Qui a peur de la lutte contre l’antisémitisme ?

Appel commun 23 mai, Golem, JJR, RAAR

Face à l’augmentation massive des actes antisémites partout dans le monde depuis le 7 octobre, et alors que les crimes de guerre de l’armée israélienne se multiplient, menaçant l’existence même des Palestinien·ne·s de Gaza, nos collectifs (Golem, JJR, RAAR) souhaitent engager un débat dans et avec l’ensemble du camp progressiste.

Nous avons besoin de parler et d’échanger afin d’échapper aux pièges qui empoisonnent les débats actuels.

Dans nos espaces politiques, nous constatons une indifférence toujours plus grande face à l’explosion des actes anti-juifs, comme si l’appropriation malhonnête de la lutte contre l’antisémitisme par les forces réactionnaires disqualifiait cette question pourtant bien réelle.

Nous sommes aussi inquiet·e·s de la stigmatisation systématique de groupes juifs exprimant une condamnation des crimes du Hamas, qui se voient dénigrés comme « sionistes », terme proclamé comme une injure, voire comme « fascistes ».

À cela s’ajoute une montée généralisée du complotisme et du confusionnisme, qui ne restent malheureusement pas cantonnés à la fachosphère et déboussolent aussi le camp progressiste.

Concernant la droite et l’extrême-droite, nous condamnons la manière dont elles utilisent la lutte contre l’antisémitisme à des fins islamophobes ou pour attaquer les mouvements progressistes. Tout cela a été rendu possible en raison de l’abandon par une partie de la gauche de la lutte contre l’antisémitisme.

Des organisations palestiniennes réclament un contrôle indépendant dans les prisons israéliennes

Une action immédiate est nécessaire pour garantir un contrôle international indépendant
 dans les prisons et les centres de détention israéliens. Ce texte a été publié sur le site https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/


Ramallah/Gaza, 2 mai 2024 — Addameer, Al Mezan, Al-Haq, et le Centre palestinien pour les droits humains [Palestinian Center for Human Rights, PCHR] expriment leur profonde consternation à la nouvelle de l’assassinat du Dr. Adnan Al-Bursh, un chirurgien orthopédiste de 50 ans, pendant sa détention.
Dr. Al-Bursh était le directeur du département d’orthopédie à l’hôpital Al-Shifa de Gaza. Il dirigeait aussi le département médical de l’Association palestinienne de football et était membre du Bureau du Conseil médical palestinien. Par son travail, il a sauvé d’innombrables membres de patients palestiniens blessés pendant les attaques israéliennes répétées contre Gaza et pendant la Grande Marche du retour.
Comme l’a rapporté le Commission des Affaires concernant les détenus et le Club des prisonniers palestiniens, Dr. Al-Bursh a été enlevé en décembre 2023 de l’hôpital Al-Awda à Jabaliya par les forces israéliennes au cours de leur invasion terrestre de Gaza. Selon l’Autorité générale des affaires civiles de l’Autorité palestinienne, Dr. Al-Bursh a été tué le 19 avril 2024, mais la nouvelle de sa mort n’a été officiellement annoncée qu’aujourd’hui. Nos organisations peuvent confirmer qu’il a été tué alors qu’il était détenu à la prison Ofer, un établissement de détention israélien en Cisjordanie occupée, géré par le Service israélien des prisons (SIP). Son corps est toujours retenu par les autorités israéliennes.
Plus tôt dans la matinée du 2 mai 2024, les autorités israéliennes ont renvoyé à Gaza plus de 60 prisonniers et détenus palestiniens libérés, via le point de passage de Karem Abu Salem. Plusieurs d’entre eux montraient des signes visibles de torture physique infligée par les autorités israéliennes. De plus, le corps d’un prisonnier de 33 ans, Ismail Abdelbari Khader, a aussi été renvoyé à Gaza. Dr. Marwan Al-Hems, le directeur de l’hôpital Abu Youssef Al-Najjar à Rafah, a dit : « En examinant le corps, nous avons découvert des marques de torture sur ses poignets, ainsi que des oedèmes sur ses épaules, ses genoux et sa poitrine. Le prisonnier est mort sous la torture à l’intérieur de la prison. Nous ne savons pas s’il a eu un caillot de sang. Mais il est clair qu’il est mort à l’intérieur de la prison. »
Les autorités israéliennes détiennent les résidents palestiniens de Gaza séparément des autres prisonniers et détenus palestiniens. Beaucoup d’entre eux sont détenus dans des camps de détention ad-hoc, administrés par l’armée, situés principalement dans le désert du Néguev au sud d’Israël. Des témoignages de prisonniers libérés indiquent que la torture infligée aux détenus de Gaza a atteint des niveaux sans précédent. Pendant leur enlèvement et leur détention, les résidents palestiniens de Gaza sont traités comme des « animaux humains », ce qui démontre que la rhétorique déshumanisante et génocidaire utilisée au plus haut niveau du leadership israélien pour caractériser les Palestiniens a été adoptée dans tous les rangs de l’armée et du SIP.
Selon notre documentation préliminaire, le corps d’Ismail est le premier corps d’un prisonnier ou détenu palestinien « mort » sous détention israélienne à avoir été renvoyé à Gaza. Entre le 7 octobre 2023 et le 22 avril 2024, il y a eu 16 morts confirmées de prisonniers et détenus palestiniens dans les prisons israéliennes, résultant de négligence médicale ou de pratiques de torture aggravée contre eux. Parmi eux, deux étaient des résidents de Gaza : Majed Zaqoul, un ouvrier de 32 ans détenu dans la prison Ofer et un deuxième individu dont l’identité reste inconnue, puisque les autorités israéliennes refusent de fournir la moindre information.
Nos organisations maintiennent que le nombre réel de Palestiniens qui sont « morts » au cours de leur détention est bien plus élevé que les cas confirmés ne le suggèrent. Cette affirmation est fondée sur des dizaines de témoignages de prisonniers libérés, rassemblés par nos organisations et d’autres organisations de la société civile. Ces témoignages incluent des récits de détenus torturés qui ont vu d’autres compagnons détenus être battus à mort. De fait, depuis le 7 octobre 2023, non seulement les autorités israéliennes ont refusé aux avocats et aux délégués du Comité international de la Croix rouge (CIRC) toute visite aux détenus palestiniens, mais ils ont aussi refusé de fournir des informations exactes et en temps voulu sur les milliers de détenus gazaouis, y compris sur leur localisation, ainsi que sur les détenus palestiniens qui sont « morts » en étant sous leur garde.
La communauté internationale doit exercer une pression sur Israël pour garantir une totale transparence en ce qui concerne le traitement des détenus palestiniens, y compris en fournissant des mises à jour régulières et exactes sur leur état de santé et leurs conditions générales, ainsi que sur la localisation et le sort de centaines de résidents palestiniens de Gaza victimes de disparitions forcées. Une pression doit aussi être exercée pour que les autorités israéliennes s’engagent dans une communication ouverte et significative avec les avocats et les organisations des droits humains et de la société civile travaillant à protéger les prisonniers et détenus palestiniens et à garantir leurs droits et leur dignité.
Nous exhortons aussi la communauté internationale à prendre des actions immédiates et concrètes pour assurer que les mécanismes d’enquête internationaux – dont la Cour pénale internationale (CPI) et la Commission onusienne internationale indépendante d’enquête sur le Territoire palestinien occupé dont Jérusalem-Est, et sur Israël – se voient accorder un accès sans restriction aux prisons et centres de détention israéliens. Ces organismes doivent avoir le pouvoir de conduire des enquêtes poussées sur les allégations d’atrocités perpétrées par les autorités israéliennes contre les prisonniers et détenus palestiniens, comme l’assassinat du Dr Al-Bursh. Sans cet accès, la reddition de comptes et la justice pour les victimes palestiniennes restent hors d’atteinte.
En plus d’enquêter sur les crimes signalés, il est essentiel d’établir une présence indépendante et internationale d’observateurs des droits humains pour contrôler à fond les conditions de détention. Cette nécessité nait des rapports alarmants sur l’accès limité des avocats et des délégués du CIRC, particulièrement aux détenus gazaouis. Le manque d’accès soulève de graves inquiétudes sur le traitement et le bien-être des Palestiniens détenus dans les prisons et les centres de détention israéliens, particulièrement à cause des dizaines de témoignages rassemblés par nos organisations qui rapportent des cas graves de torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants. Sans aucun contrôle, il y a un risque accru que les violations des droits humains ne soient pas sanctionnées, perpétuant un cycle de maltraitance et d’impunité.
Il est donc impératif que les mécanismes internationaux d’enquête et de surveillance se voient accorder un accès immédiat aux centres de détention israéliens pour garantir que des comptes soient rendus et pour protéger les droits des détenus et des prisonniers palestiniens et empêcher que ne se produisent des violations supplémentaires.
https://www.mezan.org/en/post/46431/Immediate-Action-Needed-to-Ensure- Independent-International-Oversight-in-Israeli-Prisons-and-Detention-Centers

