1 octobre 2025
Le texte « Pour une gauche démocratique et internationaliste cohérente a été un des éléments déclencheurs du projet de revue Adresses internationalisme et démocr@tie il y a un peu moins de deux ans. Ce texte ouvrait des pistes de réflexions tout en défendant des positions de principes nécessaires. Aujourd’hui, deux des auteurs poursuivent leurs réflexions à la lumière de l’actualité et des discussions ouvertes. Certes, nous pouvons avoir des points de désaccords ou des critiques à fournir, mais nous pensons que ce nouveau texte est une base solide pour une réflexion commune que nous devons mener en urgence au vu de la situation politique. ML
Dans cette brochure, nous, deux des auteurs de Pour une gauche démocratique et internationaliste cohérente, revenons sur certaines des lignes de fracture présentes dans ce texte, qui reflètent certaines des divergences entre les auteurs ainsi que les lignes de fracture au sein des coalitions que nous appelons de nos vœux. Nous souhaitons clarifier les ambiguïtés de notre texte original (telles que nous les percevons), mais aussi approfondir et élargir l’analyse qui y est proposée.
Table des matières
- Introduction
- Ressources pour le renouveau de la gauche
- Quel « retour à la classe » ?
- Qu’est-ce que le capitalisme ?
- Systèmes d’oppression interdépendants
- Féminismes
- Micropolitique
- Identités collectives
- Quel universalisme ?
- Nationalisme et émancipation
- Racisme et préjugés atlantiques
- Politique identitaire
- Confusionnisme, politique anti-trans, décolonialité réactionnaire
- Fondamentalismes
- Les personnes, la nature, l’extractivisme
- Une gauche planétaire
- Libéralisme et démocratie politique
- Conclusion
- Contact
- Résumé
Introduction
Le texte « Pour une gauche démocratique et internationaliste cohérente » (que nous avons rédigé avec Daniel Randall, avec la contribution de nombreux autres auteurs, et publié en décembre 2023) a suscité le soutien de personnes aux opinions politiques très diverses : des anarchistes aux sociaux-démocrates, des antisionistes aux sionistes de gauche.
Il a également suscité beaucoup de critiques et d’hostilité de la part de la gauche radicale. Dans ce contexte, les auteurs ont parfois été qualifiés de « sionistes libéraux ». En réalité, bien sûr, ni nous ni notre coauteur Daniel Randall ne sommes sionistes ou libéraux, mais des gauchistes* opposés à toutes les formes de nationalisme, y compris le sionisme.
Nous sommes ouverts à la discussion et aux alliances politiques avec un large éventail de courants émancipateurs et de mouvements sociaux : socialistes/communistes/anarchistes, féministes, trans libérationnistes, queer, anti-validiste, antispécistes, écologistes, défenseurs des droits des paysans, anticolonialistes, anti-impérialistes, anti-castes, défenseurs des droits des autochtones, antiracistes…
Nous sommes critiques à l’égard du libéralisme, en particulier du racisme inhérent au libéralisme, et de la banalisation des idées d’extrême droite par les libéraux – mais nous reconnaissons également les différences importantes entre les libéraux et, d’ailleurs, entre les courants politiques conservateurs.
Tous les ennemis du changement social radical ne sont pas identiques ni aussi dangereux les uns que les autres. Aussi mauvais que soient les démocrates aux États-Unis, ils ne sont pas aussi dangereux que les républicains ; aussi conservateur que soit le Congrès indien, il n’est pas aussi autoritaire et raciste que le BJP ; aussi néolibérale que soit la Plateforme civique en Pologne, elle n’est pas aussi réactionnaire que Droit et Justice.
Et aussi oppressif, exploiteur, meurtrier et hypocrite que soit (et, dans sa crise, qu’il l’est davantage) « l’ordre mondial libéral », le nouvel ordre mondial rêvé par l’extrême droite mondiale – des grands acteurs comme les néo-eurasiens russes, les ultranationalistes du PCC et les paléoconservateurs américains, aux acteurs plus modestes comme les élites du Golfe ou les dirigeants militaires du Myanmar (pour ne citer que quelques exemples) – sera bien pire.
Nous sommes favorables à des alliances stratégiques avec les libéraux, voire avec les conservateurs si nécessaire, pour défendre la démocratie politique et les libertés civiles, et lutter contre l’extrême droite. Nous voulons convaincre les libéraux d’adopter des positions plus radicales, par exemple en soulignant l’impossibilité de parvenir à une démocratie pleine et entière sous le capitalisme et, plus généralement, avec les contradictions fondamentales du libéralisme.
Nous préconisons de travailler dans les syndicats et, lorsque cela est judicieux, dans les partis, et soulignons que même les organisations bureaucratisées et conservatrices peuvent, si les conditions sont réunies, être transformées par la base. Nous sommes favorables à l’engagement, lorsque cela est possible, dans la politique électorale et à la recherche d’améliorations concrètes dans le cadre de l’État.
Nous nous considérons néanmoins comme des gauchistes* radicaux. Notre horizon politique est « révolutionnaire » plutôt que « réformiste ».
Qu’entendons-nous exactement par cette affirmation?
Nous abordons ici certains des désaccords qui existent non seulement entre les différents partisans et signataires de notre texte, mais aussi entre les auteurs eux-mêmes, dont l’un est un trotskiste non orthodoxe, tandis que les deux autres sont des gauchistes* anti-autoritaires de formations différentes.
Dans cette brochure, nous (les « deux autres ») revenons sur certaines des lignes de fracture présentes dans notre texte de décembre 2023, qui reflètent certaines des différences entre les auteurs ainsi que les lignes de fracture au sein des coalitions que nous appelons de nos vœux. Nous souhaitons clarifier les ambiguïtés de notre texte original (telles que nous les percevons), mais aussi approfondir et élargir l’analyse qui y est proposée.
Dans notre texte de 2023, nous avons identifié certaines des raisons pour lesquelles la gauche avait un besoin urgent de se renouveler, comme l’ont clairement révélé les réactions au 7 octobre et à ses conséquences – des formes simplistes d’anti-impérialisme aux formes tronquées d’antiracisme, de la susceptibilité aux théories du complot aux tentations de la réaction. Ici, nous essayons tous deux de mettre en évidence ce que nous considérons comme certaines des questions conceptuelles plus profondes qui sous-tendent ces problèmes.
Dans le même temps, bien que les libéraux et les centristes soulignent aujourd’hui souvent certains des mêmes problèmes que nous à gauche (tels que la tendance au discours antisémite ou l’adhésion à des mouvements réactionnaires qui se présentent comme contre-hégémoniques ou anti-impérialistes), exposer notre position sur ces questions conceptuelles plus profondes démontre le fossé qui nous sépare du libéralisme – un projet important face à la tentative du libéralisme de coopter la critique de la critique pour défendre le statu quo.
Par exemple, nous pensons que pour dépasser les versions vulgaires et manichéennes de l’« anti-impérialisme » que régurgite une grande partie de la gauche actuelle, il faut une compréhension beaucoup plus complexe et planétaire de l’internationalisme et de la solidarité par le bas. Nous pensons que la vulnérabilité aux théories du complot ne pourra être surmontée que par un retour à l’analyse de classe, comme nous l’avons soutenu dans notre précédent texte, mais qu’au XXIe siècle, cela nécessite d’étendre les orthodoxies marxistes de manière plus radicale que nous ne l’avons laissé entendre dans ce texte. À l’inverse, pour venir à bout du réductionnisme de classe et de la politique conservatrice qu’il autorise, il faut s’intéresser de plus près aux idées des mouvements sociaux et des identités marginalisées. De même, pour affaiblir l’emprise du nationalisme réactionnaire sur la gauche, ainsi que sa fétichisation de certains mouvements de libération nationale, il faut s’engager de manière plus radicale dans des perspectives antinationalistes.
L’une des lignes de fracture les plus évidentes dans « Pour une gauche démocratique et internationaliste cohérente » concerne la manière dont nous parlons de la classe. Nous sommes tous généralement sceptiques à l’égard des discours sur le « recul de la classe » tenus par de nombreux intellectuels de gauche (tels qu’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, ou André Gorz) dans divers pays capitalistes centraux au cours des années 1980 et 1990. Mais nous divergeons dans notre évaluation des idées et des développements auxquels ces différents courants théoriques réagissaient.
Cela s’explique par nos relations différentes avec la tradition socialiste, nos compréhensions différentes de l’histoire de la gauche en général et nos points de vue divergents sur divers développements de la théorie de gauche (nous y reviendrons plus tard).
Cela soulève une série de questions sur l’organisation et la mobilisation d’un « sujet révolutionnaire » (s’il existe) et une série de questions sur la manière dont les radicaux devraient se positionner par rapport au langage des droits « bourgeois ».
Les « nouveaux » mouvements sociaux, notamment ceux liés au genre et à la sexualité, ont transformé le terrain de la lutte au cours des dernières décennies d’une manière que la « gauche traditionnelle » n’a pas encore pleinement prise en compte. Nous soutenons que ces mouvements offrent des leçons importantes que la gauche n’a pas encore pleinement intégrées, notamment en ce qui concerne ce que nous pourrions appeler la « micropolitique ».
Alors que certains courants de la gauche se sont ralliés à la réaction réactionnaire contre la « politique identitaire » et le « wokisme », d’autres ont abandonné certaines valeurs fondamentales de la gauche au profit d’un repli vers l’absolutisme identitaire.
Enfin, une ligne de fracture importante concerne la place de la religion et du « fondamentalisme », une question soulevée dans notre déclaration initiale et clarifiée ici.
Deux fils conducteurs traversent ce texte.
Premièrement, nous plaidons en faveur d’une politique d’alliance et de coalition. Nous reconnaissons que nous vivons une période de défaite de la politique radicale – une époque d’attente, comme le disait Victor Serge – qui rend les alliances et la formation de coalitions à la fois plus essentielles et plus risquées. Cela signifie que les militants et les organisateurs radicaux doivent identifier clairement les dangers les plus présents et prendre le risque de faire des compromis avec ceux avec lesquels nous sommes en désaccord (et que, dans de nombreux cas, nous ne convaincrons jamais et ne devrions jamais croire), afin de vaincre ces dangers – plutôt que de nous enfermer dans la splendeur isolée de la pureté idéologique. Cela ne signifie pas abandonner nos principes pour nous précipiter vers le plus petit dénominateur commun, ni faire appel à une politique populiste fondée sur les griefs, ni adopter une configuration « au-delà de la gauche et de la droite ». Cela signifie toujours réfléchir de manière tactique à la contingence de la conjoncture actuelle, de manière stratégique pour le lendemain, et aussi en gardant à l’esprit l’horizon d’une époque plus émancipatrice. Une politique du possible, avec une théorie réaliste du changement ; mais aussi agir de manière à envoyer un message dans une bouteille vers un temps futur, après « l’ère de l’attente », lorsque des mouvements radicaux de masse pourraient émerger à nouveau des décombres de la crise actuelle.
