Idées et Sociétés

Histoire.La Nouvelle Gauche en France. Réinventer le socialisme à l’heure de la déstalinisation et de la décolonisation, par Nedjib Sidi Moussa – 12 juin 2025

« Se réclamer de la nouvelle gauche, c’est refuser l’alternative imposée en 1956 par les deux camps de la guerre froide, tout en continuant à développer une critique du capitalisme. »[1]

La « Nouvelle Gauche » ou « New Left » en anglais désigne un courant politique apparu dans les années 1960 et 1970, en rupture avec les grandes organisations du mouvement ouvrier représentées alors par le communisme pro-soviétique et une social-démocratie atlantiste. Dans le contexte français, et sur le plan intellectuel en particulier, on retient les noms de trois revues emblématiques de cette période[2] : Socialisme ou Barbarie (publiée de 1949 à 1966 autour de Cornelius Castoriadis), Arguments (éditée de 1956 à 1962 par Edgar Morin) ou encore Internationale Situationniste (dirigée de 1958 à 1969 par Guy Debord).

Pourtant, une autre initiative, à la fois politique et éditoriale, mériterait d’être rappelée, en débit de son caractère éphémère, au regard de son ambition de contribuer au renouveau de la gauche française dans une conjoncture pour le moins critique : il s’agit du Mouvement Uni de la Nouvelle Gauche et de son journal Nouvelle Gauche qui a paru de 1956 à 1957. Cette brève et néanmoins riche expérience nous invite à mettre en lumière les apports et limites d’une intervention tiraillée entre pratiques réformistes et espérances révolutionnaires, confrontée à des enjeux majeurs comme la guerre froide (ainsi que la déstalinisation), la décolonisation (à commencer par la guerre d’Algérie) et des problématiques toujours aussi prégnantes de nos jours, comme le fascisme ou le racisme.

Nous chercherons à saisir, dans le cadre de cette contribution qui n’a pas la prétention d’être exhaustive, comment cette initiative, lancée au mitan du vingtième siècle, peut nous permettre de rendre compte de la « crise » actuelle de la gauche française et internationale.

Le Mouvement Uni de la Nouvelle Gauche

En mai 1954, un Comité de liaison et d’instance de la Nouvelle Gauche – qui deviendra le Comité national de la Nouvelle Gauche – voit le jour autour de représentants de groupes tels que le Centre d’action des gauches indépendantes (CAGI) dirigé par l’écrivain Jacques Nantet, l’Union progressiste (portée par le député du Rhône Pierre Cot) – proche du Parti communiste français (PCF) – et la Jeune République, de sensibilité démocrate-chrétienne[3].

La création de cet espace attire des intellectuels passés par le trotskisme comme Pierre Naville – qui adhère à la Nouvelle Gauche en 1954, avec la Fédération de la Seine du Parti socialiste de gauche[4] – mais aussi des parlementaires issus du « gaullisme de gauche » à l’instar du député de la Seine Louis Vallon – fondateur, en 1955, de l’Union démocratique du travail et qui participe à la dynamique suscitée par la Nouvelle Gauche[5] – ou encore, comme c’est le cas à Saint-Etienne, d’anciens militants des Jeunesses Socialistes, ouvriers comme enseignants[6].

Ce rassemblement hétéroclite se formalise à l’occasion du congrès national du Mouvement Uni de la Nouvelle Gauche, tenu à Paris les 12 et 13 novembre 1955. Si La Vérité paraît comprendre les aspirations de la base militante – plutôt provinciale et « socialiste de gauche » –, l’hebdomadaire trotskiste se montre en revanche bien plus sévère à l’égard de certains cadres, accusés d’être des « membres indirects du P.C.F. », pour mieux affirmer :

« En définitive, la Nouvelle Gauche est prise dans une contradiction qui la rend fragile et en fait très probablement un regroupement éphémère, comme il y en eut déjà. Les parlementaires et toute une couche de « personnalités » ne se sont ralliés à une certaine base militante que pour des raisons inavouées mais visibles de tactique électorale. »[7]

À titre d’illustration, Daniel Guérin rappellera qu’à l’occasion de ces assises, le mot d’ordre d’indépendance de l’Algérie ne fut pas repris. Cette attitude prudente voire conciliatrice – par contraste avec celle des minorités libertaires, progressistes, socialistes ou trotskistes engagées dans le soutien aux nationalistes algériens – s’expliquerait, selon l’écrivain anticolonialiste, par l’action modératrice des « compagnons de route » du PCF au sein de la Nouvelle Gauche[8].

