International, Politique et Social

On ne peut pas combattre le fascisme avec des fleurs.

26/06/2025 Oleksandr KYSELOV,

Alors que l’Ukraine entre dans sa quatrième année de lutte contre l’agression russe, l’expérience de ses militants de gauche offre non seulement un témoignage de survie, mais aussi un avertissement. Basé sur un discours prononcé lors du congrès de l’Alliance rouge-verte du Danemark (Enhedslisten), ce texte revient sur les dures leçons de la guerre : solidarité, organisation, sécurité et pertinence politique en temps de crise. Il soutient que la gauche européenne doit repenser son approche de la défense et de la démocratie, non pas quand il sera déjà trop tard, mais maintenant, tant qu’elle le peut encore

Une solidarité qui compte

Je me souviens encore du début de la guerre. J’étudiais à Malmö et, peu après le début de l’invasion russe, j’ai reçu un e-mail de Mikael Hertoft, alors membre du comité directeur d’Enhedslisten. Il m’a demandé de rencontrer leurs militants, qui voulaient en savoir plus sur ce qui se passait en Ukraine.

À l’époque, je ne savais pas grand-chose du parti. Quand je me suis renseigné, tout ce que j’ai entendu, c’est qu’il était issu de trois groupes différents mais très révolutionnaires, avec des opinions bien arrêtées, ce qui n’est pas toujours bon signe quand il s’agit d’évaluer la situation dans notre pays. Je suis donc arrivé à cette réunion sans savoir à quoi m’attendre mais je ne l’ai jamais regretté depuis.

Dans ma région, nous avons un dicton : c’est dans l’adversité que l’on reconnaît ses amis. Et comme le temps l’a montré, nous avons beaucoup d’amis chez Enhedslisten. Des camarades qui ont courageusement défendu notre cause, débattu, écrit, traduit et voyagé, dans des conditions dangereuses, en Ukraine, qui nous ont invités à revenir pour échanger sur nos expériences et nous reposer, qui nous ont offert des tribunes pour nous exprimer, qui ont promu des initiatives de soutien syndical et qui ont porté nos problèmes au niveau local et européen. Ils ne se sont pas contentés de parler de solidarité, ils l’ont vécue.

La gauche ukrainienne en guerre

La situation de la gauche ukrainienne a toujours été difficile et la guerre ne l’a pas facilitée. Notre coopération avec Enhedslisten et Alternativet par l’intermédiaire de l’Institut danois pour les partis et la démocratie nous a aidés à survivre dans cet environnement en mutation, à essayer de nouvelles approches et à toucher de nouveaux publics parmi les militants syndicaux et la société civile.

Cependant, les fondements d’une organisation née d’un groupe militant étaient souvent informels : les accords reposaient sur la confiance personnelle et les ententes tacites.

La guerre a tout bouleversé. De plus en plus de nos militants ou de leurs proches sont dans l’armée, parfois enrôlés et envoyés au front en une journée. De nouveaux membres arrivent, mais sans formation politique ni orientation adéquates, ils se sentent souvent désorientés. Il est devenu plus difficile d’organiser des discussions ou d’élaborer collectivement notre stratégie. Les enjeux sont élevés, l’atmosphère est tendue, les attentes à notre égard sont grandes, mais nos ressources physiques et mentales sont limitées. Parallèlement, la loi martiale restreint sévèrement les formes d’action auxquelles la gauche a traditionnellement recours : il n’y a pas de grandes manifestations de rue, pas de campagnes ou d’élections.

Je ne dis pas cela pour demander votre soutien, même s’il reste essentiel, mais pour souligner que lorsque la guerre éclatera, vous devrez faire face à toutes les faiblesses organisationnelles de votre organisation. Si vous pouvez changer et renforcer vos structures, faites-le avant que les temps difficiles n’arrivent.

Le coût civil de la guerre

Quels que soient nos problèmes internes, ils sont toujours insignifiants par rapport à ceux auxquels nous sommes confrontés en tant que pays. Après plus de 1 200 jours de guerre, les attaques quotidiennes de missiles et de drones sont devenues monnaie courante. Plus personne n’est surpris, les gens se contentent de faire défiler ces informations. L’avenir semble incertain. L’apathie se répand. Beaucoup se retirent, cherchant des solutions individuelles pour survivre ou s’échapper.