Deuxièmement, nous plaidons, dans un esprit d’internationalisme cohérent, pour une vision planétaire de la conjoncture actuelle : une critique du provincialisme d’une grande partie de la gauche. Que se passe-t-il lorsque l’on tente de s’organiser au niveau transnational dans un monde extrêmement inégalitaire, où le paysage est complètement différent selon les points de vue, où les lignes rouges impliquées dans la formation de coalitions sont différentes à chaque endroit ? Par exemple, comme nous le soutenons ci-dessous, le recul de la classe ouvrière ou la défense de la politique de classe à l’ancienne dans le Nord global en voie de désindustrialisation prend une autre dimension lorsque l’on constate que la désindustrialisation dans cette région signifie toujours l’industrialisation et la création d’un prolétariat industriel ailleurs. De même, les droits « bourgeois » qui peuvent sembler insignifiants pour certains dans les « démocraties libérales » sont une question de vie ou de mort dans les États ouvertement autoritaires.
Ressources pour le renouveau de la gauche
Nous ne sommes pas ici pour défendre ou étendre une sous-tradition particulière de la gauche, qu’elle soit trotskiste, communiste conseilliste, anarchiste ou socialiste démocratique. Nous voyons plutôt de nombreuses ressources possibles pour le renouveau dans l’histoire hétérogène de la gauche existante. Plus précisément, nous nous situons dans la vaste tradition de la gauche antistalinienne, qui a longtemps dû lutter contre la domination des gauchismes dogmatiques, autoritaires et étatistes (sans parler des tendances masculinistes, hétérosexistes et nationalistes) de la gauche, qu’ils soient « révolutionnaires » ou « réformistes », dans les mouvements et les espaces de gauche.
À plusieurs reprises, souvent dans des situations d’urgence, la gauche antistalinienne a travaillé dans le cadre d’une large alliance, sans que ses différents éléments ne sacrifient leur indépendance. Sans succomber à la nostalgie des occasions manquées, nous recherchons de la même manière une large alliance d’activistes anticapitalistes, écosocialistes, antiracistes, féministes, trans et queer… contre les dangers du présent.
En particulier, alors que certains gauchistes traditionnels considèrent les « nouveaux » mouvements sociaux des années 1960 et 1970 et « politiques identitaires » comme des aberrations ou des dégénérescences, nous pensons que la gauche a beaucoup à apprendre des mouvements sociaux qui ne se qualifient pas nécessairement de « gauche », même si, parfois, la montée de ces mouvements sociaux « en dehors de la gauche » et la défaite et la désorientation de la gauche ont fait partie d’un seul et même processus. De même, nous nous inspirons de la richesse de l’innovation continue au sein de la tradition marxiste critique, sans vouloir maintenir le marxisme comme la seule vraie foi.
Quel « retour à la classe » ?
Dans notre déclaration initiale, nous avons plaidé en faveur d’un « retour » à l’analyse de classe : « La seule force capable de mener une politique authentiquement démocratique et anticapitaliste est la lutte consciente des exploités et des opprimés pour leur auto-émancipation. » Nous avons fait valoir que la politique de classe a été freinée par des décennies de victoires néolibérales et de défaites du mouvement syndical. Les faiblesses de la gauche que nous avons identifiées – « la montée de la politique syncrétique, du campisme et de la théorie du complot, ainsi que l’enracinement de l’antisémitisme pseudo-émancipateur » – peuvent, selon nous, « s’expliquer en partie comme les symptômes de cet abandon de la classe par la gauche » et de son abandon de « l’analyse de la dynamique du capitalisme mondial ».
À cet égard, certains lecteurs ont peut-être vu un parallèle avec la vague d’appels au « retour à la classe » qui a émergé depuis la crise financière mondiale de 2007/2008, provenant aussi bien de la gauche traditionnelle (par exemple Adolph Reed, Chetan Bhatt) que de pseudo-gauchistes (par exemple Angela Nagle, Musa al-Gharbi, Catherine Liu, Amber A’Lee Frost).
Cependant, dans le même texte, nous avons également fait valoir que la gauche a parfois souffert de considérer les luttes de libération liées au genre et à la sexualité comme secondaires par rapport à ses luttes traditionnelles contre « l’ennemi principal », ce qui l’a parfois conduite à s’allier à des forces socialement conservatrices qui semblent également s’opposer à « l’ennemi principal ».
En d’autres termes, tout en prônant l’analyse de classe, nous nous opposons au réductionnisme de classe défendu par nombre de ceux qui appellent à un « retour à la classe ».
Les réductionnistes de classe imaginent la classe ouvrière de la même manière que la gauche occidentale traditionnelle l’imaginait il y a un siècle : le travailleur normatif était un homme employé dans l’industrie lourde. Comme l’ont longtemps montré les féministes matérialistes, les marxistes noirs et d’autres, cette image était déjà problématique à l’époque : elle excluait des secteurs entiers, tels que les services domestiques et le travail agricole hyperexploité, par exemple, des secteurs où les femmes et les personnes racialisées négativement (y compris, bien sûr, les femmes racialisées négativement) prédominaient.
Mais elle est encore plus problématique aujourd’hui, alors que la nature du capitalisme continue de muter, avec un nombre toujours plus important d’entre nous travaillant dans des industries immatérielles (« cols blancs » et « cols roses »), du secteur des soins aux industries « créatives », produisant souvent des informations, des sentiments ou des états d’être plutôt que des objets tangibles.
Pour nous, le renouveau de la gauche nécessite à la fois une critique des formes de domination autres que la classe et une compréhension de la manière dont celles-ci intersectionnent et remodèlent la classe elle-même.
Les réductionnistes de classe considèrent que l’argument de la gauche en faveur de l’ouverture des frontières est une variante du rêve d’une partie de la classe capitaliste mondiale d’un marché mondial plus fluide (qu’ils appellent, comme la droite populiste, les « mondialistes », un terme qui évoque les anciens discours antisémites staliniens sur les « cosmopolites sans racines »). Les réductionnistes de classe imaginent que la classe ouvrière est enracinée dans un lieu et définie par les États-nations dans lesquels elle vit, sans tenir compte de l’importance du déracinement, de la mobilité et de la migration dans l’émergence même du prolétariat. Pour nous, en revanche, la lutte pour le droit de circuler (y compris au-delà des frontières des États-nations) est une revendication centrale de la classe ouvrière. Construire des murs, attaquer les travailleurs migrants pour avoir franchi les frontières, les rendre responsables des réductions salariales imposées par les employeurs qui les exploitent, ou même exiger que les emplois reviennent dans le pays, sont autant de positions qui, en fin de compte, sont anti-ouvrières.
Le réductionnisme de classe est donc toujours une vision étroite, et non internationaliste. Dans une perspective planétaire, nous savons que la désindustrialisation d’un pays est toujours synonyme d’industrialisation ailleurs ; la décomposition et la recomposition de la classe ouvrière dans les « rust belts » (ceintures de rouille) du cœur capitaliste (comme aux États-Unis) ne peuvent être séparées de la recomposition de la classe ouvrière dans les régions périphériques où de nouvelles usines sont construites en raison des salaires plus bas, d’une discipline de travail plus autoritaire et de ressources naturelles moins chères, dans ce que Beverly Silver et David Harvey ont appelé la « fixation spatiale » du capital.
Les internationalistes devraient chercher à relier les « luttes des rust belts » dans les régions capitalistes centrales aux mouvements ouvriers émergents dans les régions en voie d’industrialisation, et non les opposer les uns aux autres dans une compétition à somme nulle.
Les réductionnistes de classe dans l’ancien cœur du système capitaliste mondial ont tendance à défendre sans critique ce que Silver a appelé les « résistances de réaction », les luttes défensives des classes ouvrières « qui sont en train d’être démantelées par les transformations économiques mondiales ». Ces luttes, qui mobilisent en particulier « les travailleurs qui avaient bénéficié de pactes sociaux établis qui sont aujourd’hui abandonnés par les instances supérieures », ont nécessairement des aspects à la fois réactionnaires et radicaux.
Une politique de classe internationaliste cohérente chercherait à radicaliser ces luttes en les reliant à ce que Silver a appelé « les luttes des classes ouvrières émergentes ».
Mais le capitalisme mondial ne produit pas seulement de nouvelles classes ouvrières industrielles, il produit également une classe toujours plus nombreuse de personnes dont il n’a absolument pas besoin, des personnes que la société capitaliste, du moins telle qu’elle est organisée aujourd’hui, ne peut intégrer. Le sort que les penseurs de droite réservent à cette « population excédentaire » est la mort massive.
Nous pensons que les gauchistes* pourraient s’engager plus sérieusement et plus systématiquement dans les luttes qui émergent de ce « monde » : droits fonciers, droits des travailleurs informels et sécurité alimentaire, luttes contre l’endettement et luttes des femmes pauvres, droit à la ville et droits des migrants…
Qu’est-ce que le capitalisme ?
« Qu’est-ce que le capitalisme ? » n’est pas une question académique. La réponse que nous y apportons déterminera nos priorités politiques. Si le capitalisme est en train de dissoudre, de remplacer, de balayer… toutes les formes précédentes de domination sociale (ou l’a déjà fait), nous n’avons pas vraiment à nous préoccuper des luttes sociales qui ne sont pas clairement anticapitalistes, qui ne relèvent pas de la « lutte des classes » – ou du moins, nous sommes en droit de les considérer comme secondaires.
À notre avis, ce n’est pas du tout ainsi que fonctionne le capitalisme. Le capitalisme reprend les anciennes formes de différenciation sociale, telles que la domination masculine, la stratification ethnique, l’esclavage, les castes (ou, d’ailleurs, les distinctions de classe pré-capitalistes), les modifie et leur donne de nouvelles utilisations. Il crée également de nouvelles formes de différence. Le capitalisme n’est pas seulement homogénéisant, il produit également des différences.