Un an plus tard, la Nouvelle Gauche tient un second congrès, salué par Claude Bourdet – secrétaire national du mouvement depuis mai 1956 – en ces termes : « tous les éléments d’une organisation socialiste de gauche sont maintenant réunis »[9]. Le journaliste fixe pour tâche fondamentale « l’unification avec l’organisation-sœur » qu’est le Mouvement de Libération du Peuple (MLP) – issu de la Ligue ouvrière chrétienne –, tout en se gardant du « danger que constitue le refus de l’action commune avec les communistes ». Ce que Le Monde du 11 décembre 1956 répercute sous le titre « La Nouvelle Gauche ne désire pas rompre avec le Parti communiste », tout en rapportant le souhait de plusieurs délégués – parmi les « trois cents environ, représentant vingt-six départements, et d’un âge moyen de trente-cinq ans » – de constituer un parti autonome au lieu d’être « une sorte de catalyseur, destiné à favoriser le regroupement des forces de gauche. »

L’événement apparaît suffisamment important pour que La Vérité des travailleurs lui consacre deux pleines pages destinées, en partie, à régler des comptes avec les anciens trotskistes Yvan Craipeau et, dans une moindre mesure, Pierre Naville mais surtout à flétrir avec sévérité le regroupement pour mieux défendre la doxa bolchévique :

« La Nouvelle Gauche ne peut que répandre de dangereuses illusions et beaucoup de confusion chez les militants épars qui, issus de différents horizons non-communistes, se dirigent vers le vrai combat révolutionnaire. »[10]

Cette intransigeance « marxiste-révolutionnaire », qui s’apparente à une forme de sectarisme, s’explique sans doute par un contexte effervescent tant sur le plan international (rapport Khrouchtchev, soulèvement de Poznań, insurrection de Budapest, crise du canal de Suez…) que sur le plan national (guerre en Algérie, inflation, chômage…). La situation provoque des crises au sein du PCF et de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) – plus encore depuis la victoire du Front républicain et la formation du gouvernement Guy Mollet le 1er février 1956 –, tout en suscitant des regroupements, complémentaires ou concurrents de la Nouvelle Gauche, comme le Comité de liaison et d’action pour la démocratie ouvrière[11].

L’année suivante, le Conseil National de la Nouvelle Gauche, réuni à Paris le 11 novembre 1957, adopte une motion qui se « félicite de l’évolution favorable des pourparlers d’unification entre la Nouvelle Gauche, le Mouvement de Libération du Peuple, la Jeune République et l’Action Socialiste » – parti créé par l’avocat Yves Dechézelles – et convoque un congrès national à Paris, à la date du 7 décembre, pour acter la dissolution du Mouvement Uni de la Nouvelle Gauche12. Cette dernière étape correspond à la création de l’Union de la gauche socialiste (UGS) – qui procède de la fusion des groupes précités –, en plaçant à sa tête le journaliste Gilles Martinet, avant la fondation, le 3 avril 1960, du Parti socialiste unifié (PSU).

« Un journal d’action » : Nouvelle Gauche

Parallèlement à la constitution du mouvement, son organe intitulé Nouvelle Gauche – qui s’affiche, dans un premier temps, comme un bimensuel – est imprimé sur huit pages, du 15 avril 1956 au 23 novembre 1957, pour un total de trente-sept numéros. Ce journal prend la suite de deux autres titres : Le Libérateur, organe du CAGI, et Seine-Banlieue, bulletin de l’Union des groupes d’action pour l’indépendance nationale et le progrès social, dirigé par Louis Vallon. Son comité de rédaction, bénévole, est composé de militants en provenance des groupes constitutifs de la Nouvelle Gauche. En juin 1956, sa composition est précisée dans un encart : « Rédacteur en chef : Colette Audry » – qui est la seule femme identifiée dans ce collectif –, suivi de « Ph. Bauchard, L.-M. Colonna, C. Devence, Y. Dominique, G. Ducaroy, R. Gerland, H. Hermand, L. Houdeville, L. Kiner, J. Limousin, L. Rioux, Ph. Viannay », ainsi que Roger Cérat pour l’administration, tandis que Lucien Kiner fait également office de directeur-gérant[13]. Mais l’entreprise se heurte à des problèmes matériels et aux obstacles politiques posés par les partis de gauche[14]. Ce constat, exposé dans le dernier numéro, contraste avec l’enthousiasme de la première édition qui précisait ses buts :

« NOUVELLE GAUCHE veut travailler à l’avènement du socialisme en France. Dans cette lutte toutes les forces de gauche sans exclusive doivent être rassemblées et ce sera notre tâche de travailler à ce rapprochement qui devra conduire d’abord à un nouveau Front Populaire. »[15]

S’il revient à Claude Bourdet l’honneur de signer le premier éditorial[16] – qui souligne la centralité de la guerre en Algérie pour la situation française, plus encore depuis « la capitulation du 6 février » et le « ralliement des communistes aux pouvoirs spéciaux » –, cela s’explique par son parcours politique et journalistique qui le place au carrefour des gauches.