L’Ukraine d’aujourd’hui est un pays de contrastes. Il existe d’innombrables exemples d’innovation, de percée, d’auto-organisation et de coopération populaire. Mais il y a aussi un manque de coordination qui empêche de passer à l’échelle supérieure ; il y a de l’aliénation, de la démoralisation et du scepticisme, en particulier lorsque les sacrifices ne servent qu’à compenser le manque de préparation, le chaos ou l’incompétence.

Notre identité, notre droit même à exister, est remis en question par la Russie. D’autre part, le gouvernement, les médias et l’intelligentsia libérale-nationaliste continuent de nous dicter qui est le « bon » Ukrainien, comment nous devons parler et ce en quoi nous devons croire. Il est difficile de ne pas se sentir impuissant et c’est là que l’invisibilité de la gauche, qui n’était pas prévue et à laquelle on ne s’était pas préparée, frappe durement.

Aujourd’hui, trop souvent, nous devons compter sur votre implication depuis l’étranger pour faire entendre des voix critiques. Dans un pays en guerre, il est facile de rejeter la dissidence en la qualifiant de « trahison » ou d’« agent du Kremlin ». La critique peut être illégale, l’opposition peut être dangereuse. Votre soutien est donc essentiel, mais aurez-vous quelqu’un vers qui vous tourner si le pire devait arriver dans votre pays ?

Une autre leçon amère de la guerre est que ce sont toujours les civils qui souffrent le plus. Non seulement à cause de la terreur délibérée ou comme « dommages collatéraux » dans la chasse à une cible militaire importante mais aussi parce que personne ne se soucie d’eux lorsqu’ils sont pris entre deux feux. Les renseignements peuvent être erronés, des brouilleurs peuvent perturber une trajectoire, l’équipement peut mal fonctionner et même les débris de drones ou de missiles abattus finissent par tomber quelque part. Les maisons ou les bus deviennent alors des cibles involontaires. Mais lorsque les bombes tombent et que les soldats ennemis arrivent, les civils ne savent pas quoi faire et n’ont nulle part où aller. Un problème persistant est que de nombreuses personnes refusent d’évacuer même lorsque leur quartier est à moitié détruit. L’incertitude liée au départ semble pire car elles ne croient pas qu’elles seront prises en charge ailleurs. C’est vraiment terrifiant à voir.

Les travailleurs civils, comme les infirmières dans les hôpitaux de première ligne, et le personnel des infrastructures essentielles qui maintiennent les systèmes vitaux sous les attaques, font souvent des doubles gardes, mais ne touchent que quelques centaines d’euros par mois. Pourtant, on attend d’eux qu’ils endurent cette situation sans se plaindre, car « en temps de guerre, il y a d’autres priorités ». Et que pourraient-ils dire d’autre alors que l’économie est en ruine et que nos dépenses budgétaires dépendent de l’aide étrangère ?

Même l’armée est composée d’anciens civils, dont la plupart ne sont pas nés pour la guerre, n’en ont jamais rêvé et ne s’y sont pas préparés. Beaucoup n’ont pas reçu de formation adéquate et ont été envoyés au front en urgence, car en temps de guerre, le temps presse. Beaucoup sont épuisés, après avoir combattu pendant trois ans d’affilée dans des unités en sous-effectif, sans rotation ni congé, car nos réserves sont insuffisantes. Sans parler de la façon dont les pénuries de munitions, souvent causées par les troubles politiques dans les hautes sphères du monde entier, affectent leurs chances de survie.

Ce que j’essaie de dire, c’est que le manque de préparation a un coût, en particulier pour ceux qui n’ont rien à voir avec la guerre. Veuillez en tenir compte. Nous leur devons bien cela, nous nous devons de prendre cela au sérieux avant, et non après.

La politique à deux volets adoptée par Enhedslisten en 2023, qui combine soutien militaire et diplomatique, s’est avérée judicieuse. Aujourd’hui, l’Ukraine est contrainte de négocier avec la Russie. L’Ukraine demande un cessez-le-feu, mais la Russie ne montre aucun intérêt pour autre chose que notre capitulation et notre soumission totale à sa volonté. Cela sans aucune garantie qu’à un moment donné, elle n’exigera pas encore plus. Si la diplomatie avait été notre seule option politique, nous aurions déjà capitulé.