Le capitalisme n’est pas non plus un système total et homogène. Même dans une société capitaliste pleinement développée, tout n’est pas déterminé par une « logique capitaliste ». Ni le patriarcat ni les structures sociales ethno-raciales ne sont dérivés du capitalisme. La domination masculine et le racisme sont aujourd’hui manifestement liés au capitalisme et persistent sous des formes capitalistes. Cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas leur propre logique, qui peut parfois être en contradiction avec la logique du capitalisme.
De plus, le capitalisme dépend de sphères non capitalistes, telles que celle de la reproduction sociale, pour continuer d’exister. Cette dépendance est niée par certains courants de pensée de gauche, tandis que d’autres courants oppositionnels ont tendance à idéaliser les sphères non capitalistes (de « l’amour » à la « nature ») comme des bases sans problème pour s’opposer au capitalisme, plutôt que comme étant liées à celui-ci.
Systèmes d’oppression interdépendants
Revenons à la question spécifique de la relation entre la classe et d’autres formes de domination. Il ne peut y avoir de renouveau de la gauche sans la renaissance, la radicalisation et l’élargissement du mouvement syndical : nouvelles campagnes d’organisation, nouvelles vagues de grèves sur les lieux de production, blocages et occupations des lieux de travail et des centres de transport, etc.
Cela dit, la lutte des classes ne peut être réduite à la lutte du prolétariat industriel, aussi importante soit-elle. Plus encore : au-delà de cet « élargissement » nécessaire des conceptions classiques de la gauche sur la lutte des classes, nous préconisons une rupture avec l’idée de la primauté de la lutte des classes dans la politique de gauche. Nous considérons que la relation des humains avec les autres êtres vivants et le monde en général, la domination masculine et la « race » sont tout aussi importants pour la politique de gauche que la classe.
Féminismes
Si nous reconnaissons que la gauche a progressé en incluant les questions et les campagnes écologistes, féministes, trans-féministes, queer libérationnistes, antiracistes… ces progrès ont été très inégaux et la situation est encore loin d’être satisfaisante.
À notre avis, la transformation féministe de la gauche qui est en cours dans le monde entier depuis quelques décennies (même si elle est souvent au point mort ou en recul) doit aller beaucoup plus loin. Nous envisageons un avenir dans lequel la « gauche non féministe » aura cessé d’être un concept significatif.
Nous pensons que la faiblesse d’une grande partie de la politique de gauche, partout dans le monde, sur les questions de genre et de sexualité est particulièrement grave aujourd’hui, étant donné la place centrale évidente du genre, de la sexualité et de la famille dans le projet mondial et transculturel actuel de la droite visant à préserver, renforcer et étendre des ordres sociaux injustes et inégaux.
Une manière importante dont les questions de genre et de sexualité ont été mises de côté (ou intégrées dans les programmes de gauche comme des préoccupations secondaires) est une certaine conception orthodoxe de la « matérialité ». Dans la pire version « marxiste vulgaire » de celle-ci, « le matériel » est assimilé à « l’économique ». Un ensemble d’idées connexes considère que la classe sociale a une « base matérielle », tandis que la « race », le genre et la sexualité (collectivement appelés « oppressions ») sont considérés comme « culturels » ou « idéologiques ».
Contre ces modes de pensée, nous voulons insister sur le fait que le genre et la sexualité sont matériels (et à bien des égards également économiques) et impliquent à la fois « l’exploitation » et « l’oppression ». Le genre n’est bien sûr pas uniquement « matériel » (tout comme la classe, d’ailleurs). Mais il concerne tout particulièrement l’exploitation du travail des femmes, ainsi que l’exploitation émotionnelle et sexuelle (que certains ont analysée comme l’exploitation de formes particulières de travail, émotionnelles et sexuelles).
La violence à l’égard des femmes est certes un phénomène complexe, mais il ne fait aucun doute qu’elle remplit une fonction sociale importante en disciplinant les femmes, en maintenant intactes les hiérarchies de genre et en perpétuant l’exploitation patriarcale.
Les hommes hétérosexuels qui votent pour des partis conservateurs ou d’extrême droite agissent dans leur intérêt matériel en tant que personnes qui, dans le système patriarcal actuel des relations entre les sexes, reçoivent des « salaires de masculinité » (dont le montant varie en fonction des équilibres locaux du pouvoir entre les sexes) sous forme de travail domestique gratuit, de soins gratuits, de soutien émotionnel gratuit et de services sexuels gratuits) de la part des femmes, en plus de se sentir généralement supérieurs, et en tant que personnes qui souhaitent conserver leurs privilèges – plutôt que de risquer leur confort et leur estime de soi en se lançant dans l’aventure périlleuse de devenir quelque chose de nouveau et d’apprendre à vivre de nouveaux types de relations personnelles.
Mais il est facile de parler de la nécessité d’une transformation féministe de la gauche en termes généraux. Comme nous le savons tous, il n’y a pas plus de féminisme unique qu’il n’y a d’anarchisme, de socialisme ou d’antiracisme unique. Alors, sur quels courants féministes nous appuyons-nous et quelles positions féministes défendons-nous ?
D’un point de vue très général, celui d’une théorie de la société, nous sommes bien sûr sceptiques à l’égard des approches qui tentent d’intégrer les « questions féminines » dans un cadre marxiste orthodoxe légèrement modifié. Mais nous nous méfions également des approches qui (à l’image du réductionnisme de classe) posent la primauté du genre sur la « race » et la classe.
Nous sommes redevables aux efforts déployés depuis des décennies par de nombreuses féministes de la « majorité mondiale » à travers le monde pour « réfléchir ensemble » au genre, à la « race », à l’impérialisme et à bien d’autres choses encore.
Nous privilégions une réflexion qui met en évidence les interconnexions entre les différentes relations sociales de domination/exploitation, mais nous restons néanmoins sceptiques à l’égard des théories « unitaires » qui tendent à confondre différentes structures ou finissent par attribuer une cause ou une origine unique à tous les systèmes d’oppression.
De manière très générale, nous pensons qu’il est important de ne pas dissocier, d’une part, la critique « féministe classique » de la violence, de la domination, de la hiérarchie et des inégalités liées au genre (mots clés : « patriarcat » ou « domination masculine ») et, d’autre part, la critique « féministe queer » de la violence infligée à toutes les personnes par l’imposition sociale de normes et d’identités de genre (mot clé : « binarité des genres »). Notre objectif à long terme n’est pas « simplement » une société dans laquelle « les hommes et les femmes sont égaux » (et certainement pas une société « gynocentrique »), mais une société qui permet et valorise une pluralité de modes d’existence bien au-delà de ce que la plupart d’entre nous entendons aujourd’hui par « hommes et femmes »…
En ce qui concerne les débats sur les questions de sexualité qui tourmentent le féminisme depuis au moins les guerres des sexes des années 1970 et qui restent pour l’essentiel non résolus, nous sommes fermement dans le camp « sex-radical » (comme l’appellent Carole Vance et Lorna Bracewell). Pour citer deux exemples importants de ce que cela signifie en termes politiques : nous traçons une ligne rouge très claire entre nous et les féministes trans-exclusives, ainsi qu’entre nous et les partisans des politiques anti-travailleurs du sexe (telles que le « modèle nordique » de criminalisation du travail du sexe).
Micropolitique
Un problème lié à la faiblesse persistante de la gauche sur les questions de genre et de sexualité – qui, selon nous, est en partie liée à la longue histoire de l’antiféminisme de gauche et à la domination masculine dans les organisations de gauche – est la relative rareté des approches spécifiquement de gauche en matière d’affect, d’émotions, de subjectivité et de micropolitique. Nous partageons de nombreuses critiques classiques de la gauche concernant les façons dépolitisantes, individualistes et compatibles avec le néolibéralisme de traiter la « subjectivité » et la thérapisation des questions sociales. Mais les critiques ne suffisent pas, et l’hostilité à la psychologisation de tout ne peut remplacer le développement de nos propres approches radicales de gauche de la subjectivité.
La gauche doit mieux comprendre comment les différentes formes de domination et d’exploitation fonctionnent aux niveaux psychique, affectif et somatique. Nous pensons qu’il est important d’aborder ces aspects dans la politique émancipatrice, y compris au sein même des structures de gauche. Par exemple, nous pensons que nous pourrions tous bénéficier d’un débat approfondi et critique sur la question de la projection dans l’internationalisme de gauche, d’un « travail » sur l’histoire de la gauche qui a romancé et fétichisé les mouvements sociaux dans des endroits lointains, et sur la nostalgie de la gauche pour les luttes passées.
Identités collectives
La question de la nature humaine est un champ de bataille politique. Une certaine forme de « naturalisation » (déclarer quelque chose comme naturel et donc immuable) des relations, attitudes et identités créées socialement a joué un rôle important dans la défense du statu quo, dans de nombreuses sociétés et à de nombreuses périodes historiques.
Selon les conservateurs et les idéologues d’extrême droite du monde entier, des arrangements sociaux plus justes sont exclus par l’ordre naturel des choses. Dans ces discours réactionnaires, la justification des hiérarchies de classe, « raciales » et de genre est inextricablement liée aux idées sur ce que signifie être humain, et non animal, et aux idées sur l’âge, la beauté et les capacités. Lutter contre cette naturalisation conservatrice de l’inégalité et de l’oppression est, ou devrait être, un aspect central de la politique de gauche. La biologie n’est pas une fatalité.
Dans le même temps, affirmer que « tout est culturel » est non seulement erroné sur le plan factuel, mais aussi politiquement contre-productif. La politique de gauche a besoin d’un concept de « nature humaine ». Nous ne sommes pas infiniment flexibles et personne ne naît avec une « ardoise vierge » : nous ne pouvons pas être socialisés pour devenir des esclaves heureux et nous ne pouvons pas être amenés à apprécier la faim. Les revendications de liberté, de solidarité et d’égalité reposent, implicitement ou explicitement, sur l’idée que les êtres humains sont capables de créer une société plus libre, plus coopérative et plus égalitaire, et qu’ils y seraient plus heureux.
