4 juin 2025
Andrea Braschayko pour VIGLIA BLU
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Le 1er juin dernier, l’Ukraine a lancé une attaque surprise au cœur de la Russie. Le Service de sécurité ukrainien (SBU) a mené une attaque coordonnée avec 117 drones contre plusieurs bases de l’aviation stratégique russe, depuis la frontière occidentale de la Fédération jusqu’à certaines bases en Sibérie et en Extrême-Orient, dans cinq régions différentes : Mourmansk, Irkoutsk, Ivanovo, Riazan et Amour.
Selon Kiev, jusqu’à 41 avions auraient été endommagés ou détruits, désactivant 34 % des vecteurs de missiles de croisière du Kremlin pour un préjudice estimé à 7 milliards de dollars. Parmi les appareils qui auraient été touchés figurent des TU-95, TU-22, TU-160 et peut-être même un A-50, un avion radar dont Moscou ne possédait plus qu’un seul exemplaire encore opérationnel.
Il n’y a pas de confirmation officielle du nombre exact d’avions touchés, mais certaines preuves visuelles indiquent des dommages importants. Une image satellite diffusée par Capella Space le 2 juin, prise au-dessus de la base aérienne de Belaya, à Irkoutsk, montre clairement la destruction de plusieurs avions. Commentant ces images, John Ford, analyste au James Martin Center for Nonproliferation Studies, a déclaré que l’on pouvait identifier les restes de deux bombardiers Tu-22 et jusqu’à quatre Tu-95 gravement endommagés ou détruits.
Une autre vidéo, vérifiée par Reuters, montre deux bombardiers en feu (probablement des Tu-95) et un troisième touché par une forte explosion sur la base d’Olenya, à Mourmansk. Selon le ministère russe de la Défense, les défenses aériennes ont réussi à repousser l’attaque dans certaines régions, mais pas à Mourmansk et Irkoutsk : au total, les images satellites confirment la destruction d’au moins 13 avions russes (le même nombre affirmé par le blogueur militaire russe Rybar) dans les seules bases d’Olenya et Belaya : huit Tu-95, quatre Tu-22 et un An-12.
Une analyse du Financial Times confirme également que le nombre d’avions touchés, pour lesquels on dispose de sources indépendantes, est de 10 à 12, contre une quarantaine revendiquée par Kiev ; toutefois, des preuves supplémentaires pourraient être fournies dans les prochains jours. Le New York Times rapporte que dans les trois autres bases, à Ryazan, Ivanovo et Amur, les images satellites du 2 juin ne montrent aucun dommage aux avions dans les deux premières bases, tandis qu’elles ne sont pas disponibles pour la troisième base. Selon des responsables américains et européens contactés par le NYT, cependant, au moins 20 avions auraient été touchés par les drones ukrainiens.
L’opération, baptisée « Ragnatela » (en ukrainien Pavutyna), a vu des camions – surnommés « camions de Troie » par les blogueurs militaires du Kremlin – partir de Tcheliabinsk, dans la région de l’Oural, et transporter des maisons préfabriquées qui ont pénétré en territoire russe, à quelques kilomètres des bases aériennes. À proximité de celles-ci, des essaims de drones à lancement automatique ont été libérés grâce à des systèmes d’intelligence artificielle gérés à distance. Certains appareils étaient destinés à la reconnaissance, d’autres étaient des kamikazes.
Le degré de contrôle à distance n’est pas clair (il est peu probable que Kiev ait eu 117 hommes sur le sol russe), mais il est certain que l’opération a été menée par le GUR et non par l’armée de l’air ; elle aurait été préparée au cours des dix-huit mois précédents et supervisée par le président ukrainien Volodymyr Zelensky lui-même.
L’attaque est survenue vingt-quatre heures après le deuxième cycle de négociations à Istanbul, qui s’est toutefois déroulée normalement le 2 juin dernier, mais sans progrès majeurs entre les deux délégations, qui ont toutefois convenu de quelques échanges de prisonniers et se sont engagées, du moins officiellement, à se retrouver en Turquie dans la seconde moitié du mois de juin, selon les informations communiquées aux journalistes par le ministre ukrainien de la Défense, Rustam Umerov.
La nouvelle attaque contre le pont de Crimée
Dans la matinée du 3 juin, l’Ukraine a frappé le pont de Kertch, qui relie la Crimée à la Fédération de Russie, pour la troisième fois depuis le début de l’invasion, avec une attaque sous-marine.