Proche du catholicisme social dans l’entre-deux-guerres et sympathisant socialiste, il s’engage dans la Résistance en 1940 (Mouvement de Libération Nationale, Combat, Mouvements Unis de la Résistance, Conseil national de la Résistance)[17]. À la Libération, il s’engage dans l’Union démocratique et socialiste de la Résistance, puis participe, en 1946, au Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe et soutient, l’année suivante, le Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR). En 1951, il s’investit dans le Cartel des gauches indépendantes qui devient le CAGI, préfigurant la cristallisation de la Nouvelle Gauche.

Journaliste dès le début des années 1930, Claude Bourdet collabore à plusieurs titres avant de diriger deux organes de la Résistance (Vérités et Combat). En 1945, il prend la tête de Nice-Matinpuis participe à la création du journal Octobre en 1946 et de la revue Socialisme et liberté en 1948, tout en dirigeant le quotidien Combat de 1947 à 1950, avant de lancer (avec Roger Stéphane et Gilles Martinet) l’hebdomadaire L’Observateur – qui change d’appellation pour s’intituler, en 1954, France-Observateur – « qui devient aussitôt le point de ralliement de la gauche contestataire, en particulier anticoloniale. »[18] C’est d’ailleurs dans ce périodique daté du 26 mars 1956 qu’il fait paraître l’article « Disponibles, quel sursis ? », lui valant d’être arrêté et détenu quelques jours pour « démoralisation de l’armée ».

Cependant, Nouvelle Gauche se distingue de France-Observateur par sa tonalité résolument militante, ainsi que l’atteste son engagement contre la guerre en Algérie et la « menace fasciste » qui préoccupe des pans entiers de la société avec le développement du poujadisme[19]. C’est la raison pour laquelle le premier numéro publie un dossier « De la réaction au fascisme » qui passe en revue les « officines d’intoxication du mouvement ouvrier et les groupe du choc du fascisme » – de Jeune Nation à la Phalange française en passant par les Amis de Rivarol –, en exhortant la gauche à s’unir contre un péril qui n’a rien de théorique.

En effet, à l’occasion d’un meeting organisé à Paris, salle Wagram, le 24 avril 1956 – appelé par « le Comité Messali Hadj, le Comité des Intellectuels, le Comité Justice et Liberté d’Outre-Mer, et le Comité pour la paix en Algérie »[20] –, un groupe composé d’une « douzaine de fascistes »[21] a tenté d’interrompre violemment le discours d’Yves Dechézelles avant d’être expulsé par le service d’ordre composé de militants du Parti communiste internationaliste (PCI), dont Stéphane Just, et de la Nouvelle Gauche, comme Yvan Craipeau, aidés par les travailleurs algériens venus nombreux[22]. Pourtant, suite à la déroute des partisans du « fasciste » Jean-Baptiste Biaggi[23], la police décide d’intervenir, « malgré les organisateurs », en matraquant les auditeurs et en blessant plusieurs militants de gauche.

En toute logique, le journalrelaie la campagne de Claude Bourdet qui représente la Nouvelle Gauche lors de l’élection législative partielle de la première circonscription de la Seine du 13 janvier 1957, en affichant les slogans « Contre la politique de Guy Mollet, votez Claude Bourdet, votez socialiste »[24] ou « Pour le renouveau du socialisme : votez Claude Bourdet »[25]. L’organe diffuse les thèmes classiques dans le mouvement ouvrier comme l’échelle mobile des salaires, la semaine de 40 heures et la diminution des dépenses militaires[26]. Mais, au lendemain du scrutin, ses rédacteurs doivent reconnaître leur échec en cherchant toutefois à demeurer optimistes : « avec 4,13 % des voix, un mouvement de gauche n’est pas un mouvement de masse mais c’est un mouvement qui a atteint les masses »[27]. L’hostilité des grandes formations (PCF et SFIO) n’explique pas à elle seule ce résultat modeste car Claude Bourdet a eu du mal à obtenir l’appui de ses alliés naturels (Jeune République et MLP), signe de la difficulté à mettre en œuvre l’unité à laquelle le mouvement aspire pourtant[28].

