Comment se fait-il que la puissante Russie, dès son invasion de l’Ukraine, ait fait l’objet d’une batterie de sanctions de la part du monde occidental tandis que le petit Israël, moins d’habitants que la Belgique sur un territoire grand comme la Wallonie, s’est engagé dans une guerre barbare et meurtrière sans que le même monde n’ait jamais fait mine de l’en dissuader, quand il ne l’a pas encouragé ?
Une réponse semble couler de source : c’est à cause des Juifs. Ils ne sont pas très nombreux — environ 15 millions dans le monde entier, hors d’Israël — mais ils font bloc derrière Israël et, surtout, ils disposent d’un pouvoir immense et disproportionné dans les médias, les milieux économiques et les cercles du pouvoir.
C’est ainsi que le vieux complotisme antisémite reprend vie. Dans certaines manifestations de l’antisémitisme contemporain, comme, il y a quelques jours, les actes de vandalisme contre le mémorial de la Shoah et deux synagogues à Paris, difficile de dire si s’agit de représailles mal ciblées visant les crimes israéliens commis à Gaza, ou d’une résurgence du vieil antisémitisme européen qui profite de l’aubaine. De plus en plus, les deux motivations s’entremêlent.
Et pourtant, les Juifs ne sont pas, et de loin, les principaux soutiens de l’entreprise génocidaire conduite par ceux qui dirigent en ce moment l’État d’israël. Mais pour s’en rendre compte, il faut échapper à un conditionnement massif pour qui Juifs et Israël, c’est chou vert et vert chou.
Qui prétend ça ? Tout d’abord l’État d’Israël lui-même. Surtout depuis qu’en 2018, il s’est proclamé « État-nation du peuple juif » sans demander l’avis des Juifs du reste du monde qui, jusqu’à nouvel ordre, sont pleinement citoyens d’autres « États-nations ». Ensuite du leadership autoproclamé des principales communautés juives qui cultivent ce lien ambigu, lien qui ne serait sans doute accepté socialement pour aucune autre diaspora. Enfin cette prétention est avalisée par le monde politique euroaméricain qui valide en toute occasion la prétention des dirigeants israéliens à se présenter comme les leaders du « peuple juif » et en légataires naturels de ses souffrances passées, comme quand Macron invite Netanyahou à la commémoration des 75 ans de la rafle du vel d’hiv.
Les Juifs du monde entier sont utilisés comme pare-chocs par le gouvernement israélien d’extrême droite.
Aujourd’hui que l’État d’Israël mène une guerre génocidaire contre le peuple palestinien, cette assimilation, entretenue de toutes parts, est devenue une des causes majeures de la résurgence de l’antisémitisme dans le monde, comme l’ont justement relevé les centaines de Juifs de Belgique qui ont signé l’appel « Pas en notre nom » (13 mai 2025). Les Juifs du monde entier sont utilisés comme pare-chocs par le gouvernement israélien d’extrême droite, pour qui la critique d’Israël, pour peu qu’elle soit un peu appuyée (et il y a de quoi) n’est rien d’autre que la forme désormais dominante de l’antisémitisme contemporain. (Voir la polémique autour de la définition de l’IHRA de l’antisémitisme) [1]
Aujourd’hui, les adeptes de la solidarité inconditionnelle avec Israël au sein des communautés juives semblent s’enfermer dans la citadelle d’un entre-soi de plus en plus étroit. À l’opposé, « Not in my name » devient le cri de ralliement d’une nouvelle génération juive partout dans le monde (voir ici). Elle n’est pas uniquement composée d’antisionistes assumés ou de néobundistes, qui restent sans doute minoritaires. Elle inclut désormais de très larges franges de personnes en sympathie paisible avec Israël, ne fut-ce que pour des raisons familiales – un Israël idéalisé qui serait à la fois juif et démocratique, ce qui est une contradiction dans les termes – mais qui ne peuvent plus cacher à quel point cet État aujourd’hui leur fait honte. On pense à certaines plumes qui, depuis des mois, répondaient « antisémites » chaque fois qu’elles entendaient prononcer les mots « droit international », « nettoyage ethnique » ou « génocide ». À leur tour, elles infléchissent aujourd’hui leur discours (voir notamment ici)
Antisémite et ultra-sioniste
Dans ces conditions, comment se fait-il que le monde occidental n’arrive pas à prendre acte de ce basculement et persiste à soutenir dans les faits – notamment en lui livrant des armes – un État qu’il ne commence à critiquer que du bout des lèvres sans le moindre effet pratique ? Ce qui se passe aux États-Unis nous fournit la réponse. Dans leur majorité, les 7 millions de Juifs américains sont libéraux et votent démocrate. Quand ils s’intéressent à Israël – ce qu’ils ne font pas tous – ils sont proches d’une variante pacifiste du sionisme qui a pratiquement disparu du paysage politique israélien. Ce ne sont plus eux qui donnent le ton à l’Aipac, le lobby pro-israélien, mais l’énorme masse des chrétiens sionistes (plus de 40 millions) qui sont le cœur idéologique de l’électorat de Trump et qui sont en phase totale avec la version du sionisme incarnée par le gouvernement Netanyahou.
Au delà du délire des chrétiens sionistes, on comprend mieux pourquoi les principaux soutiens de ce gouvernement résident désormais dans les régimes d’extrême droite qui prolifèrent en ce moment et qui démontrent qu’on peut être simultanément antisémite et ultra-sioniste. Et on comprend mieux aussi le positionnement d’un Georges-Louis Bouchez [2] quand il ménage le gouvernement d’Israël au nom de la lutte contre le Hamas et les Frères musulmans. Ce n’est pas pour s’attirer les bonnes grâces de la communauté juive qui ne pèse pas lourd sur le plan électoral (on ne dénombre guère plus de 12 000 Juifs à Bruxelles et un bon millier en Wallonie), mais pour épouser les paniques identitaires d’une population européenne « de souche » qui penche partout vers la droite la plus extrême. Cette population apprécie qu’Israël « fasse le job » contre les méchants islamistes et protège ainsi l’Europe blanche de ce qu’elle perçoit comme une menace existentielle.
[1] Attention : Il ne s’agit pas ici de nier le lien particulier qui relie de nombreux Juifs à l’État d’Israël. Celui-ci n’est le produit ni d’une injonction mythique (« l’an prochain à Jérusalem ») que personne n’avait jamais prise au mot, ni du sionisme,une idéologie jusque-là très minoritaire au sein du monde ashkénaze et quasi inexistante dans le monde séfarade. À grande échelle, ce lien date de la Libération, quand des dizaines de milliers de rescapés de la Shoah furent refoulés de partout et ne trouvèrent de lieu pour s’établir que sur la terre de Palestine, où fut proclamé l’État d’Israël en 1948, soit à une époque où personne ne se souciait des peuples du Tiers-Monde. Aujourd’hui, on ne peut plus ignorer à quel point cette installation, encouragée par l’ensemble du monde euroaméricain – URSS comprise – fut alors complètement aveugle à ses effets catastrophiques sur la population locale. Depuis, ce lien s’est transformé, mais cela déborde le cadre de ce billet.
[2] Georges-Louis Bouchez est le président du Mouvement Réformateur, parti de la droite belge francophone qui a dépassé le Parti socialiste aux dernières élections. C’est ce parti, dont le leader assume le style sarkozyste de l’outrance permanente, qui a empêché jusqu’à aujourd’hui le reconnaissance de l’État palestinien par la Belgique.
Henri Goldman
https://leblogcosmopolite.mystrikingly.com/blog/le-lobby-pro-israel-n-est-pas-un-lobby-juif