Traduction CG pour l’Aurdip https://aurdip.org/une-action-immediate-est-necessaire-pour-garantir-un- controle-international-independant-dans-les-prisons-et-les-centres-de- detention-israeliens/

Appel en soutien au peuple ukrainien d’anciens appelés de France


Présentation

Hasard du calendrier, cette déclaration paraît presque jour pour jour pour le 50e anniversaire d’un appel paru en France à l’occasion de l’élection présidentielle de 1974 et signé par cent appelés du contingent qui exigeait, entre autres choses, le respect des libertés démocratiques au sein de l’armée française. La déclaration que nous publions aujourd’hui, alors que le peuple ukrainien et son armée résistent à l’invasion russe, est une occasion de montrer qu’il n’y a aucune incompatibilité entre l’exercice des libertés fondamentales et la conduite de la guerre. Tout dépend, évidemment, des objectifs de la guerre et de l’organisation des forces armées.

Patrick Le Tréhondat et Patrick Silberstein

Appel

Nous soussignés, anciens appelés du contingent dans l’armée, apportons notre soutien au peuple ukrainien en lutte contre l’agression impérialiste de la Fédération de Russie et particulièrement à celles et ceux qui résistent les armes à la main aux troupes russes. Dans des conditions très difficiles ils et elles luttent pour le droit à l’existence et à la souveraineté de leur pays et la sauvegarde de la démocratie.

En France, nous avons autrefois lutté pour que les militaires ne soient pas exclus de l’exercice des droits démocratiques car nous estimions qu’une armée qui ne cultive pas en son sein les droits humains fondamentaux ne peut prétendre défendre un pays démocratique.

Dans la guerre que mène l’Ukraine pour résister à l’impérialisme russe, nous constatons que les militaires ukrainien·nes participent librement aux débats démocratiques qui traversent la société et qu’il·elles ne sont pas privé·es de parole.

Nous constatons qu’il existe au sein des forces années ukrainiennes une association de femmes militaires, Veteranka, qui se fixe pour but « la défense et la protection des droits des femmes vétérans et du personnel militaire [féminin] actif ».

Nous constatons qu’il existe Військові ЛГБТ, le syndicat des LGBTQIA+ en uniforme qui se fixe pour objectif « de faire respecter leurs droits, [et] l’édification d’une société inclusive et égalitaire «  incluant les minorités. 

Nous constatons que certains soldats ukrainiens portent sur leurs uniformes les insignes de leur organisation syndicale.

Nous constatons que les organisations de la société civile, notamment les syndicats, apportent un soutien moral, politique et matériel à leurs membres sous les drapeaux.

Anciens appelés du contingent attachés à la démocratie et aux droits démocratiques d’expression et d’association aux armées, nous saluons l’esprit démocratique qui anime l’ensemble de ces militaires, hommes et femmes.

Les signataires

  • Aberdam, Serge, Base aérienne 117 (Balard)
  • Baron, Alain, 1er groupe de chasseurs (Reims)
  • Bourbon, Patrick, 16e régiment de chasseurs mécanisés (Saarburg, Forces françaises en Allemagne)
  • Brinon, Jean-Paul, 3e régiment d’infanterie (Radolfzell, Forces françaises en Allemagne)
  • Brody, Patrick, 51e régiment d’artillerie (Bitburg, Forces françaises en Allemagne)
  • Cochet, Jean-Pierre, 159e régiment d’infanterie alpine (Briançon)
  • Delmonte, Yves, Compagnie de montagne (La Valbonne)
  • Duffaud, Didier, 7e régiment de génie (Avignon)
  • Epsztajn, Didier, 730e compagnie de munitions (Forces françaises en Allemagne)
  • Fontaine, Didier, 32e régiment d’artillerie, Oberhoffen-sur-Moder
  • Galin, Bernard, 46e régiment d’infanterie (Berlin)
  • Gérardin, Dominique, 403e régiment d’artillerie anti-aérienne (Chaumont)
  • Godet, Jean-Luc, 8e régiment de hussards (Altkirch)
  • Gueniffey, Gérard, 3e régiment parachutiste d’infanterie de marine (Carcassonne)
  • Guerrier, Daniel, Centre d’instruction navale (Brest)
  • Hardy, Jean-Pierre, 4ee régiment de hussards (Besançon)
  • Himel, Arnold, 1er régiment du train (Paris-Mortier)
  • Hollinger, Yves, 24e GCM (Tubingen, Forces françaises en Allemagne)
  • Inizan, Christophe, Base navale (Brest)
  • Jean, Rémy, 3e régiment d’Infanterie (Radolfzell, Forces françaises en Allemagne)
  • Jeanne, Pierre, 3e régiment d’artillerie de marine (Vernon)
  • Laurenceau, Patrick, 1er régiment d’artillerie de marine (Melun)
  • Le Moal, Patrick, 8e régiment de hussards (Altkirch)
  • Le Pichon, Olivier, 6e régiment de cuirassiers (Olivet)
  • Le Tréhondat, Patrick, Base navale (Brest)
  • Lebrun, Philippe, 9e régiment d’artillerie de marine (Saarburg, Forces françaises en Allemagne)
  • Lecoin, Laurent, 1er régiment de spahis (Spire, Forces françaises en Allemagne)
  • Lerichomme, Jacques, Régiment du matériel (Rastatt, Forces françaises en Allemagne)
  • Lévy, Paul, 57e régiment d’infanterie (Souge)
  • Mahieux, Christian, Objecteur de conscience insoumis au service national
  • Malamoud, Antoine, Base aérienne 272 (Saint-Cyr-l’École)
  • Marx, Denis, 1er régiment du génie (Strasbourg-Neuhof)
  • Matheron, Yves, 405e régiment d’artillerie (Hyères)
  • Maurice, Charles, 159e régiment d’infanterie alpine (Briançon)
  • Morel, Philippe, École d’application du train (Tours)
  • Nauroy, Marc, 6e bataillon de chasseurs alpins (Grenoble)
  • Negroni, Bruno, 5e régiment de génie (Versailles)
  • Pasquet, Jacques, Caserne Foch (Rennes)
  • Percebois, Bruno, Base aérienne 112 (Reims)
  • Perret, Patrice, 81e régiment de soutien (Trèves, Forces françaises en Allemagne)
  • Petiteau, Jean-Jacques, 43e régiment d’infanterie de marine (Offenburg, Forces françaises en Allemagne)
  • Pigaillem, Jacques, 57e régiment de transmissions (Mulhouse)
  • Quintal, Yves, 9e régiment de hussards (Provins)
  • Rangot, Jean-Pierre, 43e régiment d’infanterie de marine (Offenburg)
  • Richard, François, 76e régiment d’infanterie (Vincennes)
  • Rosevègue, André, 51e régiment d’infanterie (Amiens)
  • Roussel, Michel, Camp de Canjuers (Var)
  • Sandelion, Jean-Paul, 3e régiment du génie (Charleville-Mézières)
  • Silberstein, Patrick, 2e régiment de hussards (Orléans), École d’application du train (Tours)
  • Valette, Jean-Paul, 53e régiment du train (Karlsruhe, Forces françaises en Allemagne)
  • Verrières, Jacques, 1er régiment d’artillerie de marine (Melun)
  • Vey, Daniel, Quartier général Frère (Lyon)