Pour un internationalisme rénové

À l’automne 1957, dans une France marquée par une énième crise gouvernementale – à la chute du gouvernement de Guy Mollet, en mai, a succédé celui de Maurice Bourgès-Maunoury, en septembre – une tribune signée par un militant de la Jeune République plaide « pour le renouveau du socialisme », en prenant appui sur l’effervescence polonaise : il s’agit de « construire une démocratie socialiste de laquelle puisse être écarté tout totalitarisme bureaucratique et qui respecte les libertés fondamentales de l’homme. »[29] Cette perspective s’accorde avec celle développée par Yvan Craipeau dans un essai paru la même année[30] et qui joue le rôle de boussole théorique pour un regroupement aussi hétérogène que la Nouvelle Gauche. Pour sa part, Socialisme ou Barbarie critique sévèrement l’ « éclectisme » de l’auteur, tout comme « l’idéologie populiste que le réformisme de gauche remet à la mode. »[31]

Cependant, le renouveau du socialisme doit s’accompagner de celui de l’internationalisme dans l’esprit de ces militants, à l’instar de Jacques Piraud qui signe un article condamnant les « perversions » social-démocrate et stalinienne de cet idéal dévoyé pour couvrir un intolérable chauvinisme[32]. Cela conduit « à combattre aux côtés des peuples opprimés, en particulier du peuple algérien en lutte pour son indépendance », tout en exprimant « la solidarité avec les travailleurs des autres pays », et en rejetant, enfin, le projet des classes possédantes, celui d’une « Europe-croupion, réactionnaire et vaticane ».

L’horizon international recouvre sans surprise l’Union soviétique et l’Europe orientale placée sous sa tutelle. Colette Audry apparaît comme une spécialiste de la question en s’intéressant aux répercussions du XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique[33] – qui acte la déstalinisation –, tout comme à la contestation qui secoue la Pologne et la Hongrie à l’automne 1956. Cette conjoncture lui permet d’affirmer la nécessité de la « lutte sur les deux fronts »[34] – contre le capitalisme et le stalinisme – et de souligner que « la lutte contre le colonialisme est inséparable de ce combat pour la liberté et la démocratie dans tous les pays ». En outre, Nouvelle Gauche ouvre ses colonnes à un responsable de l’Union des étudiants juifs de France pour témoigner sur le problème de l’antisémitisme en Union soviétique[35].

Mais une autre situation explosive, cette fois au Moyen-Orient, suscite un regain d’intérêt pour cette région : à savoir la crise de Suez. À la veille de l’expédition militaire menée par la France, la Grande-Bretagne et Israël, Nouvelle Gauche publie un article qui défend « le respect des droits de l’Egypte, malgré les aspects réactionnaires de la dictature de Nasser »[36], en partant du principe « qu’en affaiblissant le capitalisme international, le nationalisme arabe facilite notre œuvre de destruction de notre propre capitalisme. » Dès l’annonce de l’agression, la Nouvelle Gauche dénonce cette « aventure sanglante » qui peut provoquer « la levée en masse du monde arabe contre la France »[37].

Néanmoins, cette autre « guerre colonialiste »[38] a donné lieu à un rapprochement entre des représentants de la Nouvelle Gauche et de la gauche israélienne, illustrant, pour cette partie du monde, le principe du « neutralisme » mis en œuvre par ce courant dans le contexte de la guerre froide – « ni Moscou ni Washington »[39] –, tout comme son souhait, en particulier chez Gilles Martinet, de faire admettre à la gauche arabe l’existence de l’Etat d’Israël qui aurait pour vocation de « s’insérer dans l’univers afro-asiatique »[40]. Ainsi, à l’occasion d’une réunion organisée par le Cercle Bernard-Lazare – « qui groupe des sionistes de gauche, très proches du MAPAM, parti socialiste de gauche israélien »[41] –, le 11 octobre 1956 à Paris, l’avocat Yves Jouffa et Gilles Martinet « ont insisté sur la légitimité de la nationalisation du canal de Suez, sur la responsabilité de la politique belliciste du gouvernement Mollet, mais ont critiqué aussi l’attitude sans nuance du Parti communiste qui fait de Nasser un champion de la Démocratie. »

