6 mai 2025 sur TELOS.
S’agit-il d’autocratie ? me demandait un journaliste européen il y a quelques jours. Peut-on utiliser le mot « fascisme » ? s’inquiétait un autre. Je réponds à cette dernière question depuis près d’une décennie, et ma réponse est oui, on peut le faire, à condition d’éviter de fétichiser ces catégories. Aucune situation historique n’est jamais exactement identique à une autre. Tous ces concepts – autocratie, fascisme, autoritarisme, totalitarisme, colonialisme, impérialisme, camps de concentration, génocide – sont des outils herméneutiques qui nous aident à faire le lien entre le particulier et l’universel. Cette médiation est indispensable à notre capacité à appréhender la réalité, précisément dans le sens où l’a décrit Emmanuel Kant : les concepts sans intuitions sont vides, les intuitions sans concepts sont aveugles.
À l’heure actuelle, le terme « fascisme » me semble le plus utile pour décrire à la fois ce qui se passe dans mon propre pays, les États-Unis, et en Russie. Il serait toutefois utile de lui ajouter un préfixe, « néo » par exemple, pour suggérer la version postmoderne, « post-vérité », qui le distingue des formes du XXe siècle. Dans cette nouvelle version du XXIe siècle, il ne reste pratiquement plus aucune trace d’un récit cohérent avec une quelconque consistance interne. Désormais, c’est la fameuse formule: « vous avez vos faits, nous avons des faits alternatifs ». « Ai-je dit cela ? » répond Trump lorsqu’on lui rappelle ses propos de la semaine, du jour ou de l’heure précédente. La justification donnée par le Kremlin pour l’« opération militaire spéciale » de la Russie en Ukraine est passée sans effort de la défense de l’intégrité des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk à la dénazification de l’Ukraine, puis à l’attaque préventive contre l’OTAN (qui aurait préparé une attaque contre la Russie) et enfin à la restauration des terres de Pierre le Grand et à la « désatanisation » de Kiev. Cette dernière explication inspirant un débat parmi les propagandistes du Kremlin: Zelensky est-il l’Antéchrist, ou un simple démon au service de l’Antéchrist ?
« Sous nos yeux, un ordre mondial est en train de se former dans lequel la vérité en tant que catégorie n’existe pas », a écrit l’auteur ukrainien Oleksandr Mykhed à l’occasion du troisième anniversaire de l’invasion à grande échelle de son pays par la Russie.
La philosophie dissidente d’Europe de l’Est des années 1970 et 1980 nous enseigne que les questions épistémologiques sont toujours des questions éthiques. Sans distinction entre le vrai et le faux, nous n’avons aucun fondement pour distinguer le bien du mal. Et aujourd’hui, on ne cherche même plus à dissimuler l’absence d’un tel fondement. Au contraire, on assiste à un obnazhenie constant, une « mise à nu » de la corruption sans limites et du transactionnalisme pur et simple. Il s’agit là d’une innovation délibérée des technologues politiques qui ont créé le poutinisme. Comme l’explique Vladislav Sourkov dans un essai publié en 2019 : « Notre système, comme tout ce qui nous concerne en général, n’est bien sûr pas plus élégant, mais en revanche, il est plus honnête. Et même si tout le monde est loin de considérer que “plus honnête” est synonyme de “meilleur”, “plus honnête” n’est pas sans attrait. Notre État n’est pas divisé entre le profond et le superficiel ; il forme un tout, avec toutes ses composantes et tous ses symptômes à la surface. Les structures les plus brutales de son échafaudage de pouvoir s’étendent tout le long de la façade, sans être dissimulées par aucune superfluité architecturale. La bureaucratie, même lorsqu’elle pratique la tromperie, ne le fait pas de manière très approfondie, comme si elle partait du principe que “tout le monde comprend tout de toute façon.” [1] »
Lorsque, durant l’été 2022, la Russie a empêché des navires ukrainiens de livrer du grain à l’Afrique, la propagandiste du Kremlin Margarita Simonyan a déclaré, au Forum économique de Saint-Pétersbourg : « Tout notre espoir réside dans la famine[2]. »
Il fut un temps où les historiens pouvaient passer des mois, voire des années, à fouiller dans les archives à la recherche du moindre bout de papier sur lequel quelqu’un aurait admis avoir eu un tel projet, voire une telle idée. Aujourd’hui, le chantage est déclaré haut et fort à la télévision. J’ai observé un changement similaire de mon côté de l’Atlantique. J’avais 19 ans et je vivais en Californie lorsque, en 1991, le Sénat délibérait sur la confirmation de la nomination de Clarence Thomas à la Cour suprême après qu’Anita Hill eut témoigné qu’il l’avait harcelée sexuellement. En écoutant les audiences du Sénat à la radio, j’ai compris qu’Anita Hill disait la vérité. Et j’ai également compris que les hommes qui jugeaient les témoignages n’allaient pas la croire. Il y avait une attitude implicite : « nous ne pouvons pas croire cela ». J’avais quarante-six ans et j’étais dans l’est de l’Ukraine en 2018 lorsque le Sénat délibérait sur la confirmation de la nomination de Brett Kavanaugh à la Cour suprême après que Christine Ford eut témoigné qu’il l’avait agressée sexuellement. En regardant les audiences du Sénat sur Internet à l’époque, j’ai compris que Christine Ford disait la vérité. Et cette fois, j’ai compris que les hommes qui jugeaient les témoignages la croyaient, mais qu’ils s’en moquaient. Et ils n’essayaient même pas de le cacher. Il y avait maintenant une attitude implicite : « Oui, bon, et alors ? »