Un point de vue de S. Wainwright, Socialist Alliance, Australie

Sam Wainwright (Alliance socialiste) : Le soutien de la classe dirigeante à la campagne de guerre des États-Unis contre la Chine façonne fondamentalement la politique australienne d’aujourd’hui.

Frederico Fuentes :Après la fin de la guerre froide, la politique mondiale semblait dominée par des guerres visant à renforcer la domination de l’impérialisme américain. Plus récemment, cependant, un changement semble s’opérer – même s’il n’est pas définitif, comme le montre la guerre israélienne contre Gaza, soutenue par les États-Unis. Alors que les États-Unis ont été contraints de se retirer d’Afghanistan, nous avons assisté à l’essor économique de la Chine, à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et à des pays plus petits, tels que la Turquie et l’Arabie saoudite, qui déploient leur puissance militaire au-delà de leurs frontières. D’une manière générale, comment comprenez-vous la dynamique actuelle du système impérialiste mondial ?

SW :L’impérialisme occidental, avec les États-Unis en son centre, domine toujours le monde. Cette domination est maintenue par l’assujettissement économique et la guerre. Toutefois, l’hégémonie américaine est en déclin. Cela se traduit par l’émergence d’États capitalistes qui poursuivent leurs propres intérêts en contradiction, voire en conflit, avec l’Occident. Si les économies de ces États sont parfois plus industrialisées que celles de la plupart des pays du “Sud”, la productivité de leur main-d’œuvre reste inférieure à celle des économies du cœur impérialiste. Par le passé, nous aurions pu qualifier ces États (et leurs économies) de “semi-périphériques”. Cela suppose une relation de subordination avec les États-Unis. Cela n’a jamais été le cas de l’État chinois actuel en raison de ses origines dans la révolution de 1949, mais cela s’appliquait à la Turquie, à l’Arabie saoudite et à certains autres États du Golfe.

En outre, dans les pays décrits comme faisant partie du Sud global, tels que l’Inde et l’Indonésie, nous assistons à l’émergence d’une classe capitaliste indépendante qui contrôle l’État dans son propre intérêt. Ces capitalistes doivent toujours opérer au sein d’une économie mondiale, dans laquelle les entreprises occidentales restent dominantes, mais il est clair qu’ils ne sont plus la simple bourgeoisie compradore qu’ils étaient il y a 100 ans. La détermination avec laquelle le gouvernement indien de Narendra Modi s’est joint à l’Occident pour tenter d’encercler militairement la Chine tout en continuant à commercer avec la Russie est un exemple de ce phénomène. Il en va de même pour le refus des États du Golfe, y compris l’Arabie saoudite, de sanctionner la Russie à la demande des États-Unis, et pour le positionnement très affirmé et indépendant du régime turc d’Erdogan.

Les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine dans la région sont très préoccupantes. Selon vous, qu’est-ce qui sous-tend la stratégie militaire américaine dans la région ? Inversement, comment voyez-vous le rôle de la Chine dans le conflit et ses actions à l’égard des États-Unis et des voisins de la région ?

Les États-Unis sont déterminés à bloquer la croissance de la Chine, tant sur le plan économique que militaire. C’est le principal moteur de l’escalade des tensions. La question de savoir si la Chine pourrait réellement rattraper l’Occident – non seulement dans certains secteurs, mais dans l’ensemble de son économie – est intéressante en soi. Il est difficile de l’envisager dans le cadre d’une économie capitaliste sans une intensification considérable de l’exploitation des pays du Sud et des systèmes de vie de la Terre, ou sans un conflit avec le capitalisme occidental – ou les deux.

Alors que les gouvernements américain et australien, ainsi que les médias capitalistes de ces pays, ne cessent d’exagérer l’agression chinoise, la réponse de la Chine est fondamentalement défensive. C’est la Chine qui est encerclée par les bases militaires, les alliances et les systèmes de missiles américains. Cependant, dans sa détermination à sortir de cet encerclement et à préserver l’accès à ses routes commerciales maritimes, elle a longtemps ignoré ses proches voisins en mer de Chine méridionale.

L’Australie se range clairement du côté des États-Unis dans ce conflit, par exemple en signant l’accord AUKUS. Pourquoi en est-il ainsi, compte tenu notamment des relations commerciales de l’Australie avec la Chine ? Plus généralement, comment voyez-vous le rôle de l’Australie dans la région ?

Les interventions et projets militaires mondiaux communs des puissances anglo-impérialistes sous la direction des États-Unis, tels que l’invasion de l’Irak ou l’alliance de renseignement Five Eyes, ne découlent pas seulement d’une culture commune – bien que cela en fasse partie – mais aussi d’intérêts économiques qui se chevauchent. Les États-Unis et la Grande-Bretagne sont la principale source d’investissements directs étrangers en Australie et les principales destinations des investissements directs étrangers des capitalistes australiens. Lorsque l’ancien Premier ministre australien John Howard a décrit l’Australie comme le shérif adjoint de l’Asie-Pacifique, il a décrit avec précision sa place dans la région et ses relations avec ses proches voisins.

Pour le capitalisme australien, il y a une contradiction particulière à se joindre à cette poussée agressive pour “contenir” la Chine, étant donné qu’il s’agit du plus grand partenaire commercial de l’Australie, tant pour les importations que pour les exportations. Le capitalisme australien constitue à lui seul une puissance impérialiste de taille moyenne. Il pourrait au contraire adopter une position relativement neutre et chercher à commercer avec la Chine et les États-Unis selon ses propres conditions. C’est la position défendue par l’ancien premier ministre travailliste Paul Keating. Je ne sais pas combien de grands capitalistes et de hauts responsables politiques partagent ce point de vue. Cependant, il semble clair qu’une majorité décisive s’est ralliée au plan américain. Ce plan s’accompagne d’un appel à réduire la dépendance du pays à l’égard du commerce avec la Chine, même si l’on ne sait pas exactement dans quelle mesure cette démarche sera couronnée de succès.