Au début de l’année 1957, le journal publie sur deux pages un article de Manuel Bridier qui affirme la solidarité « avec la lutte menée par le peuple israélien pour son existence »[42], tout en dénonçant « l’amour soudain manifesté en France, pour Israël, par l’extrême droite antisémite. » Le militant, qui ne cache pas son admiration du kibboutz – présenté comme « un kolkhoze démocratique » – rappelle l’engagement de la Nouvelle Gauche en faveur de la paix au Moyen-Orient lors de son dernier congrès qui mentionne le « problème posé par les réfugiés arabes de Palestine ». Enfin, de retour d’un séjour en Israël où il a été reçu par les dirigeants du Mapam et de l’Akhdout Haavoda, Gilles Martinet présente ces organisations de gauche comme étant susceptibles de « tenir compte de tout ce qu’il y a de légitime dans les revendications arabes »[43], qu’il s’agisse des « mesures de discrimination » dont font l’objet les Arabes vivant en Israël ou encore « l’absorption à l’intérieur de l’Etat d’Israël » des 200 000 réfugiés de la bande de Gaza quand ce territoire était placé sous contrôle militaire israélien.

L’onde de choc de Bandoeng

Un an après la conférence tenue en avril 1955 à Bandoeng, Nouvelle Gauche suit avec attention l’évolution des rapports des pays « sous-développés » d’Afrique et d’Asie sur fond d’opposition entre l’Est et l’Ouest[44]. Résolument anticolonialiste, le journal consacre deux pages au troisième congrès du Rassemblement démocratique africain tenu en septembre 1957 à Bamako. En conclusion de son article, Louis Houdeville invite la gauche française à « rejeter toutes les tentations des sirènes du néo-colonialisme »[45] et, dans la perspective de la création d’un nouveau parti socialiste, « à définir les tâches pratiques de la décolonisation. »

Cet intérêt pour l’émancipation du monde noir se retrouve sur le plan culturel dans la mesure où Nouvelle Gauche rend compte du premier Congrès des écrivains et artistes noirs, organisé en septembre 1956 par l’intellectuel sénégalais Alioune Diop, fondateur de Présence africaine. L’adresse de la revue – 17, rue de Chaligny dans le XIIe arrondissement de Paris – est également celle du journal. Jacqueline Ducaroy – une des rares signatures féminines – salue le succès de l’événement et en souligne toute la portée : « comme à Bandoeng, ce congrès de la Sorbonne signale l’étape d’éclaircissement et de reconstruction du monde extra-occidental, c’est l’ultime étape qui sert d’invitation encore presque affectueuse à la Paix. »[46] Dans le même esprit, Nouvelle Gauche publie des extraits – « que n’a pas cités France-Observateur », comme le précise le journal – de la lettre adressée à Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, par Aimé Césaire, député de la Martinique, en particulier celui critiquant le « fraternalisme » des communistes[47].

Pourtant, en matière de décolonisation, c’est essentiellement à travers la question algérienne que la Nouvelle Gauche cherche à mettre en adéquation ses principes avec son intervention. Si la prudence des formulations adoptées par le journal lui évite de subir les saisies, Nouvelle Gauche s’inscrit résolument dans le microcosme anticolonialiste, tout en occupant une place singulière tandis que le conflit en Algérie monte en intensité et que la rivalité entre le Front de libération nationale (FLN) et le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj prend un tour violent[48]. Contrairement aux intellectuels ou groupes français qui s’engagent dans le soutien inconditionnel à l’une ou l’autre des organisations algériennes, la Nouvelle Gauche adopte une position plus équilibrée, malgré des désaccords internes, comme l’illustre un rapport commandé à une commission et soumis à la discussion en juillet 1957 :

« ces deux mouvements se livrent à une lutte d’extermination contre laquelle nous devons nous élever du fait même qu’elle va à l’encontre des buts poursuivis par les mouvements nationalistes algériens et qu’elle freine le combat mené par notre organisation pour une solution pacifique du conflit. Nous devons condamner avec la même énergie, tous ceux qui, en France, exploitent une telle rivalité, quand ils ne l’exacerbent pas, à des fins politiques qui n’ont rien à voir avec l’intérêt du peuple algérien. »[49]

Cette déclinaison du « neutralisme » – qui tend à ménager les susceptibilités des sympathisants du FLN ou du MNA – n’empêche toutefois pas aux rédacteurs du journal d’exprimer une sensibilité plutôt pro-messaliste, sans doute parce que ce mouvement est encore majoritaire parmi les ouvriers algériens établis en France, en relayant par exemple – à l’instar de La Vérité – la campagne pour la libération de la journaliste Claude Gérard[50], emprisonnée plusieurs semaines pour avoir publié un reportage sur les maquis messalistes[51] ; les manifestations des militants du MNA[52], notamment la grève de la faim des détenus à Fresnes[53] ; l’activité de la Fédération de France de l’Union des syndicats de travailleurs algériens (USTA), centrale messaliste, en particulier son premier congrès organisé en juin 1957 à Paris[54] ; la répression dont ses membres font l’objet en Algérie[55] ; l’obstruction à ses interventions dans les réseaux anticolonialistes[56].