Il existe différentes versions de la naturalisationdes inégalités et de l’oppression. Outre les versions fascistes les plus ouvertes et les plus radicales, il existe des versions conservatrices plus modérées. Et il y a bien sûr la version socio-libérale, avec son hypothèse implicite selon laquelle les différences de classe sont principalement basées sur des différences innées d’aptitude et d’inclination. De cette hypothèse découlent les illusions socio-libérales sur la méritocratie et les revendications d’égalité des chances – par opposition à l’égalité sociale réelle que les gauchistes réclament, ou devraient réclamer.
Comme Quinn Slobodian l’a montré dans Hayek’s Bastards, il existe des chemins évidents qui mènent du libéralisme à l’extrême droite, et les idées sur la « nature humaine immuable » ont joué un rôle clé dans le développement des types de fascisme néolibéral auxquels nous sommes confrontés et sous lesquels nous vivons de plus en plus aujourd’hui.
La croyance en la nature naturelle de l’inégalité et en l’inévitabilité de la lutte de tous contre tous est renforcée et consolidée chaque jour par notre expérience vécue de l’absence de solidarité dans des sociétés inégales, exacerbée par le néolibéralisme.
Les idéologies religieuses et autres qui façonnent les systèmes de valeurs des peuples du monde entier, du catholicisme au confucianisme, jouent un rôle important dans la naturalisation des relations sociales de domination au niveau micropolitique.
Dans de nombreuses sociétés et à de nombreuses époques, la politique conservatrice s’est enracinée dans l’attachement à des arrangements familiaux oppressifs et inégaux, dans la peur et la haine de la liberté sexuelle, en particulier celle des femmes, et dans tout ce qui pourrait menacer les arrangements rigides et hiérarchiques entre les sexes.
Il y a de bonnes raisons pour que la droite politique et culturelle soit obsédée par la famille et la nation. L’attachement à des identités rigides et à des relations sociales autoritaires au niveau « personnel » et familial s’accorde très bien avec une identification passionnée à un peuple et à son territoire, un « corps de la nation » fantasmé.
Ces attachements et identifications se renforcent mutuellement, mais sont également hostiles à la politique radicale : les attachements et idéalisations ethno nationaux et familiaux rendent souvent difficile la création d’autres identités collectives qui pourraient servir de base à une organisation politique émancipatrice (comme « féministe », « travailleur conscient de sa classe » ou « citoyen du monde »…).
Quel universalisme ?
Pour être clair, nous ne rêvons pas d’un monde où les gens auraient renoncé à leurs identités locales et à leur sentiment d’appartenance, à leurs dialectes et à leurs particularités culturelles. Notre version de la politique antinationale met l’accent sur l’aspect homogénéisant, uniformisant et destructeur de culture de la construction nationale et du nationalisme. Nous ne considérons pas la disparition des langues minoritaires et l’abandon des anciens modes de vie (et de toutes les formes de savoir qui y sont associées) comme un « progrès » ou des « aspects inévitables de la modernisation ».
Bien sûr, nous ne prônons pas non plus la préservation de la tradition pour la tradition. Comme tout le reste, la culture est politique. Remettre en question toutes les formes de domination sociale signifie transformer radicalement toutes les cultures. C’est ce que nous défendons. Mais la transformation n’est pas l’effacement, bien au contraire. Si notre vision politique est planétaire et cosmopolite, ce qui implique un certain degré de communauté mondiale, nous envisageons également une transformation vers une plus grande complexité culturelle et une plus grande particularité locale, et non l’effacement du local et de l’idiosyncrasie par des normes et des standards mondiaux.
Nous considérons le besoin d’appartenir à un groupe, à un projet, à une société, comme un besoin humain fondamental. Mais nous considérons également la tendance à idéaliser son propre collectif (ethnique, national ou autre) comme étant (en grande partie) le résultat et le symptôme des dommages psychiques causés aux personnes qui grandissent dans des sociétés violentes et oppressives.
Ces formes de narcissisme collectif sont souvent liées au besoin de s’identifier à un leader fort, résultat de l’écrasement de l’autonomie des individus pendant leur enfance et d’une vie vécue sous l’autorité irrationnelle des chefs de famille et des patrons au travail.
En d’autres termes, les formes de pensée et de sentiment paroissiales (ethnocentrisme, patriotisme, nationalisme…) ont une dimension psychique collective, liée à des modes de pensée et de sentiment autoritaires.
Mais elles sont également produites par les systèmes éducatifs nationaux, les discours populaires et les environnements médiatiques.
Et elles sont ancrées dans les conditions économiques et les structures étatiques : malgré les promesses creuses de mobilité de la mondialisation, la plupart des gens dans le monde sont en fait assez attachés à leur lieu de vie et enfermés dans des cadres culturels et linguistiques limitatifs par des contraintes économiques et juridiques liées à la société de classes et au système étatique.
La petite minorité mondiale de personnes disposant de passeports puissants, d’argent et de temps libre pour voyager et apprendre des langues n’est, pour des raisons évidentes, généralement pas intéressée par des changements majeurs de l’ordre mondial, et encore moins par une forme de cosmopolitisme révolutionnaire.
Nationalisme et émancipation
Lorsque des personnes sont opprimées en raison de leur appartenance ethnique ou de leur nationalité (on leur dit qu’elles ne sont pas un vrai peuple, qu’elles n’ont pas le droit d’avoir leur propre pays, qu’elles ne sont pas autorisées à parler leur langue, qu’elles sont un peuple « moins développé »…), leur résistance est forcément un mélange de motivations, d’objectifs et de méthodes progressistes et régressifs. Nous ne considérons pas cela comme un problème insurmontable. Nous n’avons pas de temps à consacrer à des fantasmes de sujets révolutionnaires purs. Les personnes opprimées n’ont pas besoin d’être moralement ou politiquement parfaites pour que les gauchistes reconnaissent leur oppression et s’organisent avec elles.
Il est évident que les nationalismes des citoyens des petits États-nations moins puissants (ou des membres de peuples ou de nations sans État-nation, et en particulier ceux qui vivent sous occupation ou invasion) sont différents des nationalismes des citoyens des puissances moyennes ou grandes, et devraient susciter des réponses différentes de la part des radicaux politiques. Cela dit, il n’existe pas de nationalisme véritablement émancipateur. La logique du nationalisme est intrinsèquement exclusive et oppressive. Ce qui existe, ce sont des mélanges de tendances émancipatrices et nationalistes dans les mouvements sociaux.
Notre travail en tant que radicaux consiste à soutenir les tendances émancipatrices et à repousser les tendances réactionnaires au sein des mouvements sociaux réellement existants. Notre travail consiste également à construire des alliances, y compris avec des personnes avec lesquelles nous sommes en profond désaccord, par exemple sur la question de la nation.
Dans notre texte de décembre 2023, nous avons écrit :
La gauche devrait soutenir le droit à l’autodétermination dans le cadre d’un programme pour l’égalité démocratique. Cela signifie soutenir le droit de tous les peuples à l’autodétermination sur une base égalitaire et s’opposer à tout programme visant à la domination d’un peuple sur un autre.
Mais nous pensons que la souveraineté nationale et l’autodétermination sont en tension l’une avec l’autre : dans le cadre de l’État-nation, on n’a droit à l’autodétermination que dans la mesure où l’on appartient à la nation. L’autodétermination populaire totale n’est possible que dans un monde sans nations, tout comme la démocratie totale n’est possible que dans une société sans classes et non patriarcale qui ne connaît plus les « races ».
Pour être clair, notre position n’est pas que l’oppression nationale ou ethnique n’a pas d’importance ou doit nécessairement être considérée comme secondaire par rapport, par exemple, à la domination de classe ou patriarcale. Au contraire. Nous reconnaissons que, dans les situations d’oppression nationale, tous les membres d’une nationalité dominante sont impliqués dans la domination de tous les membres des nationalités opprimées (même si c’est à des degrés différents et de différentes manières). Les mouvements dominés par la pensée nationaliste auront tendance à mettre en avant ce fait et à minimiser les différences de classe, de genre et d’orientation politique au sein de la nationalité dominante.
Poussé à l’extrême, cela peut conduire les militants des mouvements dominés par le nationalisme à nier toute distinction entre les ressortissants « ennemis » oppresseurs, faisant ainsi des civils de tous genres, âges et conditions sociales des cibles légitimes de la violence « libératrice ». Comme nous ne sommes pas les premiers à le souligner, cette question de la violence contre les civils est la ligne rouge qui sépare les luttes armées qui peuvent encore être considérées comme progressistes des mouvements qui sont en fait fondamentalement de droite et réactionnaires (ou en passe de le devenir) malgré la rhétorique « gauchiste » avec laquelle ils tentent de justifier leur terreur.
En d’autres termes, un élément qui distingue, selon nous, la politique émancipatrice des autres types de politique est l’insistance sur la notion de « à des degrés divers et de différentes manières ». Non seulement en ce qui concerne l’implication des membres d’un groupe national dominant dans l’oppression nationale, mais aussi en ce qui concerne toutes les formes de domination sociale.
Comme nous devrions tous l’avoir compris à présent, la plupart des gens font, la plupart du temps, simultanément partie d’un ou plusieurs groupes oppresseurs tout en appartenant à un ou plusieurs groupes opprimés.
Racisme et préjugés atlantistes
Nous voulons commencer cette section en reconnaissant le rôle essentiel joué par les luttes des Africains et des Afro-descendants dans les Amériques – contre le colonialisme européen, l’esclavage, le racisme et la « colonisation de l’esprit », depuis la révolution haïtienne et les luttes des Marrons au XVIIIe siècle jusqu’au mouvement Black Lives Matter – dans « l’histoire mondiale de l’émancipation » et en fournissant des modèles à d’autres mouvements sociaux à travers le monde.
Notre appel, dans ce qui suit, pour que l’antiracisme dépasse la « perspective atlantique » ne vise pas à nier ou à minimiser ce qui est grand et précieux dans les luttes antiracistes du monde atlantique, mais à les replacer dans un contexte mondial plus large.
Nous pensons que l’émergence d’une solidarité planétaire a été entravée par les limites d’une gauche qui a vu le jour en Europe et s’est développée dans le cœur du capitalisme, et qui a absorbé les idées dominantes et les aveuglements de ces régions. Par exemple, les idées américaines sur la « race » ont été exportées à l’échelle mondiale comme cadre de référence pour la lutte contre le racisme, même lorsque ce cadre ne correspond manifestement pas à la réalité locale.