Les capitalistes australiens veulent le meilleur des deux mondes : se joindre aux États-Unis pour bloquer le développement de la Chine – par la force si nécessaire – tout en continuant à commercer avec la Chine. La Chine a récemment réduit certains de ses droits de douane sur les importations australiennes, mais la contradiction n’est certainement pas résolue.

Quel a été l’impact de cette dynamique mondiale sur la politique et le militantisme en faveur de la paix en Australie ? Y a-t-il eu des débats importants entre les forces progressistes et anti-guerre sur la manière de réagir aux tensions actuelles entre les États-Unis et la Chine ? Qu’en est-il de la situation en Ukraine et à Taïwan ? Quelle est la position de l’Alliance socialiste sur ces questions ?

La décision de la classe dirigeante australienne et de ses serviteurs politiques d’embrasser la campagne de guerre américaine contre la Chine façonne fondamentalement la politique australienne d’aujourd’hui. S’y opposer est une tâche stratégique primordiale pour les socialistes de ce pays. Le plan AUKUS visant à produire des sous-marins à propulsion nucléaire en collaboration avec les États-Unis et la Grande-Bretagne est associé à l’accord sur la posture des forces entre les États-Unis et l’Australie. Ce dernier est la contribution de l’Australie au “pivot vers l’Asie” lancé par les États-Unis sous la présidence de Barack Obama. Il permet, entre autres, une augmentation significative de l’interopérabilité des forces armées australiennes et américaines, l’accès et l’utilisation sans entrave des bases australiennes par les États-Unis, le stationnement sur le sol australien de bombardiers B-52 porteurs d’ogives nucléaires et l’intégration de personnel du renseignement militaire américain au sein des organisations de renseignement de défense australiennes.

L’annonce de l’accord AUKUS a été précédée d’une campagne médiatique concertée visant à effrayer les médias au sujet d’une prétendue menace de la part de la Chine. L’idée que la Chine ait intérêt à saboter ses échanges commerciaux avec l’Australie, et a fortiori qu’elle ait les moyens de l’envahir, est absurde. Par conséquent, le discours sur la menace chinoise repose en grande partie sur la crainte d’une invasion de Taïwan par la Chine et sur les caractéristiques de surveillance autoritaire de l’État chinois. L’Alliance socialiste estime que les États-Unis et leurs alliés sont les principaux agresseurs responsables de la montée des tensions militaires. En fait, c’est presque comme si les États-Unis essayaient de provoquer la Chine pour qu’elle lance une action militaire contre Taïwan. Cela n’enlève rien à notre conviction que le peuple taïwanais a le droit à l’autodétermination et que toute tentative de la Chine d’annexer Taïwan par la force serait une terrible erreur.

Comme partout ailleurs, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a désorienté et divisé la gauche. L’Alliance socialiste s’est opposée à l’invasion de la Russie dès le début et continue de le faire. En abordant cette question, nous avons essayé d’éviter ce que je décrirais comme deux simplifications courantes ou des formes de réductionnisme grossier. La première consiste à s’opposer à l’invasion russe tout en ignorant le fait évident que les gouvernements occidentaux ne soutiennent pas l’Ukraine parce qu’ils se soucient du droit international ou du peuple ukrainien. Il est clair qu’ils voulaient infliger une défaite humiliante à la Russie et briser sa capacité à jouer un rôle indépendant dans les affaires du monde. Ils espèrent que [le président russe Vladimir] Poutine et son entourage seront remplacés par des dirigeants qui subordonneront complètement l’État et l’économie russes aux intérêts occidentaux.

La deuxième erreur consiste à réduire l’invasion à une guerre par procuration entre l’OTAN et la Russie, dans laquelle les aspirations du peuple ukrainien sont balayées comme inexistantes ou d’importance secondaire. L’expression la plus extrême de ce point de vue positionne la Russie comme un porte-drapeau du Sud global, même s’il est imparfait et qu’il ne représente pas un quelconque projet socialiste. Il est totalement erroné de penser que l’invasion russe a fait progresser la position matérielle et politique des travailleurs d’Ukraine, de Russie ou du Sud. En outre, elle a donné aux gouvernements occidentaux une base pour promouvoir des augmentations significatives des dépenses militaires et une position plus agressive.

Une déclaration publiée par un groupe de partis de gauche d’Asie du Sud-Est en juin 2022 a souligné la nécessité de “promouvoir et de faire progresser les initiatives de paix régionales progressistes en tant qu’éléments constitutifs d’une politique de sécurité commune visant à favoriser un ordre mondial plus pacifique et plus coopératif, en particulier dans la région Asie-Pacifique”. Quels types d’initiatives de paix pourraient, selon vous, contribuer à la réalisation de cet objectif ?

En Australie, il faut commencer par s’opposer à AUKUS, à l’accord sur le dispositif des forces et à l’ensemble de l’alliance militaire avec les États-Unis. Contrairement à nos voisins d’Asie du Sud-Est, qui sont pris entre les exigences de se ranger soit du côté des États-Unis, soit du côté de la Chine, notre premier objectif doit être de nous opposer à la belligérance de notre propre gouvernement. Nous devons également nous efforcer de raviver le sens de l’internationalisme de la classe ouvrière. Notre tâche consiste à aider les travailleurs australiens à comprendre que nos ennemis immédiats sont notre propre classe dirigeante, et non les travailleurs d’autres pays.

Au niveau régional, nous avons besoin d’initiatives de paix de la société civile qui mettent l’accent sur la nécessité de coopérer et qui renforcent la compréhension et le sens de l’humanité commune au-delà des frontières. Ce faisant, nous devrions insister sur le fait que l’humanité ne sera pas en mesure de faire face à la menace existentielle que représente le réchauffement climatique galopant tout en consacrant des ressources à une nouvelle guerre froide. Au lieu de militariser davantage la région, nous devons pousser nos gouvernements à financer des programmes qui développent la solidarité entre les peuples, comme Cuba l’a fait dans le Pacifique Sud avec la formation médicale.

S’il faut se réjouir de l’érosion de la domination américaine, l’espace laissé libre dans ce “monde multipolaire” émergent est souvent occupé par des régimes autoritaires de droite. Comment la gauche doit-elle envisager les perspectives d’un monde multipolaire ?

Même si l’hégémonie des États-Unis a connu un déclin relatif, ils restent la première puissance impérialiste de la planète. En ce sens, elle reste le plus grand ennemi de la liberté humaine et, pour une grande partie de la population mondiale, elle continue à jouer un rôle clé dans le blocage de son développement pacifique. Tout affaiblissement de l’hégémonie américaine qui donne plus d’espace aux mouvements révolutionnaires ou transformateurs pour progresser sans être immédiatement écrasés ou sapés par l’ingérence américaine est une bonne chose. Toutefois, la multipolarité capitaliste en elle-même ne garantit pas de telles avancées.