Aujourd’hui, le secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, est un parfait symbole de ce règne de l’effronterie: « et alors ? »
Cet « obnazhenie » – un mot slave qui n’existe ni en anglaise, ni en français – est plus qu’une simple curiosité. Dès l’apparition de Trump comme candidat à la présidence, ses partisans invoquaient son « honnêteté » pour expliquer son attrait. Cette « honnêteté » ne faisait pas référence à la correspondance entre ses propos et la réalité empirique – il n’y en avait manifestement aucune –, mais ce n’était pas non plus un mot vide de sens. « Honnêteté » signifiait que l’artifice de la civilité avait été supprimé. Désormais, si un homme voyait une femme marcher dans la rue et voulait la violer, il était permis de l’exprimer à haute voix. L’attrait était exactement celui que Sigmund Freud avait expliqué dans Malaise dans la Civilisation : les êtres humains éprouvaient continuellement le désir de violer et de s’entre-tuer ; Éros et Thanatos étaient des pulsions innées chez l’être humain. La condition nécessaire à la civilisation était la répression de ces pulsions, raison pour laquelle la civilisation nous rendait toujours malheureux. Ce que Trump a proposé dès le départ, c’est la libération de la répression. Selon Freud, il s’agit là d’une véritable libération, pour laquelle nous payons le prix modique de la destruction de la civilisation.
Et nous en payons le prix.
Le philosophe ukrainien Volodymyr Yermolenko, s’inspirant du Thanatos freudien, a proposé de qualifier le poutinisme et le trumpisme de « thanatocratie ». Un autre philosophe ukrainien, Constantin Sigov, a qualifié le poutinisme de « nihilisme systématisé ». De son côté, le psychanalyste ukrainien Jurko Prochasko a décrit Trump comme « le Joker de l’Apocalypse ». Cette description évoque l’aspect performatif de ce nihilisme. La réunion choquante dans le Bureau ovale entre Trump, Vance et Zelensky était une mise en scène humiliante. « Dis merci », c’est ce que dit le mari violent à sa femme, c’est ce que disait l’inquisiteur stalinien aux victimes des procès-spectacles condamnés à mort, c’est ce que disaient les membres du tribunal du XVIIe siècle aux femmes accusées de sorcellerie et conduites au bûcher pour être brûlées vives. La performance s’est poursuivie en humiliant Zelensky : « Pourquoi ne portez-vous pas de costume ? » « Vous n’avez aucune carte en main ». La réponse de Zelensky était parfaite : « Nous ne jouons pas aux cartes », ce qui a encore davantage mis en évidence l’identité de « négociateur » revendiquée par un Trump qui considère sans vergogne toutes les relations comme purement transactionnelles. Il n’y a ni vérité ni mensonge, ni bien ni mal, seulement ce qui est avantageux ou désavantageux pour lui-même à un moment donné. Et il n’y a aucune tentative de le dissimuler.
Peut-être plus grotesque encore était l’accusation de Trump : « Vous voyez la haine qu’il éprouve pour Poutine. Il m’est très difficile de conclure un accord avec quelqu’un qui éprouve une telle haine. Il éprouve une haine immense. »
Si quelqu’un bombarde vos villes, enterre vos enfants sous les décombres, capture vos journalistes, les attache à des planches et les torture à coups de décharges électriques jour après jour, vous n’éprouvez probablement pas beaucoup de sympathie pour cette personne, ni même un sentiment opportuniste du type « concluons un accord », à moins, bien sûr, que toutes ces vies n’aient absolument aucune valeur à vos yeux. Trump et Poutine vivent dans un monde où la vie des autres n’a absolument aucune valeur à leurs yeux.
Immédiatement après cette réunion dans le Bureau ovale, le sénateur républicain Lindsay Graham a déclaré : « Aujourd’hui, le président Trump a donné une leçon magistrale sur comment on défend l’Amérique. »
J’ai répondu à Graham sur Twitter : « En réalité, ce qui s’est passé vendredi, c’est que le président Trump a donné une leçon magistrale sur le nihilisme moral, et Lindsay Graham a donné une leçon magistrale sur la manière de vendre son âme au diable. »
Le lendemain, Anna Nemzer, journaliste russe en exil, publiait un post sur Facebook : « Il y a trois ans, le matin du 24 février, une phrase tournait dans ma tête : je n’ai plus de pays. Et pas seulement parce que je ne suis pas retournée en Russie depuis ce jour-là, mais parce que ce que je considérais comme un pays, l’entité politique « pays », a cessé d’exister. On pouvait imaginer diverses appellations pour désigner ce qui restait, allant d’un groupe terroriste à un laboratoire où l’on menait des expériences de déshumanisation. Hier, sous mes yeux, un pays tout à fait différent a cessé d’être un pays en tant qu’entité politique. On ne sait pas encore comment l’appeler, mais les zoologistes nucléaires se chargeront de la terminologie, comme ils le feront pour l’étude de cette substance.[3] »
Dans un certain sens, c’est cet « obnazhenie » qui a privé l’opposition de son pouvoir : nous ne savons pas comment réagir face à l’évidence des mensonges, au nihilisme moral, à l’obscénité, à la cruauté pour la cruauté, à la destruction pour la destruction. En mars dernier, j’étais à Kiev, et en une seule nuit, entre 3 et 6 heures du matin, la Russie a tiré 31 missiles sur la capitale. Cela représentait 390 millions de dollars de missiles. Un pays dont des millions de citoyens sont trop pauvres pour avoir l’eau courante a dépensé 390 millions de dollars en une nuit, uniquement pour tuer et détruire sans raison.