Au-delà de ce type d’eurocentrisme et d’américanocentrisme, nous voyons un « biais atlantique » à l’œuvre dans l’analyse de la gauche, qui constitue un obstacle majeur à une perspective planétaire. Nous entendons par là un ensemble d’hypothèses sur la « race », le racisme, le colonialisme et l’impérialisme qui prévalent dans la gauche mondiale, mais qui trouvent leurs racines dans l’histoire et la politique du « monde atlantique » – c’est-à-dire non seulement l’Amérique du Nord et l’Europe, mais aussi l’Amérique latine et l’Afrique.
Cet ensemble d’hypothèses repose sur une conception étroite de la « race » et du racisme (d’origine « moderne » et « occidentale ») et sur une ignorance (ou un déni) de l’histoire des empires et des impérialismes eurasiatiques.
Le concept de « biais atlantique » repose sur deux raisonnements connexes. L’un concerne la « race » et le racisme, l’autre l’impérialisme et le colonialisme.
Le premier raisonnement part du constat que les sociétés nord-américaines et latino-américaines ont des structures de racialisation à peu près similaires, même si elles dépendent toujours du contexte local. Bien que les régimes raciaux dans les Amériques varient de l’extrême ségrégationnisme à une plus grande fluidité et aient évolué au fil du temps, la structure fondamentale de la hiérarchie raciale est la même dans toutes les Amériques. Elle est le résultat de l’histoire de l’invasion et de la colonisation européennes, de la dépossession et de l’extermination partielle des populations autochtones et de l’importation d’esclaves africains. Dans les régions des Amériques où les autochtones ne représentent aujourd’hui qu’un faible pourcentage de la population, mais où une partie importante est issue d’esclaves africains, comme aux États-Unis, les Noirs et les Blancs ont tendance à être les catégories raciales les plus importantes.
L’anti-noir était une composante fondamentale du racisme développé par les Européens à partir du XVIe siècle (s’inspirant des anciennes conceptions chrétiennes) : des idées et des pratiques raciales étroitement liées à l’importance croissante de l’esclavage des Africains pour les sociétés euro-américaines et au pouvoir croissant des États européens dans le monde, et qui en étaient le reflet.
Les populations vivant sur le continent africain au sud du Sahara n’avaient évidemment aucune notion de « noirceur » avant d’entrer en contact avec le monde islamique en expansion. À travers ses contacts avec les populations au sud du Sahara, la culture islamique a développé des idées sur la noirceur, différentes, mais pas totalement dissemblables, des idées chrétiennes européennes sur la noirceur.
Plus tard, avec l’influence et la pénétration croissantes de l’Europe à partir du XVe siècle, les idées de noirceur et de blancheur se sont développées à travers la rencontre entre Africains et Européens, une rencontre qui est devenue de plus en plus inégale au fil du temps, culminant avec la domination coloniale de la quasi-totalité du continent africain par les puissances européennes à la fin du XIXe siècle.
La situation en Asie était différente. La « race », comprise dans un sens très large – comme des formes de hiérarchie sociale fondées sur la croyance en des différences fondamentales et immuables entre des groupes d’êtres humains de valeur sociale différente, liées à la cosmologie, aux idées de « nature », au corps et à la descendance – existait sous différentes formes dans différentes sociétés asiatiques bien avant que les navires portugais et espagnols n’apparaissent pour la première fois aux « Indes ». Ces racismes asiatiques précoloniaux (au sens large du terme que nous utilisons ici) n’avaient pour la plupart rien à voir avec la traite transatlantique des esclaves ou la négritude.
Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, les États européens ont commencé à dominer des puissances asiatiques qu’ils n’auraient eu aucune chance de vaincre au début de l’ère moderne. Le racisme européen est alors devenu une idéologie dominante à l’échelle mondiale et a commencé à interagir beaucoup plus qu’auparavant avec les formes préexistantes de racialisation dans les sociétés asiatiques.
Mais cette diffusion mondiale d’idées d’origine européenne sur la négritude, la blancheur, la couleur, la « race », etc. ne justifie pas, à nos yeux, l’hypothèse selon laquelle il existe aujourd’hui un système unifié d’idées et d’images raciales dans le monde entier.
Pour être clair, toute politique antiraciste significative doit aujourd’hui remettre en question les stéréotypes sur les personnes d’ascendance africaine, lutter contre le désintérêt pour l’histoire et la politique africaines (et celles de la diaspora africaine) et mettre en avant le lien entre l’anti-noir et la répartition mondiale des richesses et du pouvoir.
Cela dit, nous devons également reconnaître qu’il n’existe en réalité pas une seule « ligne de couleur », mais de nombreuses « lignes » raciales, dont certaines ne concernent pas du tout la couleur. La suprématie blanche est un élément important, et à bien des égards déterminant, des racismes mondiaux, mais elle n’est pas l’essence même de tout racisme.
Il nous semble plutôt que les racismes d’origine européenne et euro-américaine coexistent, fusionnent et s’affrontent aujourd’hui avec des formes de racialisation spécifiques à certaines régions d’Asie, qui ont elles-mêmes évolué à partir de la combinaison de racismes d’origine européenne antérieurs et de formes préexistantes de hiérarchie sociale, dont certaines pourraient être qualifiées de « raciales » au sens large.
Il existe bien sûr d’autres problèmes avec bon nombre des conceptualisations du racisme qui prévalent dans les discussions de la gauche mondiale. Même les constructions européennes de la « race », bien qu’elles aient toujours impliqué des idées sur l’ascendance et le corps, n’ont jamais été uniquement « une question » de couleur de peau. Les idées raciales européennes n’ont pas non plus toujours servi à justifier l’esclavage ou, plus généralement, à légitimer la domination des plus pauvres et des plus démunis. De nombreuses formes de racisme visent des groupes occupant des positions sociales contradictoires ou des « minorités intermédiaires » (par exemple, la diaspora arménienne dans les empires ottoman et russe et ailleurs, la diaspora chinoise en Asie du Sud-Est ou la diaspora sud-asiatique en Afrique…). Les fantasmes sur le pouvoir, la richesse et la ruse (cachés) des Juifs sont des éléments importants de l’antisémitisme moderne. Certaines formes de racisme construisent des « autres » qui sont à la fois « sous-humains » et « surhumains ». Il y aurait beaucoup plus à dire à ce sujet.
Le deuxième raisonnement, celui qui concerne l’impérialisme et le colonialisme, part du constat que la région que nous appelons aujourd’hui l’Amérique latine a été colonisée par l’Espagne et le Portugal, puis a été le théâtre de projets coloniaux de diverses autres puissances européennes (dont les Pays-Bas, la France et la Grande-Bretagne étaient les plus importantes, mais n’oublions pas les efforts de la Suède, du Danemark, de l’Écosse et du duché de Courlande), puis soumise à l’impérialisme européen (principalement britannique) et plus tard américain. De même, le continent africain a été colonisé par les puissances d’Europe occidentale et centrale. Après la décolonisation officielle, les États-Unis, la France et d’autres puissances occidentales ont fait de leur mieux pour maintenir les États africains dans des positions subordonnées dans l’économie mondiale, en soutenant les forces autoritaires de droite en général et le régime suprémaciste blanc en Afrique du Sud en particulier.
En d’autres termes, l’expérience historique récente de l’Amérique latine et de l’Afrique subsaharienne est principalement marquée par la domination politique et économique de l’Europe occidentale/centrale et des États-Unis. Nous suggérons que cela, associé à l’influence persistante de la gauche autoritaire, y compris la nostalgie « marxiste-léniniste » du « socialisme » d’État, est l’une des principales raisons pour lesquelles de nombreux gauchistes africains et latino-américains ne reconnaissent pas le caractère capitaliste et impérialiste de la Chine et de la Russie, et à ouvrir les yeux sur les aspects négatifs de la « multipolarité », les dangers posés par l’influence croissante dans les affaires mondiales des États autoritaires « non occidentaux » et la montée des politiques d’extrême droite « non occidentales » et « anti-occidentales » (telles que le douginisme, l’islamisme, l’hindutva, le suprémacisme bouddhiste et l’ultranationalisme chinois…).
En ce qui concerne le parti pris atlantiste de nombreux gauchistes nord-américains et européens, il s’inscrit, comme l’ont souligné de nombreux critiques avant nous, dans la lignée de l’eurocentrisme ou du « centrisme occidental » que l’on retrouve dans le « courant dominant » de ces sociétés – à la différence près que l’arrogance et le sentiment de supériorité culturelle du courant dominant sont remplacés, à gauche, par un malaise, une indignation et un dégoût.
Ce que beaucoup de soi-disant gauchistes* et « anti-impérialistes » partagent avec les champions de la droite et les idéologues de la suprématie « occidentale », c’est la croyance en la centralité, l’unicité, l’immuabilité et l’action totale de « l’Occident ».
Politique identitaire
Une compréhension tronquée de l’émancipation a empêché la politique radicale d’avancer. Pour progresser, il faut notamment une analyse plus dialectique qui défende les acquis des mouvements sociaux émancipateurs contre les réactions conservatrices, en construisant des coalitions populaires plus larges pour défendre ces acquis, tout en comprenant dans quelle mesure le langage, et parfois les idées et les pratiques, de ces mouvements sociaux émancipateurs ont été repris par les élites engagées dans le maintien de l’ordre capitaliste. La capacité du pouvoir à récupérer la résistance se renouvelle sans cesse, qu’il s’agisse de l’adoption de la « diversité » et de l’« inclusion » ou des « hiérarchies plates » et de la « coproduction » sur les lieux de travail, des affirmations fallacieuses sur le capitalisme « vert » ou « durable », ou encore du recours à l’égalité des sexes ou aux droits des homosexuels pour légitimer une intervention militaire. Les intérêts des entreprises ont coopté le langage de la politique identitaire dans un discours d’entreprise sur la diversité et l’inclusion, dans le cadre de la gestion de la différence visant à maintenir la domination capitaliste.
Dans le même temps, des courants de gauche ont émergé qui promeuvent un monde fracturé d’identités ségréguées, ou qui réifient l’excellence morale imaginaire de certaines identités subalternes. Cela a conduit certains à adopter une orientation sectaire, une politique de pureté morale fondée sur l’identité, hostile à la construction de nouvelles coalitions de libération, dans laquelle le point de vue l’emporte sur le contenu raisonné.