L’ennemi immédiat des travailleurs russes sont les capitalistes russes et le régime de Poutine. Pour les travailleurs ukrainiens, c’est l’invasion russe. Pour les travailleurs iraniens, c’est leur propre gouvernement répressif. Nous ne pouvons pas subordonner les intérêts des mouvements de gauche et progressistes dans les pays où la classe dirigeante locale est en conflit avec les États-Unis au “plus grand bien” de la multipolarité capitaliste. Les régimes pro-capitalistes au pouvoir dans ces pays sont tout aussi cyniques, violents et intéressés que l’impérialisme occidental, même s’ils ne sont pas aussi puissants. Ce serait une erreur fondamentale et stratégique de refuser la solidarité au mouvement démocratique russe, aux syndicats indépendants en Chine ou au mouvement des femmes iraniennes afin d’affaiblir l’impérialisme occidental. À plus long terme, cela aurait l’effet inverse et affaiblirait la gauche partout.

Nous avons vu émerger une série de luttes et de mouvements locaux qui n’ont pas nécessairement les États-Unis comme principaux ennemis : en Ukraine et à Taïwan, mais aussi au Myanmar et au Rojava. Voyez-vous des possibilités de jeter des ponts entre ces luttes et celles, par exemple, de la Palestine ou des mouvements de gauche en Amérique latine, en tenant compte du fait que ces mouvements ont des grandes puissances différentes comme ennemi principal et peuvent chercher à obtenir le soutien d’autres puissances ? Est-il possible d’adopter une position de non-alignement avec l’un ou l’autre des blocs concurrents (neutralité) sans renoncer à la solidarité ? En résumé, à quoi devrait ressembler un 21e internationalisme anti-impérialiste et antifasciste ?

Compte tenu de la faiblesse historique de la gauche et du rapport de forces défavorable actuel, il est difficile d’envisager la construction de tels ponts à court terme. Cuba, toujours assiégée par le blocus américain et luttant pour sa survie, sera nécessairement réservée dans ses critiques à l’égard de la Russie. De même, il n’est pas surprenant que certains membres de la gauche en Amérique latine aient une sympathie réflexe pour la Russie en raison de leur expérience de l’intervention américaine. De même, les mouvements démocratiques dans des endroits tels que le Myanmar, l’Iran et Hong Kong comprennent inévitablement des éléments pro-occidentaux ou des personnes qui se font des illusions sur les intentions des puissances occidentales. Pour l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie, c’est la violence de l’État turc qui constitue la menace existentielle immédiate, d’autant plus que les États-Unis et la Russie sont heureux de jeter ce projet démocratique révolutionnaire en pâture aux loups afin de courtiser le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui, à son tour, semble très heureux de les monter l’un contre l’autre.

La Palestine met en évidence la contradiction même de la multipolarité capitaliste. L’Arabie saoudite, qui a refusé les demandes américaines d’augmenter la production de pétrole afin de réduire les revenus pétroliers de la Russie et qui a récemment rejoint les BRICS [le bloc Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud], était également sur le point de normaliser ses relations avec Israël et a continué à lui vendre du pétrole malgré le génocide à Gaza. Israël lui-même a rejeté les demandes de vente d’armes à l’Ukraine, préférant maintenir de bonnes relations avec la Russie.

Dans ce tourbillon de contradictions et d’intérêts personnels des régimes capitalistes, la seule force durable et fiable est la solidarité transfrontalière de la classe ouvrière, que la classe dirigeante locale soit ou non étroitement alignée sur l’impérialisme américain. Cela peut être difficile à imaginer aujourd’hui, mais les socialistes doivent patiemment et constamment faire avancer cette approche dans l’argumentation et la pratique. Quoi qu’il en soit, le changement pourrait survenir plus rapidement que nous ne le pensons.

Un entretien avec Taras Bilous

Une interview publiée par Europe Solidaire Sans Frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article70483

Entretien avec Taras Bilous, historien et essayiste ukrainien qui a servi dans l’armée ukrainienne depuis le début de l’agression russe. Bilous est l’un des représentants les plus en vue de la gauche ukrainienne, membre du Mouvement social (Sociaľnyj ruch) et rédacteur en chef du média en ligne Commons (Spiľne). Il est surtout connu à l’étranger pour ses essais « Lettre de Kjiv à la gauche occidentale » et « Je suis un socialiste ukrainien. Voici les raisons pour lesquelles je résiste à l’invasion russe ».
Début février, deux journalistes de la revue tchèque @A2arm.cz se sont rendus dans l’est de l’Ukraine pour rencontrer le socialiste et historien ukrainien Taras Bilous. Il est engagé dans l’armée ukrainienne depuis le début de l’invasion généralisée par les troupes russes. Il se trouve actuellement à quelques dizaines de kilomètres de la ligne de front.
L’entretien a été réalisé dans le cadre d’une publication à venir sur les mouvements antiautoritaires ukrainiens.
Nous nous rencontrons à l’extérieur de la base militaire. Les discussions politiques entre soldats posent-elles problème ?
Le commandement ne censure pas les opinions des soldats du rang. Cependant, je sais par expérience que lorsque leurs subordonnés parlent aux médias, en particulier de sujets politiques, cela peut rendre les officiers subalternes nerveux. Il m’est arrivé qu’un commandant craigne de se faire taper sur les doigts en raison de l’interview que j’avais accordée, même si, en réalité, cette menace n’existait pas.

