration du pouvoir entre les mains d’une minorité. Dans ce contexte, le drapeau One Piece est devenu un emblème puissant. La série dépeint les élites politiques comme un groupe parasitaire qui profite des citoyens et qui, pour cette raison, mérite d’être renversé.

La voie à suivre

Les jeunes Péruviens qui mènent les manifestations affirment que leur combat est loin d’être terminé. Ils continuent de s’inspirer des symboles de la série animée qui les a incités à agir. Dans une vidéo récente annonçant une marche nationale pour le 15 octobre, une douzaine de jeunes apparaissent, le visage pixélisé, debout devant un drapeau One Piece accroché au mur du salon.

Bien que la lutte à venir s’annonce difficile, le nouveau président du pays, José Jerí, est une cible évidente. Cet avocat de 38 ans, affilié au parti Somos Perú, a été accusé de viol, d’enrichissement illicite et d’outrage au tribunal. Le nouveau président a également protégé Boluarte contre toute enquête sur les massacres commis sous son mandat.

La génération Z a remporté une grande victoire contre la corruption et l’impunité avec la destitution de Boluarte. Mais, comme le pirate Monkey D. Luffy et son équipage, il reste encore beaucoup de mers à traverser.

Lucero Chávez est une journaliste spécialisée dans les questions de genre, de citoyenneté et de migration. Elle est née à Lima, au Pérou, et vit à Santiago, au Chili. Ses articles ont été publiés sur Epicentro TV, Anfibia Chile et La Indómita. Elle est la fondatrice de La Válvula, le côté V de l’actualité.

Cet article a été initialement publié dans NACLA.

Traduction ML pour Réseau Bastille avec l’aide de Deepl.