En réponse à ces dérives managériales et sectaires, une critique de gauche de la «politique identitaire» a émergé, dont nous avons beaucoup appris. Mais certaines parties de ce que l’on pourrait appeler la gauche traditionnelle ou orthodoxe, réductionniste en matière de classe – aux États-Unis, en Europe occidentale et ailleurs – sont allées plus loin, adoptant des positions « anti-woke » et articulant une version du « retour à la classe » qui réduit à néant certaines des avancées apportées par les « nouveaux » mouvements sociaux depuis les années 1960 (englobant des questions telles que l’écologie, le changement climatique et la redéfinition des concepts de progrès et d’abondance, ainsi que des thèmes liés aux identités collectives, évoqués plus haut). Ironiquement, bon nombre des appels à un retour à la classe sociale finissent par prendre la forme d’une politique identitaire, célébrant l’identité imaginaire – « blanche » – d’une classe ouvrière réifiée définie par la culture plutôt que par les relations de pouvoir.
L’évolution de mouvements tels que l’écologie et les droits des homosexuels, du moins aux États-Unis, reflète en partie la faiblesse de la gauche classique, un recul de la politique de classe et de l’analyse de classe à la suite de la défaite du cycle de lutte qui a atteint son apogée à la fin des années 1960. Dans le paysage émotionnel de la gauche traditionnelle, la nostalgie d’un âge d’or imaginaire avant cette défaite et ce recul s’entremêle à l’amertume face aux acquis des « nouveaux » mouvements sociaux. Contrainte par ses limites théoriques et affectives, elle ne peut offrir que le même faux « universalisme », fondé sur la figure de l’ouvrier industriel blanc hétérosexuel dans les États-nations du cœur capitaliste.
Une autre façon de nommer cette tendance est le « populisme conservateur » – identifié par Daphné Lawless en 2016 comme l’un des trois piliers du « gauchisme conservateur » : « opposition aux changements sociaux qui se sont produits à l’ère néolibérale/mondialisée (opposition à l’urbanisation cosmopolite, anti-immigration, idéalisation de la vie « traditionnelle » rurale/dans les petites villes/de la classe ouvrière, scepticisme à l’égard des nouvelles identités liées au genre/à la race, qui sont dénigrées comme étant de la « politique identitaire ») ».
Récemment, Lawless a noté la convergence entre le projet Trump et ce milieu autour d’un programme « anti-woke ». Parce que le « wokeness » présumé (la politique identitaire des entreprises mentionnée plus haut) peut être mobilisé par le haut, l’« anti-wokeness » peut susciter le soutien de ceux qui s’identifient aux « opprimés », même lorsqu’il est déployé par la droite mondiale pour mener, selon les termes de Lawless, une « guerre des classes par le haut ».
Nous pensons que les « nouveaux » thèmes des mouvements sociaux – souvent diabolisés par les « gauchistes radicaux » autoproclamés comme « radlib » (libéraux radicaux), « woke » ou « politique identitaire » – doivent être intégrés dans un cadre gauchiste plus large, en reconnaissant leur importance comme correctif aux aspirations universalistes précédentes qui n’ont pas réussi à être véritablement inclusives. En ce sens, la politique identitaire, telle que formulée par exemple par le Combahee River Collective, est un défi pour articuler un universalisme plus authentique, qui laisse place à l’épanouissement d’une myriade de particularités. Certains aspects de ce qui a été qualifié de « woke » ou de politique identitaire sont des vestiges des luttes émancipatrices précédentes, représentant des victoires qui méritent d’être défendues. Nous devons nous accrocher aux acquis des mouvements de libération antérieurs (qui se recoupent), tels que ceux des femmes, des peuples autochtones et des personnes victimes de discrimination raciale, ainsi que des personnes queer (y compris les luttes au sein et contre la gauche). L’adhésion de la gauche à la rhétorique « anti-woke » risque de réduire à néant les succès passés.
Confusionnisme, politique anti-trans, décolonialité réactionnaire
Plus précisément, le gauchisme anti-éveil rend la politique de gauche vulnérable à la cooptation par des projets anti-émancipateurs, les personnalités de gauche et d’anciennes personnalités de gauche étant utilisées comme alibi pour la politique de droite ou comme assistants de vente dans le but d’entrer, de semer la confusion ou de détourner les mouvements de gauche – dans ce que les commentateurs ont appelé la politique syncrétique, confusionniste ou diagonale. Au contraire, nous soutenons nous devons faire avancer, et non reculer, les progrès des mouvements sociaux dans le renouveau de la politique de gauche.
La transphobie au sein du féminisme et de la gauche est une manifestation de ce type de confusionnisme et explique pourquoi la gauche doit être intransigeante dans sa défense des mouvements émancipateurs. La transphobie a été au cœur de la vague autoritaire qui monte actuellement dans le monde entier, qui a déployé des théories du complot sur la guerre culturelle et la réaction anti-woke pour promouvoir son message. D’anciens radicaux et progressistes ont embrassé la « politique violet-brun » dans ce qu’on a appelé le « pipeline TERF vers l’extrême droite », finissant par s’allier avec des nationalistes religieux et des partis politiques autoritaires tout en prétendant agir au nom des valeurs émancipatrices. Ce type de confusionnisme a donné une légitimité et une énergie intellectuelle à la vague autoritaire, lui permettant de prétendre agir contre les « élites ». Au nom de la « critique du genre », les féministes anti-trans se sont retrouvées à promouvoir des mouvements conservateurs qui considèrent la famille (autoritaire, patriarcale, hétéronormative…) comme le fondement de la société.
Dans de tels contextes, une gauche renouvelée, émancipatrice et antifasciste doit défendre les droits des personnes de tous genres, même, ou surtout, lorsque les attaques transphobes se présentent sous des apparences de gauche ou féministes.
De manière tout aussi confuse, les mouvements autoritaires, souvent profondément patriarcaux et hostiles à la vie des femmes et des personnes queer, ont utilisé le langage de l’anti-impérialisme et de la décolonisation. Empruntant les critiques décoloniales, les forces conservatrices et souverainistes en dehors du noyau capitaliste ont présenté les mouvements émancipateurs comme des projets impérialistes occidentaux.
Le racisme civilisationnel et le déni, ou la banalisation, des méfaits du colonialisme/impérialisme occidental sont une partie importante du « bon sens » des pays à majorité blanche du noyau capitaliste. Les mouvements féministes et LGBTQ+ aux États-Unis, en Europe occidentale, etc. n’ont jamais été exempts de telles tendances. Et il est vrai que le langage féministe et libérationniste a été détourné par les élites occidentales (comme lorsque Laura Bush a déclaré lors de l’invasion américaine de l’Afghanistan en 2001 que « la lutte contre le terrorisme est aussi une lutte pour les droits et la dignité des femmes »), donnant au féminisme une mauvaise réputation dans de nombreux contextes.
Cependant, le rejet hâtif, dans certains milieux, des aspirations universalistes du féminisme et de la libération gay comme étant automatiquement du « féminisme blanc », du « femonationalisme » ou du « pinkwashing » peut objectivement servir les intérêts des États autoritaires et para-étatiques – de la Russie de Poutine et de l’Inde de Modi au Nicaragua d’Ortega et au Venezuela de Maduro. Dans de tels contextes, une gauche renouvelée, émancipatrice et démocratique doit clairement se montrer solidaire des mouvements queer et féministes mondiaux, même lorsqu’ils résistent à des États qui se posent en « anti-impérialistes », sans se retrancher derrière la défense du féminisme blanc ou de faux universalisme libéral !
Fondamentalismes
Les complexités sont particulièrement aiguës lorsque l’on examine les politiques enchevêtrées du « Moyen-Orient », qui ont revêtu une importance symbolique considérable dans le cycle actuel de luttes. Notre déclaration initiale accordait une place importante à la critique de l’accommodement de la gauche avec l’islamisme en particulier et les fondamentalismes en général. Nous avons noté que les mouvements et les régimes islamistes, à l’instar d’autres formes de religion fondamentaliste politisée, ont brutalisé les minorités religieuses, ethniques et sexuelles, les femmes, les dissidents politiques et les mouvements progressistes ; et nous avons souligné le rôle particulier que l’antisémitisme a joué dans l’histoire de l’islamisme à l’échelle mondiale. La critique de l’autorité religieuse, en particulier lorsque cette autorité est soutenue par le pouvoir étatique, est profondément enracinée dans la gauche, dans les traditions anarchistes et féministes, qui ont longtemps tiré la sonnette d’alarme sur l’utilisation de la religion pour renforcer le pouvoir patriarcal, imposer la famille hétéronormative et exclure les minorités ethniques.
Cependant, nous reconnaissons que le terme « fondamentalisme », ainsi que la critique de l’islamisme, s’accompagnent d’un bagage politique problématique. Les deux dernières décennies ont vu l’utilisation croissante de ce qui a été appelé l’« islamophobie libérale », notamment le recours par la droite à des critiques « libérales » de l’islam pour normaliser et blanchir le racisme anti-musulman. Le sécularisme « libéral musclé » a été une autre source de confusion, les sécularistes et l’extrême droite formant des alliances. Le terme « fondamentalisme » fait partie du lexique de cette alliance. Le même langage a été repris par la gauche « anti-impérialiste » contre la révolution syrienne, les Arabes musulmans sunnites qui ont résisté au régime prétendument « laïc » d’Assad étant diabolisés comme des djihadistes sanguinaires « coupeurs de têtes ».
L’exemple syrien nous rappelle également que les sources religieuses peuvent soutenir la résistance au pouvoir de l’État, et l’histoire fournit de multiples exemples de mouvements émancipateurs animés par la foi religieuse.