Cependant, le massacre perpétré à Melouza-Beni Illemane, en mai 1957, par un groupe armé se réclamant du FLN contre plusieurs centaines de villageois pro-MNA, ainsi que l’assassinat de nombreux cadres et de militants de l’USTA, en France, par des commandos frontistes viennent assombrir davantage un tableau déjà entaché par les scandales de la « pacification » et de la torture. Là encore, des militants comme Louis Houdeville se démarquent d’autres anticolonialistes en affirmant que « l’Algérie nouvelle n’a pas le droit de s’édifier en versant volontairement le sang innocent »[57], ce qui permet de souligner qu’à la différence du FLN, le MNA a « courageusement, à plusieurs reprises, condamné les attentats terroristes aveugles. »

L’éthique résistante des animateurs de la Nouvelle Gauche paraît davantage s’accorder avec celles des dirigeants messalistes dans leur rapport à la violence – penchant de fait du côté d’Albert Camus plutôt que de celui de Frantz Fanon. Cette sensibilité explique pourquoi de larges extraits de l’appel de Messali Hadj contre les luttes fratricides sont reproduits dans le journal[58], avant la publication d’un appel signé par des dizaines de personnalités de gauche (dont André Breton, René Dumont, Maurice Nadeau, etc.) contre l’assassinat des syndicalistes messalistes[59]. Le Bureau politique de la Nouvelle Gauche adopte même un appel aux organisations algériennes pour cesser les « attentats fratricides commis en France »[60], témoignant de la grande émotion suscitée par l’assassinat d’Ahmed Bekhat, secrétaire général de la Fédération de France de l’USTA[61], signifiant le recul inexorable du MNA.

Un échec ?

Dans son ouvrage consacré à l’histoire de la gauche en France, Jean Touchard présente l’expérience des « gauches indépendantes »[62] – RDR, UGS et PSU – comme autant d’ « échecs ». Pourtant, le faible nombre des adhérents – en 1957, la Nouvelle Gauche en aurait compté 2 000, l’UGS 6 000 (dont 4 000 en provenance du MLP) et le PSU 20 000 à sa création (grâce aux groupes dissidents de la SFIO et du PCF) –, la modestie des scores électoraux et la longévité relative – comparées aux trois années d’activité du mouvement de la Nouvelle Gauche (1954-1957), les trois décennies d’existence du PSU (1960-1989) relèvent plutôt du « succès » –, doivent être relativisés au regard du contexte peu propice au regroupement en dehors – mais surtout contre – les vieilles organisations du mouvement ouvrier.

Malgré cet insuccès apparent – qu’il faudrait rapporter à ceux de groupes rivaux, comme La Nation socialiste d’Auguste Lecœur, cadre du PCF tombé en disgrâce et qui finit par rejoindre la SFIO en 1958 –, ne faut-il pas plutôt voir dans cette aventure frappée du sceau de l’éclectisme, la volonté de préserver contre vents et marée une boussole morale et politique ? Après tout, ces principes élémentaires que sont le socialisme, l’internationalisme et l’humanisme, ne manquent-ils pas cruellement à l’heure des indignations sélectives ou de la culture du ressentiment ? C’est sans doute en dialoguant, de manière critique, avec tout ou partie de l’histoire de la Nouvelle Gauche que celles et ceux qui se retrouvent derrière le slogan « fin du monde, fin du mois : même combat » sauront répondre aux défis de demain.

[1] Ramzig Keucheyan, « New Left, Nouvelle Gauche », in Histoire globale des socialismes, Paris, PUF, 2021.

[2] Ingrid Gilchter-Holtey, « La contribution des intellectuels de la Nouvelle Gauche à la définition du sens de Mai 68 », in G. Dreyfus-Armand, R. Frank, M.-F. Lévy, M. Zancarini-Fournel (dir.), Les Années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000.

[3] Michel Rocard, Le P.S.U. et l’avenir socialiste de la France, Paris, Seuil, 1969.

[4] Françoise Blum (éd.), Les vies de Pierre Naville, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007.