Quoi qu’il en soit, j’essaie d’éviter les discussions inutiles. Je ne clame pas haut et fort mes opinions politiques ou le fait que je suis historien, par souci de préserver mes forces. Sinon, quelqu’un voudra immédiatement que je prenne position sur la Russie kiévienne ou il y aura que je pose des questions provocatrices. Mais si je vois qu’il est possible d’envisager une collaboration militante avec cette personne, alors je commence à lui parler.
Est-il difficile de travailler avec des personnes qui ont des opinions différentes ?
Les divergences d’opinion ne me dérangent pas dans ce cadre. Les gens sont vraiment différents ici. En fait, il est rare que l’on discute de questions politiques générales. Mais sur les questions qui affectent directement nos vies et notre activité militaire, telles que l’appréciation du haut commandement, nous trouvons assez facilement un terrain d’entente.
Un problème beaucoup plus important dans l’armée, c’est le facteur humain. Certains officiers donnent des ordres stupides qui entraînent des morts inutiles. Tout soldat ayant servi au moins six mois peut vous raconter plus d’une histoire de ce genre.
Quant aux soldats du rang, ils se sont tous montrés solides et déterminés au cours des premiers mois après l’invasion, mais aujourd’hui, deux ans plus tard, la lassitude s’est installée. En Occident, beaucoup pensent qu’avec la fatigue, notre volonté de combattre va progressivement s’émousser. Cependant, ce n’est pas parce que nous sommes fatigués qu’il n’est pas important pour nous de continuer à résister.
Mais comme je l’ai dit, les gens changent de comportement quand ils participent à une guerre. Certains, malgré les agissements des officiers, comprennent qu’il faut continuer à se battre et à persévérer. tandis que d’autres… Une fois, j’ai été envoyé en mission avec un soldat d’une autre compagnie et nous avons passé quatre jours dans une tranchée qui s’effondrait. J’ai commencé à la réparer, et le soldat m’a dit : « Arrête de faire le con. Que le commandant vienne et répare la tranchée lui-même ».
Malgré la volonté largement partagée de continuer à résister à l’agression russe, tout le monde s’interroge : « Pourquoi devrais-je être celui qui se sacrifie ? » Si les dirigeants ont fait une erreur de prévision, pourquoi les simples soldats devraient-ils le payer de leur vie ? Et cela vaut aussi pour les civils, dont la volonté de rejoindre les rangs de l’armée diminue. Même certains de mes amis qui avaient voulu s’engager en 2022 et qui n’ont pas été incorporés tentent aujourd’hui d’échapper à la mobilisation. La raison n’est pas tant la peur que certaines pratiques absurdes qui sont courantes dans l’armée : tout le monde les connaît. Ils auraient pu les changer depuis longtemps, mais à quelques exceptions près dans quelques unités particulières, ils ne l’ont pas fait.
En 2022, vous avez décidé de rejoindre l’armée bien que vous n’ayez pas connu le combat depuis 2014. Ces deux phases de la guerre sont-elles différentes pour vous ?
En 2014, c’était une guerre pour le territoire. Certaines personnes voulaient vraiment intégrer la Russie, même s’il s’agissait d’une minorité. Un nombre assez important de personnes ayant des opinions pro-russes voulaient rester en Ukraine, mais elles souhaitaient une fédéralisation [plus d’autonomie pour Donetsk et Luhansk]. Bien entendu, on pourrait débattre longuement du pourcentage de la population du Donbass qui défendait tel ou tel point de vue, et ce que les gens pensaient a évolué au fil du temps.
À la veille de l’intervention des troupes russes en 2022, une enquête menée dans le Donbass a montré que pour la plupart des gens, le bien-être était plus important que la question de savoir dans quel État ils vivraient – l’Ukraine ou la Russie. Cela vaut pour les personnes vivant de part et d’autre de la ligne de front. Bien entendu, le fossé entre les deux parties du Donbass s’est creusé au fil des ans. Ces personnes se sont habituées à avoir une double identité, pour ainsi dire. Lorsqu’ils vont à Lviv, ils sont considérés comme pro-Moscou, et lorsqu’ils sont à Moscou, les gens les considèrent comme pro-Ukrainiens.
En 2014, c’est un Russe, Igor Girkin, qui a déclenché la guerre (en tant que commandant militaire de la République populaire de Donetsk, note de l’auteur) et, plus tard dans l’année, les troupes russes ont envahi le pays. Mais il ne fait aucun doute qu’une partie de la population locale a décidé, pour diverses raisons, de se joindre à la lutte contre l’armée ukrainienne.
À cette époque, la guerre a eu un effet complètement différent sur moi. Elle a anéanti tout nationalisme en moi. Mais en 2022, nous avons été confrontés à une invasion ouverte, y compris dans des régions comme Kjiv, où personne n’a souhaité la bienvenue à l’armée russe. Une invasion du sud, des régions de Kherson et de Zaporojié, où la plupart des gens veulent retourner en Ukraine. En ce sens, il s’agit d’un autre type de guerre, et tout est beaucoup plus simple.
Ressentez-vous directement les effets de cette « double identité » parmi vos camarades de combat ?
Partout il y a des divergences d’opinion, même au sein de l’escouade. Par exemple, mon commandant de compagnie actuel a semble-t-il soutenu les anti-Maïdan au printemps 2014. J’ai des relations tendues avec lui, donc je me base plutôt sur ses arguments lors de ses conversations avec d’autres officiers. Selon lui, les habitants de l’est de l’Ukraine ont désapprouvé Maïdan et ont donc réclamé la fédéralisation, mais le gouvernement n’était pas disposé à accepter des négociations. Cependant, depuis que le groupe de Girkin (des séparatistes soutenus par des soldats russes, note de l’auteur) s’est emparé de la ville de Slovyansk en 2014, il estime qu’il s’agit d’une opération des services de renseignement russes. Il n’aime pas non plus ceux qui militent pour que nous passions tous à la langue ukrainienne. La plupart des membres de mon unité sont originaires des régions orientales et, si j’en crois ce que j’ai entendu, ils n’aiment pas les nationalistes des deux bords. Certaines de mes connaissances ont également servi dans des unités composées d’anciens « Berkutsiens » (membres de l’ancienne police anti-émeute) qui ont défendu le régime de Ianoukovitch lors du Maïdan et qui n’ont pas changé d’avis à ce sujet. En même temps, ils défendent l’Ukraine contre l’agression russe.
Quelle est ta fonction dans l’armée ?
Au cours des deux premières années de l’invasion à grande échelle, j’ai servi principalement en tant que transmetteur. En pratique, il s’agissait d’un travail assez varié – parfois derrière un ordinateur, parfois en train d’installer des radios et de poser des câbles de communication. Le plus souvent, en tant que transmetteurs, nous restions dans une tranchée à plusieurs kilomètres de la ligne « zéro » [de contact]. Nous assurons un circuit de communication de secours pour les gars qui se trouvent au point zéro. Si, par exemple, le réseau général de communication tombe en panne ou que le signal ne parvient pas jusqu’à eux, nous sommes là pour leur fournir une solution de secours.
Récemment, mon activité a changé, je sers dans un bataillon de reconnaissance, mais je préfère ne pas dire clairement ce que je fais.
-Dans les milieux de la gauche tchèque, la solidarité avec les civils et les réfugiés est forte, mais il y a encore peu de compréhension à l’égard de la résistance armée, un malentendu sur l’engagement volontaire des Ukrainiens dans l’armée, et aussi des demandes pour arrêter la fourniture d’armes [occidentales]. Qu’en penses-tu ?
Lorsque que l’on subit l’invasion de plein fouet, cela vous change. Comme l’a dit l’un de nos rédacteurs, il est beaucoup plus facile d’établir des priorités dans des moments aussi critiques. Il y a beaucoup de choses qui sont importantes pour vous dans la vie de tous les jours. Mais lorsque votre propre vie est en jeu, cela devient la chose principale et tout le reste passe au second plan. Cela rend les idées un peu plus claires.