Néanmoins, nous estimons que les avantages de l’utilisation du terme « fondamentalisme » l’emportent sur les inconvénients, en particulier lorsqu’il est utilisé au pluriel, comme le fait le groupe féministe Women Against Fundamentalisms (WAF), qui « insiste sur l’importance de lutter contre le fondamentalisme dans toutes les religions, et pas seulement contre le fondamentalisme musulman. Par exemple, […] critiquer la droite hindoue et ses attaques contre les musulmans et d’autres minorités en Inde ». Le WAF a défini les fondamentalismes comme des mouvements politiques religieux modernes qui utilisent l’appareil d’État pour consolider leur pouvoir et imposer leur version de la religion. Cette définition met en évidence le caractère distinctement contemporain du fondamentalisme (plutôt que comme un retour atavique à la « barbarie », comme le conçoit l’islamophobie libérale) et comme une dérive autoritaire qui transcende les catégories confessionnelles et ethniques. Dans la conjoncture politique actuelle, alors que le conservatisme religieux renforce son emprise sur les appareils étatiques et sur le corps des femmes, il est plus important que jamais de résister à cette dérive. C’est pourquoi nous avons décidé d’utiliser le terme « fondamentalisme » comme catégorie applicable à l’échelle mondiale, considérant que l’islamisme partage des caractéristiques avec l’Hindutva, les suprémacismes bouddhistes, le kahanisme et le messianisme sioniste religieux, le nationalisme orthodoxe russe ou le nationalisme chrétien affilié au MAGA.
Les personnes, la nature, l’extractivisme
L’ère de l’attente est aussi une ère d’urgence. Notre planète est en feu. Dans ce contexte également, l’aveuglement de la gauche existante face aux idées des « nouveaux » mouvements sociaux est désastreux. Tout comme le renouveau de la gauche implique de changer nos idées sur le genre, l’ethnicité et la nation, il implique également de redéfinir le progrès, l’abondance et la non-abondance, de remettre en question les hiérarchies des êtres, l’animalité et l’humanité, la matérialité et la vie.
Les relations sociales de domination et d’exploitation entre les personnes sont inextricablement liées aux relations entre les humains et le monde non humain. La construction d’une nouvelle société fondée sur l’égalité, l’autonomie et la réciprocité entre les personnes impliquera un changement radical dans notre relation aux autres êtres vivants et au monde en général.
Il s’agit de bien plus qu’une acceptation morose des « limites de la croissance ». Nous devons rejeter catégoriquement « l’esprit pionnier » des derniers siècles (ainsi que les injonctions encore plus anciennes du type « soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la »). Une gauche renouvelée doit proposer des récits culturels alternatifs aux récits héroïques de découverte, d’expansion et de conquête, qu’ils soient « occidentaux » ou autres.
Nous ne sommes résolument pas des « éco-modernistes », mais nous ne sommes pas non plus des « primitivistes ». En articulant une politique d’espoir vers un horizon émancipateur, nous devrions être libres d’envisager toute une gamme d’avenirs possibles, qui pourraient peut-être inclure la poursuite de l’exploration scientifique de l’espace, ou le choix de modifier radicalement nos corps. Mais dans aucun des futurs que nous envisageons, « l’humanité ne conquerra de nouvelles frontières ». Il n’y aura certainement pas de « colonisation » – ni par des milliardaires fascistes, ni par qui que ce soit d’autre, ni d’extraction de ressources devenues rares sur Terre à partir de la Lune ou de Mars dans le but de perpétuer un système socio-économique totalement insensé.
Dans ce contexte, au-delà des idéalisations simplistes des « ontologies non occidentales », il y a en fait beaucoup à apprendre des cultures qui ont, ou ont eu, d’autres façons d’appréhender le monde que celle qui domine aujourd’hui.
L’ancienne gauche orthodoxe était attachée à une vision de croissance illimitée. En 1920, Lénine annonçait que « le communisme, c’est le pouvoir soviétique plus l’électrification de tout le pays ». L’électrification allait transformer l’empire russe, « basé sur une petite agriculture, en une économie industrielle à grande échelle » ; elle allait littéralement apporter « l’illumination » au peuple. Mais la tempête du progrès stalinien a laissé derrière elle de nombreux ravages, et une trop grande partie de la gauche continue de penser que l’émancipation humaine peut s’acheter en continuant à exploiter les ressources de plus en plus rares de la planète.
Une ligne de fracture majeure au sein de la gauche oppose donc la gauche extractiviste à la gauche anti-extractiviste. Par exemple, en Amérique du Sud, les gouvernements de la « vague rose » (souvent dirigés par des hommes chrétiens et culturellement conservateurs) qui ont tant inspiré la gauche mondiale au cours des premières décennies du siècle, en Bolivie, au Brésil, en Équateur et au Venezuela, ont poursuivi l’exploitation minière, les combustibles fossiles, l’exploitation forestière et l’agriculture industrialisée avec autant de vigueur que les gouvernements néolibéraux auxquels ils s’opposaient. De même, les gouvernements post-apartheid en Afrique du Sud ont poursuivi l’extraction minière et l’exploitation des combustibles fossiles, souvent accompagnées de la répression des syndicats dans ces secteurs, sans pour autant améliorer les revenus et la qualité de vie de la grande majorité de la population.
Alors qu’une autre gauche a émergé en Amérique du Sud, ancrée dans les communautés autochtones et paysannes et engagée dans une vision écologique et féministe de l’émancipation, la gauche autoritaire occidentale l’a calomniée en la qualifiant de néolibérale.
Une gauche planétaire
Face aux tendances mondialisatrices du capitalisme, certains gauchistes* ont vu dans l’État-nation un moyen de défense contre le capitalisme : ils ont dénoncé les « mondialistes », fantasmé sur l’autarcie, considéré la propriété nationale comme un raccourci vers la justice sociale et préconisé l’extraction des ressources comme voie vers la croissance nationale. Nous observons cela chez les courants autoritaires de la « vague rose » comme chez ceux de la gauche traditionnelle britannique qui ont vu le départ de l’UE comme une victoire pour la classe ouvrière britannique. Le radicalisme enveloppé dans le drapeau est une autre forme de gauchisme conservateur.
Dans ce texte, nous avons essayé de pointer vers un autre type de gauche, pas seulement inter-nationaliste dans le sens où elle rassemble différentes gauches nationales, mais dont l’horizon est toujours déjà trans-national, enraciné dans les interdépendances entre les personnes et les autres êtres vivants au-delà des frontières : une gauche planétaire.
Libéralisme et démocratie politique
Notre déclaration initiale comprenait le mot « démocratique » dans son titre, ce qui a conduit certains de nos détracteurs à nous considérer comme essentiellement libéraux. Nous avons utilisé le langage universaliste des droits dans notre texte : « la solidarité avec les Palestiniens devrait découler d’un engagement en faveur des droits universels… les luttes pour le changement démocratique et pour obtenir davantage de droits et d’égalité [sont] de plus en plus souvent confrontées à l’argument selon lequel ces principes représentent l’hégémonie d’une « élite libérale occidentale »… Notre point de départ en tant qu’internationalistes devrait être la défense du droit universel aux droits démocratiques… La politique de gauche devrait viser à niveler et à égaliser les droits démocratiques, et non à les retirer à certains afin de les « redistribuer » à d’autres… La gauche devrait soutenir le droit à l’autodétermination dans le cadre d’un programme pour l’égalité démocratique. »
Quelle est donc notre attitude envers le libéralisme et la démocratie ?
En termes simples, nous pensons qu’une critique radicale des limites de la démocratie politique est parfaitement compatible avec une défense énergique de ses réalisations.
Nous préférons le terme « démocratie politique » à « démocratie libérale » pour plusieurs raisons. L’une d’elles est que les libéraux des XVIIIe et XIXe siècles étaient tout à fait opposés à ce que la plupart des gens appellent aujourd’hui la « démocratie ». La démocratie politique (limitée et représentative) qui existe aujourd’hui (dans un nombre de pays de plus en plus restreint) est à bien des égards le fruit des luttes menées par les mouvements ouvriers au XIXe et au début du XXe siècle, parfois contre les libéraux, et des luttes des mouvements anticolonialistes, féministes et antiracistes pour les droits civiques au XXe siècle. Cela suffit à rendre le terme « démocratie libérale » inapproprié. Une autre raison pour laquelle nous préférons le terme « démocratie politique » est qu’il souligne la portée limitée du pouvoir populaire dans ces systèmes de gouvernance – des systèmes qui juxtaposent un contrôle descendant de l’économie, une dictature sur le lieu de travail et un autoritarisme dans les foyers, les écoles et les hôpitaux, avec une forme assez limitée de contrôle populaire sur le gouvernement par le biais d’élections.
Nous sommes bien conscients que le discours démocratique libéral occidental repose en grande partie sur l’hypothèse selon laquelle seuls les individus « civilisés », « rationnels », maîtres d’eux-mêmes et propriétaires méritent et sont capables de démocratie, de sorte que ses avantages ont été réservés aux personnes « civilisées » et refusés aux autres : la souveraineté populaire et le bien-être public limités dans les pays riches reposaient, du moins au XXe siècle, sur une répression beaucoup plus sévère et une exploitation plus féroce dans la « périphérie » du système capitaliste mondial. Dans le cadre du même discours démocratique libéral, on nous a dit que la démocratie politique ne pouvait exister qu’en tandem avec les relations de propriété capitalistes.
Pour de nombreuses personnes vivant dans des pays situés au bas de l’échelle politique et économique mondiale, un tel système peut sembler encore moins attrayant que pour les habitants des pays riches et puissants. Cela dit, il est également vrai que la démocratie politique peut s’enraciner dans des pays très pauvres, et de nombreuses personnes, par exemple au Népal ou en Zambie, en voient l’intérêt et sont prêtes à fournir des efforts pour la préserver. Il est essentiel de défendre ce qui a été accompli dans de nombreuses régions du monde en termes d’élections relativement libres et équitables, de liberté d’expression, de presse, de religion et de réunion, de séparation des pouvoirs, d’indépendance judiciaire, d’État de droit, de responsabilité et de transparence dans la gouvernance, de protection des droits des minorités, etc., tout en insistant sur le fait que notre objectif à long terme doit être un processus profond et complet de démocratisation de tous les aspects de la société : vers une politique mondiale issue de la libre association de collectifs radicalement démocratiques, égalitaires et autonomes !
Il est clair que la possibilité de voter pour les politiciens auxquels nous déléguons un pouvoir politique limité n’est pas ce que nous appellerions une « démocratie pleine et entière ». Nous ne nous faisons aucune illusion quant à une transition en douceur ou « évolutive » : transformer la démocratie « bourgeoise » en démocratie « radicale » ne sera pas un processus facile.
Cependant, deux aspects de notre relation au libéralisme nous poussent à insister sur le fait que nous ne pouvons pas nous contenter de le critiquer.