À 4 h 44 mardi, le Service de sécurité ukrainien (SBU) a de nouveau activé des dispositifs explosifs sous-marins placés à la base des piliers du pont. Selon les informations fournies par le SBU lui-même, les charges (d’une puissance équivalente à 1 100 kg de TNT) ont causé des dommages structurels importants au fond marin. À la suite de l’explosion, le pont se trouve désormais dans un état d’urgence et a été fermé par les autorités russes dans la même journée, avant d’être rouverten fin d’après-midi.
Le SBU a souligné que l’opération avait été planifiée dans les moindres détails et n’avait fait aucune victime civile. La préparation et la coordination ont été supervisées personnellement par le chef du SBU, le lieutenant-général Vasyl Maliuk, qui a également joué un rôle central dans l’organisation de l’opération Pavutyna.
Dès le mois d’avril, Oleksii Neizhpapa, commandant des forces navales des forces armées ukrainiennes, avait déclaré que le pont de Crimée restait une cible pour les forces de défense ukrainiennes, soulignant la nécessité de maintenir le silence médiatique : dans cette opération, comme dans celle de Pavutyna, la moindre fuite d’informations dans les médias ukrainiens ou internationaux aurait compromis son succès.
La dernière attaque contre le pont de Kertch remonte à juillet 2023, lorsqu’un drone maritime télécommandé a frappé les bases des piliers du pont, provoquant l’effondrement d’une partie de la structure. Auparavant, en octobre 2022, un camion piégé avait explosé sur le pont, causant de graves dommages et un incendie qui avait également touché un train de marchandises : une autre des opérations hybrides organisées par Maliuk.
Bien que ce soit le GUR (Direction principale du renseignement du ministère de la Défense) dirigé par Kyrylo Budanov qui gère habituellement les opérations extérieures, le SBU de Maliuk a démontré une capacité croissante à mener des missions complexes en dehors des frontières nationales. Cela pourrait indiquer une redéfinition des rôles entre les agences ukrainiennes ou une collaboration plus étroite entre elles.
L’opération Pavutyna révolutionne une fois de plus la guerre et l’avenir militaire
Les attaques du 1er juin ont une forte valeur symbolique et stratégique. Elles ne changent pas la dynamique sur le front, où l’Ukraine subit de nouvelles avancées russes, notamment dans les oblasts de Soumy et de Donetsk : les services de renseignement open source ukrainiens Deep State ont confirmé qu’en mai dernier, l’armée russe avait conquis 449 kilomètres carrés de territoire, ce qui représente le troisième mois d’expansion territoriale du Kremlin au cours de l’année dernière.
L’attaque de dimanche frappe cependant au cœur de la puissance aérienne russe, déjà affaiblie par des années d’obsolescence technique et de manque de pièces de rechange. Les capacités russes de lancer des missiles de croisière contre les villes ukrainiennes sont réduites, tout comme, en puissance, leur capacité d’intimidation sur les civils ukrainiens.
Selon Ben Hodges, général à la retraite et ancien commandant de l’armée américaine en Europe, l’opération semble avoir porté un « coup dur » à la capacité du Kremlin à lancer de grandes salves de missiles de croisière. « L’effet de surprise qu’ils ont obtenu aura un impact sur le système, tandis que les Russes tentent de comprendre comment ces camions chargés d’explosifs ont pu pénétrer aussi profondément en territoire russe », a déclaré le général au New York Times.
En effet, cet événement place l’organisation politico-militaire du Kremlin dans une situation très difficile, car elle doit identifier les responsables d’une opération qui s’est déroulée dans le silence pendant un an et demi sur son propre territoire, malgré les quelque 370 000 agents du FSB déployés dans tout le pays.
D’une manière générale, les attaques ukrainiennes de ces derniers jours ne constituent pas seulement un succès stratégique et militaire, mais aussi un succès sur le plan communicationnel et humanitaire : alors que les campagnes de missiles russes font chaque jour des dizaines de victimes innocentes, les opérations ukrainiennes n’ont mis en danger aucun civil russe, à l’exception tout au plus des chauffeurs des camions, qui ignoraient ce qu’ils transportaient. Le Kremlin a quant à lui répondu par une nouvelle attaque de drones et de missiles, notamment sur Soumy, où au moins trois personnes ont perdu la vie et vingt autres ont été blessées.
Les drones ukrainiens dévoilent la faiblesse de Poutine
De plus, cette opération confirme une fois de plus l’existence d’un réseau clandestin ukrainien à l’intérieur de la Russie : une véritable toile d’araignée composée d’agents, d’infiltrés et de sympathisants qui permet le positionnement des drones, la collecte d’informations, voire la logistique elle-même : dès juin 2023, la CNN rapportait l’existence d’une armée clandestine de saboteurs ukrainiens sur le sol russe, équipés de drones pour attaquer des centres stratégiques de l’armée moscovite. Sans oublier les groupes partisans dans les zones occupées par l’armée russe : de la résistance féminine au mouvement Atesh, qui, selon le Kyiv Independent, serait à l’origine du déraillement de plusieurs trains militaires russes dans le Donetsk, également survenu le 1er juin.