[5] Bernard Lachaise, A la gauche du gaullisme, Paris, PUF, 2022.

[6] Jean-Michel Steiner, « Un parti neuf face à un mouvement ouvrier aux fortes traditions. Prémices et débuts de la fédération PSU de la Loire (1955-1971) », in Tudi Kernalegenn et François Prigent, Le PSU vu d’en bas, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

[7] Charles Bernard, « Nouvelle Gauche, Front populaire et volonté d’action », La Vérité, n° 381, 18 novembre 1955.

[8] Daniel Guérin, Ci-gît le colonialisme, La Haye, Paris, Mouton, 1973.

[9] Claude Bourdet, « Le congrès de l’espoir », Nouvelle Gauche, n° 16, 15 au 29 décembre 1956.

[10] C. Laujen, « La Nouvelle Gauche… un vieux refrain », La Vérité des travailleurs, décembre 1956.

[11] Nedjib Sidi Moussa, « Face à la guerre d’Algérie : transactions anticoloniales et reconfigurations dans la gauche française », Diacronie. Studi di Storia Contemporanea, n° 9, Gennaio 2012.

[12] « Motion du Conseil National », Nouvelle Gauche, n° 37, 23 novembre 1957.

[13] Nouvelle Gauche, n° 10, 24 juin 1956.

[14] « Nouvelle Gauche disparaît pour renaître mieux armé », Nouvelle Gauche, n° 37, 23 novembre 1957.

[15] « Notre journal », Nouvelle Gauche, n° 1, 15 avril 1956.

[16] Claude Bourdet, « N’ayons pas peur d’avoir raison », Nouvelle Gauche, n° 1, 15 avril 1956.

[17] Gilles Morin, « BOURDET Claude », maitron.fr, 20 octobre 2008.

[18] Jean-Pierre Biondi et Gilles Morin, Les anticolonialistes (1881-1962), Paris, Robert Laffont, 1992.

[19] « En France, il y a un danger fasciste », Nouvelle Gauche, n° 11, 7 au 21 octobre 1956.

[20] Gérard Bloch, « Deux meetings pour la défense des libertés », La Vérité, n° 408, 4 mai 1956.

[21] « La police contre la Nouvelle Gauche », Nouvelle Gauche, n° 2, 30 avril 1956.

[22] Sylvain Pattieu, Les camarades des frères. Trotskistes et libertaires dans la guerre d’Algérie, Paris, Syllepse, 2002.

[23] « Après Wagram », Nouvelle Gauche, n° 3, 13 mai 1956.

[24] Nouvelle Gauche, n° 16, 15 au 29 décembre 1956.

[25] Nouvelle Gauche, n° 18, 5 janvier 1957.

[26] Manuel Bridier, « Contre la politique des trusts : votez Claude Bourdet », Nouvelle Gauche, n° 17, 29 décembre 1956 au 12 janvier 1957.

[27] Georges Ducaroy et Gérald Suberville, « La gauche perd une bataille et gagne un espoir », Nouvelle Gauche, n° 20, 27 janvier au 10 février 1957.

[28] Jean Touchard et Louis Bodin, « L’élection de la première circonscription de la Seine », Revue française de science politique, Volume VII, n° 2, avril-juin 1957.

[29] Serge Woronoff, « Pour le renouveau du Socialisme », Nouvelle Gauche, n° 34, 12 au 25 octobre 1957.

[30] Yvan Craipeau, La révolution qui vient, Paris, Minuit, 1957.

[31] André Garros, « La révolution qui vient », Socialisme ou Barbarie, n° 23, janvier-février 1958.

[32] Jacques Piraud, « L’internationalisme doit être rénové », Nouvelle Gauche, n° 26, 21 avril au 5 mai 1957.

[33] Colette Audry, « Le XXe congrès et nous », Nouvelle Gauche, n° 1, 15 avril 1956.

[34] Colette Audry, « En Pologne et en Hongrie, le socialisme », Nouvelle Gauche, n° 13, 3 au 17 novembre 1956.

[35] Gilbert Rosenfeld, « Le problème juif en U.R.S.S. », Nouvelle Gauche, n° 33, 28 septembre au 11 octobre 1957.

[36] Georges Ducaroy, « La crise de Suez », Nouvelle Gauche, n° 11, 7 au 21 octobre 1956.

[37] « Appel du bureau politique », Nouvelle Gauche, n° 13, 3 au 17 novembre 1956.

[38] « A Suez : la débâcle d’une guerre colonialiste », Nouvelle Gauche, n° 14, 18 novembre au 1erdécembre 1956.