Premièrement, nous insistons sur la nécessité de former des coalitions pour faire face aux dangers de la montée de l’autoritarisme. L’antifascisme militant a toujours critiqué à juste titre les formes libérales d’antifascisme qui combattent l’extrême droite pour défendre le statu quo ou les stratégies du Front populaire qui trouvent le plus petit dénominateur commun populiste contre l’extrême droite. Mais lorsque la gauche n’a pas su voir la différence qualitative entre la démocratie libérale et la dérive autoritaire (comme dans la description stalinienne des socialistes parlementaires comme des « fascistes sociaux » – ou, pire encore, dans la mentalité « Après Hitler, ce sera notre tour » adoptée par les staliniens en 1931), cela a eu des conséquences désastreuses.
On retrouve aujourd’hui des traces de ce mépris ultra-gauche pour les libéraux antifascistes, par exemple lorsque les victoires catastrophiques de Trump en 2016 et 2024 ont été en partie rendues possibles par le rejet de ses adversaires libéraux par certains membres de la gauche qui considéraient Trump comme n’étant pas pire que les libéraux ou comme le revers de la même médaille. Nous pensons également que cette équivoque entre libéralisme et autoritarisme peut être un symptôme du privilège dont jouissent les fractions de la gauche (principalement blanche et occidentale) qui la défendent. Cette gauche est prête à sacrifier les avancées modestes mais cruciales de nos mouvements (du droit à l’avortement ou à l’égalité d’accès aux institutions dans les métropoles du système mondial, à la restriction limitée que l’ordre international libéral impose aux actions des États bellicistes loin de ces métropoles) au nom de la pureté idéologique.
En période d’urgence, la gauche doit travailler avec ses alliés libéraux et ne pas imposer à l’avance des normes de pureté morale et idéologique – et nous sommes aujourd’hui dans une période d’urgence accrue.
Deuxièmement, et c’est peut-être ce qui explique l’incapacité de la gauche à considérer l’autoritarisme comme qualitativement pire que le libéralisme, il y a la tendance illibérale et autoritaire au sein même de la gauche. Trop nombreux sont ceux, à gauche, qui n’ont aucune notion de l’importance des droits individuels et qui défendent des formes de collectivisme qui nient l’autonomie humaine. Dans l’amour abstrait de l’humanité en général qui est censé sous-tendre le projet de la gauche, le respect fondamental de l’individu est trop souvent perdu. Les droits civils et politiques fondamentaux sont rejetés comme étant purement bourgeois et libéraux ; les principes fondamentaux du comportement interpersonnel, tels que la civilité et le respect, sont méprisés comme étant de la police du ton ou de la politique de respectabilité. Si le libéralisme offre une conception de l’autonomie et de l’émancipation bien plus restrictive que celle dont la gauche renouvelée a besoin, il offre néanmoins plus que la gauche autoritaire.
Signe de cet échec, certains des épisodes les plus brutaux de l’histoire de la gauche continuent d’être célébrés au nom d’une téléologie historique mondiale de la « révolution prolétarienne ». L’esthétique du stalinisme continue d’exercer une emprise sur l’imaginaire de la gauche (des emojis représentant le marteau et la faucille, entre autres). Le renouveau de la gauche passe par l’abandon de cette nostalgie anti-émancipatrice.
Quelles sont les implications politiques de cette critique de la critique du libéralisme ?
Cela nous ramène au cadre dans lequel nous avons commencé : la nécessité de maintenir simultanément une réflexion tactique sur la contingence de la conjoncture actuelle, une réflexion stratégique pour le lendemain et un regard tourné vers l’horizon d’une époque plus émancipatrice.
Dans cet esprit, sur le plan tactique, à court terme, nous insistons sur la nécessité, en cette période d’attente, de s’engager dans la politique électorale, malgré ses limites. Bien que nous rejetions l’abstentionnisme électoral de principe du mouvement anarchiste, nous sommes plus critiques à l’égard du conseil privilégié du désespoir – la politique de l’irresponsabilité, comme le dit Lawless – d’une gauche (non abstentionniste mais) maximaliste qui ne voit pas la différence entre un candidat fasciste ou d’extrême droite et un candidat libéral tiède.
Stratégiquement, au-delà des prochaines élections, la gauche a besoin d’une théorie du changement qui nous permettra de sortir de notre état actuel de splendide isolement et de nous rapprocher au moins un peu de quelque chose qui ressemble à la justice. Comme l’a écrit le collectif Hammer and Hope à la veille de la deuxième victoire électorale de Trump, « le pouvoir politique est important, et il est essentiel de comprendre comment il fonctionne – et comment nous pouvons l’influencer ». Sans cette compréhension, la gauche est condamnée à se mordre éternellement la queue alors que nous glissons « vers la barbarie et nous éloignons du socialisme ».
Mais, à long terme, nous devons finalement nous accrocher à une vision d’une démocratie plus profonde, d’une forme de démocratie plus significative et plus concrète qui donne véritablement du pouvoir aux individus et aux communautés. Tout comme la vision d’un monde sans frontières, sans patriarcat, au-delà de la binarité des genres et du capitalisme, il s’agit d’une vision utopique, mais que nous pouvons entrevoir et, surtout, préfigurer dans l’histoire et le présent de nos mouvements.
Conclusion
Nous sommes engagés dans une politique anticapitaliste, antiraciste, féministe, trans et queer libérationniste, radicalement critique à l’égard de l’État et de la nation. Une politique anti-autoritaire et démocratique à la base qui remet en question les identités collectives – les liens du sang, la famille, le clan, la caste, la secte, la confession, la « race » et l’ethnicité – depuis leurs marges, de l’intérieur et d’en bas. Une politique qui recherche des alternatives à la domination des enfants par les adultes, ainsi qu’au mépris des personnes âgées, et qui rejette les normes dominantes en matière de beauté et de capacité. Une politique internationaliste qui vise à défaire et à réparer les héritages destructeurs des impérialismes, colonialismes et nationalismes passés. À long terme, cela nous permettrait de dépasser le système des États-nations concurrents et de mettre fin à l’absence de liberté et à l’exploitation dans le monde entier, tant dans la reproduction de la vie humaine que dans la production de biens matériels. Enfin, une politique qui remet en question la domination des humains sur les autres êtres vivants et sur le monde en général.
Contact
Pour contacter les auteurs, envoyez un courriel à whatnow@leftrenewal.org.
Résumé
Tout d’abord
- Nous défendons une politique de gauche systématiquement démocratique, internationaliste et anti-autoritaire.
- Nous plaidons en faveur de larges coalitions, mais restons critiques à l’égard du nationalisme, de l’autoritarisme et du confusionnisme.
- Nous nous opposons au libéralisme, mais reconnaissons la nécessité urgente de former des alliances tactiques avec les libéraux contre le danger plus grand que représente l’extrême droite.
- Nous appelons à une gauche qui équilibre le réalisme à court terme et les aspirations utopiques à long terme.
Classe et systèmes d’oppression interdépendants
- Nous plaidons pour un regain d’intérêt pour la classe sans tomber dans le réductionnisme de classe.
- Nous soulignons que la classe est façonnée par et croise le genre, la « race », la sexualité et d’autres relations de différence et de domination.
- Notre politique de classe est planétaire : elle relie les luttes « centrales » et « périphériques », au lieu de les mettre en concurrence.
Politique émancipatrice
- Nous appelons à repenser la signification de la gauche, en y intégrant les idées et les thèmes des mouvements sociaux féministes, queer, écologiques, antiracistes…
- Nous rejetons à la fois les réactions réactionnaires anti-woke et l’absolutisme identitaire, et appelons à la formation d’une large coalition émancipatrice.
Féminisme et politique de genre
- Nous affirmons qu’une transformation féministe de la gauche est essentielle et attendue depuis longtemps.
- Nous sommes pro-transféministes ; notre politique est façonnée par les féminismes queer et sexuellement radicaux.
- Le genre et la sexualité sont matériels.
Micropolitique et subjectivité
- Nous soulignons la nécessité d’adopter des approches radicales de gauche en matière d’affect, d’émotion et de pouvoir interpersonnel.
- Nous appelons à une réflexion sur la manière dont la projection, la fétichisation et la nostalgie façonnent la politique de gauche.
Nationalisme et identités collectives
- Nous nous opposons fondamentalement à toutes les formes de nationalisme, reconnaissant sa logique intrinsèquement exclusive.
- Tout en soutenant les luttes contre l’oppression nationale, nous voulons renforcer les tendances antinationalistes et démocratiques au sein de ces mouvements.
- Nous prônons l’appartenance planétaire plutôt que les attachements ethnonationaux.
« Race », racisme et biais atlantique
- Nous remettons en question le biais atlantique dans les conceptions dominantes de la gauche sur la « race ».
- Nous insistons sur une compréhension plus nuancée et globale de la racialisation et de l’impérialisme.
- Nous mettons en garde contre la romantisation par la gauche des puissances « anti-occidentales » comme la Russie et la Chine.
Fondamentalismes religieux
- Nous nous opposons à tous les fondamentalismes religieux, y compris les variantes chrétiennes, musulmanes, juives, hindoues et bouddhistes.
- Nous conservons le terme « fondamentalismes » pour souligner l’utilisation autoritaire de la religion et du pouvoir étatique par ces mouvements.
- Nous nous opposons à l’islamophobie libérale tout en défendant la laïcité émancipatrice.
Environnementalisme et extractivisme
- Notre vision écologique de l’émancipation est critique à l’égard des versions extractivistes de la politique de gauche.
- Nous appelons à repenser l’abondance et à transformer les relations humaines avec la nature et la vie non humaine.
- La gauche doit reconnaître le rôle central des mouvements anti-extractivistes, autochtones et paysans dans une politique émancipatrice mondiale.
Démocratie et libéralisme
- Nous défendons les formes limitées existantes de démocratie politique tout en œuvrant pour une démocratie plus profonde.
- Nous critiquons l’autoritarisme au sein de ces fractions de la gauche qui rejettent les droits individuels et glorifient les régimes répressifs passés et présents.
- Nous préconisons un engagement tactique dans la politique électorale, rejetant à la fois l’abstentionnisme et le détachement maximaliste.
Traduction Deepl revue ML pour le Réseau Bastille.
*gauchiste: dans la littérature anglo-saxonne le mot n’a pas le même sens qu’en français (malade infantile).On pourrait le traduire par militant de gauche révolutionnaire ou progressiste. (difficile à réduire en une seule catégorie)