Dans les premiers jours de l’invasion, j’ai compris que l’avenir de la gauche en Ukraine dépendrait de la question de savoir si nous participerions activement à la guerre ou non. Nous sommes tous essentiellement jugés sur nos actions dans des moments aussi critiques. Nous, la gauche, ne sommes déjà pas très influents dans ce pays et si nous n’étions pas allés nous battre à ce moment-là, tout se serait effondré. La gauche aurait cessé d’exister sous une forme organisée en Ukraine. Pour diverses raisons, j’étais et je suis toujours l’un des représentants les plus visibles du courant de gauche qui est aujourd’hui dans les forces armées, et j’ai donc une responsabilité, non seulement envers moi-même, mais aussi envers les autres. C’était aussi plus facile pour moi, je ne suis pas marié, et je n’ai même pas d’enfants.
Pour tout dire, je n’étais pas certain de faire un bon soldat. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles je ne m’y suis pas préparé. J’ai toujours pensé que je serais plus utile dans d’autres domaines, en écrivant des articles par exemple. Honnêtement, je ne suis toujours pas un très bon soldat (rires). Mais j’apprends petit à petit et on verra bien. J’ai encore au moins une année entière devant moi.
-Depuis le début de l’invason russe à grande échelle, tu as écrit deux articles qu ont eu un certain écho : « Lettre à la gauche occidentale depuis Kjiv assiégé » et « Je suis un socialiste ukrainien, voici les raisons pour lesquelles je résiste à l’invasion russe », qui ont été traduits en plusieurs langues. Est-il possible de continuer à écrire en temps de guerre ?
Depuis le début de l’invasion, je n’ai pu écrire avec concentration qu’au cours des premiers mois, lorsque j’en avais la force. Il y avait plus de temps. Mon adrénaline était complètement hors de contrôle pendant ces premiers mois. Je n’ai jamais eu autant de facilité à écrire de ma vie. D’habitude, je me torture pour formuler chaque phrase, mais à cette époque, je m’asseyais et j’écrivais un article en une demi-journée. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Je n’en ai ni l’énergie ni la conviction nécessaires. Je suis plus critique maintenant, et je tourne les choses dans ma tête.
Dans un entretien, tu as dit que l’on ne savait pas exactement ce qu’il adviendrait de la population pro-russe des régions de Donetsk et de Louhansk ainsi que de la Crimée une fois que ces territoires seraient libérés. Quelles seront les relations avec cette composante de la société ? Que se passera-t-il ?
Nous avons déjà des zones libérées, c’est-à-dire que nous avons une pratique que nous pouvons analyser. Par exemple, un de mes amis, journaliste et ancien activiste de gauche qui a fui la Crimée en 2014 pour l’Ukraine, s’occupe maintenant des affaires de collaboration à Lyman. Les gens y sont souvent jugés injustement. Il y a, bien sûr, des cas où des personnes ont participé activement à la répression, et elles doivent assurément être condamnées. Mais il y a aussi des cas où l’Ukraine rend des jugements manifestement injustes, par exemple dans le cas d’un électricien des services techniques qui a assuré le maintien des installations pour les gens ordinaires à Lyman pendant l’occupation.
Il existe une vaste zone grise où les choses ne sont pas si claires. L’expression « État de droit » ne s’applique pas tout à fait à l’Ukraine, étant donné les nombreux problèmes que connaît le système judiciaire dans ce pays. Malgré tout, le niveau de répression et de respect des droits de l’homme dans les territoires occupés par la Russie est incomparable avec celui du reste de l’Ukraine.
Le discours dominant ukrainien à propos des régions orientales est également quelque peu schizophrène pour ce qui touche aux populations locales. D’une part, les gens les considèrent comme « nôtres », d’autre part, ils les considèrent tous comme des « séparatistes ». Il n’y a pas de discours cohérent sur ce qui s’est passé en 2014. De plus, si vous allez au-delà d’un certain discours convenu, lorsque vous dépeignez ce qui s’est passé, vous êtes considéré comme un séparatiste. À cet égard, je n’aime vraiment pas la façon dont les choses se passent en Ukraine.
-Tu as écrit sur le fait que le gouvernement Zelensky mettait en œuvre des politiques néolibérales dans le cadre de la guerre. En même temps, tu considères que Zelensky était le candidat le plus centriste, ou du moins le candidat le plus éloigné de la droite radicale. Nous aimerions savoir comment cela a évolué au cours des deux dernières années. Comment l’électorat perçoit-il cela ? Y a-t-il des changements à ce niveau ?
Oui, il y a des changements. À l’époque, je voulais dire que, parmi les hommes politiques qui avaient une chance de devenir président de l’Ukraine, Zelensky était le plus modéré en termes de nationalisme. Il n’y a pas eu de changement à ce niveau jusqu’à présent. Toutefois, le sentiment général s’est orienté vers un nationalisme plus prononcé. Et Zelensky a également évolué dans cette direction. On peut aussi trouver des hommes politiques plus ouverts à la population russophone, mais ils n’ont aucune chance de remporter l’élection présidentielle. Il me semble également que dans la gauche occidentale, on en comprend pas toujours qu’une position plus ouverte sur les questions linguistiques n’est pas synonyme d’un programme globalement progressiste. De mon point de vue, il s’agit souvent d’une tactique des populistes pour récupérer les anciens électeurs des partis pro-russes.
Zelensky a passé la première année et demie de son mandat à essayer de parvenir à la paix dans le Donbass, et les larbins de Porochenko le lui reprochent encore. Dans les premiers mois de l’invasion, il s’adressait encore au peuple russe dans ses discours. Comme de nombreux Ukrainiens, il espérait que les habitants de la Fédération de Russie finiraient par se soulever. À un moment donné, il a modifié sa position et a appuyé la demande de ne pas délivrer de visas aux Russes et de leur interdire l’accès à l’Europe.
À l’automne 2022, Poutine a décrèté lamobilisation et Zelensky s’est à nouveau adressé aux Russes en russe. À ce moment-là, l’opinion publique ukrainienne avait suffisamment évolué pour qu’il soit permettre de franchir la ligne autorisée. À ces moments-là, il est évident que les orientations politiques de Zelensky sont toujours plus ouvertes que celles du courant politique dominant en Ukraine. Alors, oui, nous avons de la chance que les choses se soient passées de cette manière.
Mais en même temps, cela n’enlève rien au fait que Zelensky se comporte comme un trou du cul sur de nombreux sujets. Dernièrement, par exemple, dans la manière dont il a abordé la question de la Palestine. Et aussi sa façon de répondre aux critiques, de se mesurer à ses rivaux politiques et de concentrer le contrôle des médias. Lui et ses proches collaborateurs sont des gens du spectacle et ils adoptent une approche très professionnelle et technique pour appréhender l’humeur du public. Par exemple, dans les premiers jours de l’invasion russe, ils ont regroupé les informations télévisées de toutes les chaînes en un unique téléthon. À l’époque, c’était adapté à la situation ; personne ne pouvait assurer seul une telle couverture de l’actualité. Mais aujourd’hui, on peut dire que cela aurait dû être abandonné depuis longtemps, car cela limite la liberté d’expression. Mais Zelensky ne le supprime pas. Il est entouré d’abrutis et d’idiots. Nous pourrions dresser une longue liste de leurs politiques totalement inadaptées.
-Qu’en est-il de la participation de la gauche au Maïdan ? Vous ne faisiez pas partie de la gauche à ce moment-là. Pouvez-vous décrire le contexte de l’époque ?
J’ai une relation contradictoire avec cette période. J’étais au Maïdan, mais je n’aime pas le pathos qui y est associé. J’étais un activiste avant le Maïdan. Quelques mois plus tôt, nous avons essayé d’organiser une manifestation sur l’éducation. Nous avons distribué des tracts sur le campus, mais les gens étaient très passifs. Mais dès que le Maïdan a commencé, les mêmes personnes qui, quelques mois auparavant, disaient qu’il ne servait à rien de manifester, ou des choses tout aussi cyniques, se sont soudain passionnées pour la cause et ont tenu des discours tellement révolutionnaires que je me suis contenté de les regarder (rires). Je n’avais pas réalisé à l’époque que les gens changent soudainement lors des grandes mobilsations.