La guerre a ouvert des brèches dans le contrôle du territoire russe, et des millions de citoyens russophones d’origine ukrainienne opposés au régime de Poutine pourraient représenter un capital humain pour ces activités. Comme l’a fait remarquer l’expert militaire Orio Giorgio Stirpe, la disparition de la scène publique de la Légion russe libre laisse penser à une reconversion de milice frontale en structure clandestine en coordination avec le GUR ou le SBU ; une hypothèse qui ne doit pas être exclue.
En revanche, il n’y a aucune certitude quant à l’implication occidentale. L’hypothèse d’un soutien ou, en tout cas, d’une connaissance de l’opération de la part des États-Unis a circulé dans certains médias tels que Axios, mais elle a ensuite été retirée suite au démenti de l’administration américaine. Les capacités autonomes du SBU rendent plausible une opération entièrement ukrainienne : les bases visées étaient d’ailleurs connues et les gros avions sont visibles même depuis les satellites commerciaux. D’autre part, les États-Unis et les Européens ne veulent pas assumer la responsabilité de l’attaque, par crainte de représailles similaires sur leurs bases de bombardiers stratégiques.
Le choix de l’Ukraine (qui ne date certainement pas de ces derniers jours) d’utiliser des drones et des sabotages constitue en effet un changement de paradigme : ne pouvant frapper avec des armes stratégiques conventionnelles, Kiev a renversé la logique même de la guerre stratégique. Une leçon non seulement pour Moscou, mais aussi pour tous les scénarios de conflit du XXIe siècle.
Un pays aux ressources limitées, sans forces aériennes comparables à celles de son adversaire, parvient une fois de plus à infliger des dommages se chiffrant en milliards avec des drones à bas prix (quelques centaines de dollars), souvent similaires à ceux que l’on peut acheter en ligne. Ce n’est plus la puissance industrielle qui détermine la supériorité stratégique, mais la capacité d’adaptation technologique.
Les drones sont désormais les véritables protagonistes de cette guerre : on estime qu’ils causent environ 70 % des pertes des deux camps. Avec des millions d’unités déployées, l’Ukraine a transformé les drones en artillerie, en renseignement et en sabotage.
Le raid du SBU a beaucoup en commun avec les opérations asymétriques du passé : certains l’ont comparé à l’attaque aérienne démonstrative de Billy Mitchell en 1921 ou, plus récemment, aux attaques des Houthis yéménites contre des porte-avions américains dans la mer Rouge.
La stratégie ukrainienne est désormais claire : saturer les défenses russes non seulement avec des missiles et de l’artillerie, mais aussi avec des incursions de sabotage ciblées, technologiques et déstabilisantes. L’avantage de ces opérations souvent spectaculaires et théâtrales est double : militaire et psychologique.
Alors que Moscou s’appuie sur des bombardements terroristes contre des cibles civiles pour affaiblir la résistance et le soutien occidental, Kiev vise à décapiter les capacités opérationnelles ennemies dans les points névralgiques. Comme l’a fait remarquer la journaliste Cecilia Sala, la mission des opérations du SBU ukrainien est de « faire comprendre à l’ennemi qu’il a beaucoup plus à perdre qu’il ne le pense : l’objectif ultime est de démanteler ses certitudes et d’essayer de modifier ses calculs ».
Les conséquences sur les négociations de paix
On a craint que l’attaque ukrainienne en Russie ne détourne le cours des négociations en Turquie entre la délégation russe dirigée par Vladimir Medinsky (conseiller présidentiel russe, ancien ministre de la Culture) et la délégation ukrainienne dirigée par Rustem Umerov, actuel ministre de la Défense, qui se sont revus sur le sol turc deux semaines après leur première rencontre le 16 mai. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a qualifié les progrès d’« exceptionnels », probablement plus pour sauver la face sur le rôle de la Turquie dans la médiation que pour de réels progrès.
Le mémorandum ukrainien, remis avant les pourparlers, proposait un cessez-le-feu inconditionnel d’au moins un mois, des réparations de guerre, l’intégrité territoriale et le droit d’adhérer à l’OTAN. La Russie a quant à elle présenté son mémorandum dès les négociations d’Istanbul, contrairement à l’Ukraine qui a respecté les accords conclus deux semaines auparavant.