[39] Gilles Martinet, Une certaine idée de la gauche (1936-1997), Paris, Odile Jacob, 1997.

[40] Rabi, Anatomie du judaïsme français, Paris, Minuit, 1962.

[41] « Une réunion du M.A.P.A.M. à Paris », Nouvelle Gauche, n° 12, 21 octobre au 3 novembre 1956.

[42] Manuel Bridier, « Israël : entre le passé et l’avenir », Nouvelle Gauche, n° 20, 27 janvier au 10 février 1957.

[43] Gilles Martinet, « Aidons la gauche israélienne à vaincre le bellicisme nationaliste », Nouvelle Gauche, n° 26, 21 avril au 5 mai 1957.

[44] Robert Gerland, « Les tentations du bloc de Bandoeng », Nouvelle Gauche, n° 9, 9 septembre 1956.

[45] Louis Houdeville, « Bamako : un avertissement, une exigence, une espérance », Nouvelle Gauche, n° 36, 9 au 22 novembre 1957.

[46] Jacqueline Ducaroy, « Le premier congrès des intellectuels noirs », Nouvelle Gauche, n° 11, 7 au 21 octobre 1956.

[47] « La démission d’Aimé Césaire », Nouvelle Gauche, n° 13, 3 au 17 novembre 1956.

[48] Nedjib Sidi Moussa, Algérie, une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires révolutionnaires des partisans de Messali Hadj, Paris, PUF, 2019.

[49] Michel Lequenne, Gérard Sender et Daniel Jacoby, « Sur les problèmes intérieurs de la résistance algérienne », Bulletin d’information du Mouvement Uni de la Nouvelle Gauche, n° 7, 10 juillet 1957.

[50] « Libérez Claude Gérard », Nouvelle Gauche, n° 5, 10 juin 1956 ; « Protestations des avocats de C. Gérard », Nouvelle Gauche, n° 6, 24 juin 1956 ; A. Amyot, « Pourquoi cet acharnement contre Claude Gérard ? », Nouvelle Gauche, n° 8, 22 juillet 1956 ; Louis Houdeville, « Claude Gérard est libérée mais le gouvernement Mollet poursuit sa politique de répression », Nouvelle Gauche, n° 9, 9 septembre 1956.

[51] Claude Gérard, « Comment j’ai vu le maquis », Demain, n° 23, 17 mai 1956.

[52] Lucien Kiner, « Les manifestations des Algériens en France sont des formes de la lutte de classe », Nouvelle Gauche, n° 2, 30 avril 1956.

[53] « Une grève de la faim qui fait date », Nouvelle Gauche, n° 21, 11 au 24 février 1957.

[54] Louis Houdeville, « La Voix du travailleur algérien », Nouvelle Gauche, n° 24, 25 mars au 7 avril 1957 ; « Les Algériens et le 1er mai », Nouvelle Gauche, n° 28, 26 mai au 8 juin 1957 ; Louis Houdeville, « Le 1er congrès de l’U.S.T.A. : Vive l’unité d’action des travailleurs algériens et français ! », Nouvelle Gauche, n° 31, 13 juillet 1957.

[55] « Le procès du M.N.A. à Alger », Nouvelle Gauche, n° 34, 12 au 25 octobre 1957.

[56] « Déclaration de la délégation française à son retour du Congrès anti-colonialiste d’Athènes », Nouvelle Gauche, n° 37, 23 novembre 1957.

[57] Louis Houdeville, « Le massacre de Melouza », Nouvelle Gauche, n° 29, 9 au 22 juin 1957.

[58] « Pour que cessent les règlements de compte entre Algériens : cri d’alerte de Messali Hadj », Nouvelle Gauche, n° 32, 14 au 27 septembre 1957.

[59] « Des militants et intellectuels de gauche protestent contre les assassinats de dirigeants de l’U.S.T.A. », Nouvelle Gauche, n° 34, 12 au 25 octobre 1957.

[60] « Appel solennel aux organisations nationalistes algériennes », Nouvelle Gauche, n° 36, 9 au 22 novembre 1957.

[61] « L’assassinat d’Ahmed Bekhat », Nouvelle Gauche, n° 36, 9 au 22 novembre 1957.

[62] Jean Touchard, La gauche en France. 1900-1981, Paris, Seuil, 1977.

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Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique, enseignant et auteur de 6 livres dont ‘Histoire algérienne de la France’ et ‘Algérie, une autre histoire de l’indépendance‘.

Ce texte a été publié pour la première fois sur Left Renewal.

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