Pour Hannah Arendt, pour saisir l’essence de l’Allemagne nazie il fallait comprendre la création d’« usines à produire des cadavres ». Aujourd’hui, saisir l’essence de la Russie poutinienne implique de comprendre la création d’usines à produire des fictions. Après tout, rien ne symbolise mieux le néofascisme postmoderne que l’usine à trolls de Saint-Pétersbourg, qui a inventé à la fois l’histoire du Maïdan comme un complot nazi ukrainien financé par la CIA et l’histoire du Pizzagate, selon laquelle Hillary Clinton aurait kidnappé des enfants et les aurait séquestrés dans le sous-sol d’une pizzeria de Washington, DC, afin de les exploiter dans le cadre d’un réseau de pornographie infantile. Quelque part, dans un bureau, des trolls professionnels passent leur temps à lancer numériquement des spaghettis contre le mur pour voir ce qui colle, sans que personne ne prétende croire quoi que ce soit. Tout le monde sait que ce n’est qu’un jeu. Pourtant, les cadavres s’accumulent sans pitié.
Nous essayons de révéler ce qui est caché, mais c’est peut-être une méthode du XXe siècle, qui convient mieux aux fascismes du XXe siècle. Aujourd’hui, ce qui est normalisé est bien plus menaçant que ce qui reste caché. Les journalistes européens me posent sans cesse, incrédules, les mêmes questions : « Mais cela peut-il vraiment arriver en Amérique ? » D’un côté, ils considèrent l’Amérique comme un pays barbare sans vraie culture, de l’autre, ils ne peuvent se défaire du mythe de la terre de la liberté. C’est comme si les enfants arrachés à leurs parents à la frontière mexicaine et enfermés dans des cages, le président incitant à une insurrection violente dans la capitale et encourageant une foule à pendre son vice-président, les Vénézuéliens accusés sans fondement de terrorisme et déportés dans une prison salvadorienne, les étudiants disparus dans les rues par des individus cagoulés, les menaces d’envahir le Canada et le Groenland, et la flagornerie grotesque envers Poutine n’ont pas réussi à faire véritablement impression. Lorsque je m’adresse aux Européens, j’ai souvent l’impression de jouer le rôle d’un psychanalyste qui tente de les aider à sortir du déni en voyant ce qui est sous leurs yeux.
« La tâche de l’Europe en cette période d’urgence, écrit l’essayiste ukrainien Vasyl Cherepanyn, est avant tout de désapprendre à ne pas voir, afin d’apprendre à voir ». Nous devons regarder le nihilisme avec les yeux grands ouverts. Aux Européens, je dirais ceci : nous y sommes, c’est la fin de l’histoire. Les États-Unis tombent dans un abîme, avec l’aide joyeuse du meurtrier de masse du Kremlin. L’Ukraine est votre chance. Ne vous laissez pas entraîner dans notre chute.
[1] “Наша система, как и вообще наше все, смотрится, конечно, не изящнее, зато честнее. И хотя далеко не для всех слово «честнее» является синонимом слова «лучше», оно не лишено притягательности. Государство у нас не делится на глубинное и внешнее, оно строится целиком, всеми своими частями и проявлениями наружу. Самые брутальные конструкции его силового каркаса идут прямо по фасаду, не прикрытые какими-либо архитектурными излишествами. Бюрократия, даже когда хитрит, делает это не слишком тщательно, как бы исходя из того, что «все равно все всё понимают».”
[2] «Вся надежда на голод»
[3] Три года назад, утром 24-го февраля, у меня в голове вертелась одна формулировка: у меня нет больше страны. И не только потому, что я с этого дня не была в России — потому что то, что я считала страной, политической единицей «страна», прекратило свое существование — тому, что осталось, можно было придумывать разные обозначения в диапазоне от террористической группировки до лаборатории, где проводятся опыты расчеловечивания. Вчера на моих глазах совершенно другая страна перестала быть страной как политической единицей. Как это называть, пока непонятно, но терминологией, как и собственно изучением этой субстанции, будут заниматься зоологи-ядерщики.
Publié le 6 mai 2025 sur telos
L’AUTEUR
Marci Shore Professeur d’histoire, Yale University Contact Marci Shore