Dans son projet, Moscou a demandé une nouvelle fois à l’Ukraine le retrait complet de ses troupes de toutes les zones des régions de Donetsk, Louhansk, Zaporijia et Kherson comme condition préalable à tout cessez-le-feu. C’est ce qu’a déclaréà Axios un responsable ukrainien. Il s’agit de la même exigence déjà formulée publiquement par Vladimir Poutine, que Kiev, et d’autres, continuent de juger inacceptable.
Pour dissiper tout doute, Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité russe et ancien président de la Fédération de Russie, a précisé sur Telegram que le véritable objectif des soi-disant pourparlers de paix avec l’Ukraine à Istanbul « n’est pas de parvenir à une paix de compromis fondée sur des conditions irréalistes inventées par quelqu’un, mais d’obtenir dès que possible notre victoire et la destruction complète du pouvoir néonazi ».
Moscou a également proposé de ne restituer que 10 enfants ukrainiens, tandis que Kiev demande la restitution de plus d’une centaine de mineurs déportés. Lors de la réunion, Medinsky a nié que la Russie ait transféré de force des dizaines de milliers d’enfants, qualifiant cette version de « propagande » et demandant de « ne pas monter un spectacle pour les grand-mères européennes au cœur tendre qui n’ont même pas d’enfants ».
Malgré l’échec d’un accord sur le cessez-le-feu, les négociations se sont conclues par un accord sur l’échange de 1 000 prisonniers de chaque côté, et la possibilité d’un échange supplémentaire de 200 autres. Un accord a également été conclu pour le rapatriement des corps des soldats tués, même si les détails opérationnels doivent encore être définis.
Volodymyr Zelensky, s’exprimant depuis Vilnius, a toutefois qualifié de « ridicule » la proposition russe d’un cessez-le-feu de deux ou trois jours « pour récupérer les corps des soldats tombés au combat ». « Je pense qu’ils sont idiots, car en principe, un cessez-le-feu sert à éviter de nouvelles victimes », a ajouté le président ukrainien. Pour Zelensky, cette proposition n’est rien d’autre qu’un énième stratagème russe pour gagner du temps et préparer de nouvelles avancées sur le front et de nouvelles attaques contre les civils.
Le président a ensuite appelé à un renforcement des sanctions. « Je veux vraiment que nos partenaires américains prennent des mesures fortes et soumettent un ensemble de sanctions au Sénat afin de pousser les Russes à un cessez-le-feu. Ils ne comprennent pas d’autres moyens ». Zelensky a également rappelé que « trois mois se sont écoulés depuis que les États-Unis ont signalé la nécessité d’un cessez-le-feu complet, que nous avons soutenu ».
Les récentes actions des États-Unis suggèrent toutefois un lent retrait du rôle de médiateur entre les Russes et les Ukrainiens, déjà redouté par Rubio et Trump au cours des semaines précédentes. Dans le même temps, Erdoğan a déclarévouloir organiser un sommet direct entre Zelensky et Poutine, espérant pouvoir l’accueillir à Istanbul ou à Ankara, et a étendu l’invitation au président américain. Une idée soutenue par Zelensky lui-même, mais dont la perspective semble encore plus lointaine qu’au cours des dernières semaines : au contraire, ces derniers jours ont montré encore plus clairement que la réalité sur le terrain et celle sur la table des négociations à Istanbul divergent de plus en plus. Et le plan de paix de Trump apparaît de plus en plus comme un lointain souvenir.
https://www.valigiablu.it/ucraina-attacchi-droni-russia-negoziati-istanbul/
l’avis d’un spécialiste : https://www.facebook.com/100052842090517/posts/1233737331730992/?rdid=cvoey2vIse9nMDmN#
En particulier, il cite l’affaiblissement de la couverture policière et aérienne sur le territoire russe, la présence de 6 millions de citoyens russes d’origine ukrainienne, et l’hypothèse suivante : « il y a un autre facteur dont on ne parle pas beaucoup mais qui pourrait être à la base de l’organisation clandestine ukrainienne, du moins un facteur de soutien à long terme. Souvenez-vous de la « Légion Russie libre ». Elle a participé à la première offensive ukrainienne à Kursk, et a ensuite disparu des médias. L’opération de Kursk a constitué une diversion réussie pour les ukrainiens, mais aussi une opportunité d’infiltration pour les milices d’opposants russes, dont la structure était plus insurrectionnelle que conventionnelle. Aujourd’hui, ces combattants russes pourraient s’être infiltrés en profondeur dans le territoire russe, armés et équipés par l’Ukraine et coordonnés avec le GUR. » SC