Mais le pire, c’est qu’au final, nous n’avons toujours que très peu de moyens pour riposter si nous sommes acculés. Notre survie dépend aujourd’hui de financements extérieurs pour maintenir l’économie à flot, de la livraison en temps voulu de matériel militaire, des obus d’artillerie aux systèmes de défense aérienne, de l’accès à des réseaux de renseignement et de communication par satellite tels que Starlink, et de l’importation de composants et de ressources essentielles à la production nationale. Rien de tout cela n’est gratuit. Cette faiblesse est la conséquence directe de décennies de politiques néolibérales : austérité, privatisation et désindustrialisation. Ce sont les mêmes politiques que poursuivent encore aujourd’hui de nombreuses élites (gouvernants) en Europe.

Leçons de sécurité pour la gauche

Lorsque vous discutez de défense et de sécurité, ne prenez pas cela à la légère. Ne répétez pas nos erreurs. Nous ne croyions pas à la possibilité d’une guerre, ni en 2014 ni en 2022. Nous espérions et appelions au dialogue, comme la plupart des personnes dans notre société, à l’exception de quelques groupes marginaux. Mais la guerre est arrivée et nous avons été pris au dépourvu, voire complètement discrédités, car les positions que nous avions défendues se sont avérées inutiles, voire nuisibles dans la nouvelle réalité.

On ne peut pas combattre le fascisme à bras ouverts et avec des fleurs. La gauche est aujourd’hui confrontée à un défi historique. Pour le relever, il ne suffit pas de trouver les mots justes pour réchauffer nos cœurs. Il faut proposer des réponses crédibles, capables de rallier une majorité.

Je sais que beaucoup d’entre vous sont sceptiques à l’égard de l’UE, et souvent à juste titre. Per Clausen a clairement exposé bon nombre de ses échecs. Mais ne renoncez pas à une Europe unie avant d’avoir épuisé toutes les possibilités. Même si vous devez en passer, pour l’Ukraine, à l’adhésion à l’UE . C’est peut-être la seule option disponible pour éviter d’être laissée seule. Certes, la droite domine aujourd’hui les institutions européennes et n’a pas l’intention de mettre en œuvre un programme progressiste, mais la pression publique, la crise elle-même et les menaces plus larges auxquelles nous sommes tous confrontés peuvent faire pencher la balance.

L’establishment est désorienté et effrayé par les « populistes » à l’intérieur, par les États-Unis et la Russie à l’extérieur. Même s’ils utilisent une rhétorique militante uniquement pour maintenir leur contrôle, rendez-les prisonniers de leurs propres paroles et obligez-les à les mettre en œuvre. La sécurité ne se résume pas à l’argent dépensé en armes, même si celles-ci sont nécessaires. Il faut également des infrastructures et des services publics solides pour soutenir l’effort de défense. Et il est tout aussi important que les citoyens soient prêts à prendre des risques, car ce pour quoi ils se battent leur appartient.

Ne vous laissez pas piéger par le faux dilemme « bien-être contre sécurité ». Les politiques de redistribution et d’égalité sociale ont atteint leur apogée pendant la guerre froide, alors que les dépenses militaires étaient bien plus élevées qu’aujourd’hui. Les élites ont fait des concessions parce qu’elles se sentaient menacées par la subversion interne et l’agression extérieure. Alors faites-les agir aujourd’hui, non par bienveillance, car elles n’en ont aucune, mais parce que leurs intérêts cupides l’exigent.

N’oubliez pas que l’influence des partis communistes dans l’Europe d’après-guerre s’est construite sur leur rôle dans la résistance armée contre le fascisme. Plus tôt encore, à l’époque féodale, les guildes de Bruxelles, qui étaient les syndicats de l’époque, ont obtenu des privilèges précisément parce que leur participation était essentielle à la défense de la ville. La leçon reste d’actualité : profitez des moments de crise pour vous organiser et exiger des changements. Dictez vos conditions. Ne laissez pas les élites s’en tirer à bon compte. Quand elles ont besoin de nous, faites-leur payer le prix !

Le moment est venu

Avant tout, faites tout ce qui est en votre pouvoir pour empêcher la guerre. Mais n’oubliez pas que le pire moment pour s’y préparer, c’est après qu’elle a commencé. Le pire moment pour défendre la démocratie, c’est après son effondrement. Vous avez encore le temps. J’espère que vous n’attendrez pas.

Oleksandr KYSELOV,

membre du conseil d’administration de Sotsialnyi Rukh

Traduction Deepl revue ML