Maidan, c’est l’histoire d’une résistance à l’État, à l’appareil répressif, mais aussi celle de la solidarité. Mais lorsque la protestation est entrée dans une phase violente, la participation à cette violence a changé les gens, ce qui m’a mis mal à l’aise. Je suis originaire de Luhansk, et dès le premier jour, j’ai bien observé ce qui s’y passait. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai vécu Maïdan différemment de celles et ceux qui étaient en cours avec moi et de mes amis de Kjiv. Dès le début, j’ai eu peur que les choses tournent mal dans le Donbass. Malheureusement, c’est ce qui s’est produit.
Je suis devenu un militant de gauche au milieu de tout cela, en 2014, alors que la gauche occidentale ne se présentait pas sous son meilleur jour. En fait, la gauche ukrainienne était en décomposition à cause des mêmes problèmes que nous mettons aujourd’hui sur le compte de l’Occident.
La réaction de la gauche occidentale est globalement meilleure aujourd’hui qu’en 2014, notamment parce que l’identité de l’agresseur est désormais claire. Malgré cela, dans les premiers jours de l’invasion, j’ai estimé qu’il était nécessaire d’apporter une aide depuis ici pour expliquer le pourquoi et le comment, afin que nous puissions immédiatement mettre un terme aux réactions inappropriées. Je pensais, à ma manière assez excessive, que les Occidentaux allaient se réveiller. Aujourd’hui, je vois à quel point j’ai été naïf et combien j’ai sous-estimé l’ampleur du problème. En même temps, j’avais déjà eu l’expérience de 2014, suffisamment pour ne pas être trop surpris par la réaction de la gauche occidentale. Mais nous avons aussi des membres plus jeunes qui ont rejoint le mouvement de gauche au cours des quelques années qui ont précédé l’invasion, et pour certains d’entre eux, cela a été un choc.
Dans l’un de tes articles, tu as abordé la question du droit à l’autodétermination et tu as critiqué les arguments selon lesquels l’invasion de l’Ukraine n’est qu’un simple conflit par procuration. Selon toi, une partie de la gauche radicale adopte même une position plus « impérialiste » sur cette question que, par exemple, les responsables américains. Comment cela se manifeste-t-il et d’où vient-il selon toi ?
Une partie de la gauche occidentale a épousé les préjugés contre l’Ukraine, les représentations acritiques de la Russie, etc. En dehors de l’arrêt des livraisons d’armes, qu’est-ce que tous ces militant.e.s de la gauche anti-guerre veulent en réalité ? Ils veulent que les États-Unis et la Russie parviennent à un accord sans tenir compte de l’avis de ceux qui vivent ici. De telles réponses n’ont rien à voir avec les valeurs de la gauche. Une telle approche présuppose une acceptation implicite du modèle néo-réaliste en matière de relations internationales.
Sur ces questions, la gauche n’a pas trouvé d’approche commune qui puisse faire l’objet d’un consensus. Le seul consensus est probablement sur le droit à l’autodétermination des peuples, mais dans le cas de l’Ukraine, une partie de la gauche a brusquement oublié ce principe. Dans les situations critiques, des personnes par ailleurs raisonnables se mettent soudain à écrire toutes sortes de conneries.
Dans ce cas particulier, les États-Unis disent en substance que l’Ukraine peut décider quand et dans quelles conditions elle mettra fin à sa résistance. Toutefois, pour de nombreux autres conflits armés dans le monde, les États-Unis adoptent une position très différente en ce a trait au soutien au droit à l’autodétermination. Du moins dans les pays du Sud global.
Il me semble que cette position est quelque peu moralisatrice ?
Oui, et ce malgré le fait qu’il y ait eu beaucoup de critiques féministes au cours des dernières décennies qui condamnent à juste titre le fait de discréditer les femmes en tant qu’êtres émotionnels et non-objectifs. Avec la guerre, on projette cette « émotivité » sur nous, les Ukrainiens, même s’il n’y a rien de mal à cela. Pourtant, il n’y a rien de mauvais là-dedans. Le contraire de l’émotivité n’est pas la rationalité, mais l’indifférence. Et lorsqu’il s’agit de prendre des décisions difficiles, c’est cmme si la gauche oublie tout cela.
Le principal problème est, cela me me semble évident, la confusion entre anti-impérialisme et anti-américanisme. Tous les conflits sont perçus en termes d’opposition aux États-Unis.
Une autre chose qui me surprend toujours est la confusion entre la Fédération de Russie et l’Union soviétique. Bien que l’on puisse discuter de l’Union soviétique et de l’évaluation qu’il convient d’en faire, la Russie de Poutine n’est en aucun cas l’Union soviétique. Aujourd’hui, c’est un État complètement réactionnaire. On ne peut s’empêcher de remarquer combien d’auteurs de gauche glissent dans leurs textes des réflexions et des arguments qui montrent qu’ils continuent à voir la Russie comme l’Union soviétique. Et ce, même s’ils reconnaissent rationnellement que le régime de Poutine est réactionnaire, conservateur, néolibéral, etc. Et puis, boum, soudain ils lâchent quelque chose comme quoi le soutien des États-Unis à l’Ukraine est une sorte de revanche contre la Russie en raison de la révolution bolchévique. Quelle connerie ! (rires).
Quel conseil donnerais-tu à la gauche occidentale ?
Une partie significative de la gauche a adopté une position absolument incorrecte. Ceux qui consacrent leur temps à défendre l’Ukraine font, somme toute, ce qui est juste. La gauche est en crise partout. C’est tout simpement que dans certains cas, elle est complètement foutue, comme ici, et que dans d’autres cas, elle va mieux, comme à l’Ouest. Si je devais donner un conseil de portée générale, je recommanderais de ne moins se préoccuper de savoir quelle position abstraite est correcte, et de se concentrer davantage sur des actions pratiques pour nous aider à sortir du trou dans lequel nous nous trouvons.
Même au sein de notre propre organisation, jusqu’en 2022, nous avons adopté des positions différentes sur la guerre dans le Donbass. Il était parfois difficile de concilier ces sensibilités. Pour ne pas aggraver la situation, nous nous sommes souvent censurés. L’un de mes arguments est qu’il ne faut pas se disputer sur des points sur lesquels on ne peut pas avoir d’influence. Les gens de gauche sont souvent perçus comme condescendants, ils se considèrent comme les seuls à être raisonnables et à avoir l’esprit critique. Pourtant, de l’intérieur, il est facile de constater qu’il s’agit en grande partie de formules toutes faites. Par exemple, la façon dont certains militants de gauche présentent leur position et leur stratégie dans les débats. Au lieu de se livrer à une analyse des situations concrètes, ils se contentent souvent de reproduire des schémas établis dans un contexte et à une époque totalement différents et qui ne correspondent pas du tout à la situation. Nous devons nous éloigner de ces stéréotypes. Le marxisme n’est pas un dogme, mais pour diverses raisons, trop de marxistes réduisent en pratique le marxisme à une simple répétition de dogmes établis. « Pas de guerre en dehors de la guerre des classes », etc.
Un exemple révélateur s’est produit au printemps dernier lors de la venue de la délégation allemande de député.e.s de Die Linke au Bundestag. Jusque là, leur position sur la fourniture d’armes était totalement négative. Au moment de leur départ, le président du groupe a déclaré qu’ils avaient reconsidéré certaines de leurs positions après ce qu’ils avaient appris à Kjiv. Par exemple, le fait que les Ukrainiens ont de toute évidence besoin d’une défense antimissile. La même défense antimissile qu’ils avaient refusé de fournir jusqu’alors les avait en fait protégés à Kjiv ! Ainsi, plus d’un an après l’invasion, ils ont réalisé à quel point elle était nécessaire. Il leur a fallu beaucoup de temps pour en arriver là, et il leur reste encore beaucoup de choses à comprendre (rires). Mais c’est au moins le minimum.
-Y a-t-il quelque chose que tu voudrais dire à la gauche tchèque, par exemple en ce qui concerne le pacifisme radical auquel tu as fait allusion ?
La gauche tchèque a connu l’expérience historique de la répression du Printemps de Prague, je ne comprends donc pas pourquoi elle ne parvient pas à mieux comprendre notre positionnement. Peut-être est-ce dû à une dépendance excessive à l’égard des théories de la gauche occidentale. Pour être franc, il en allait exactement de même dans notre pays et, à certains égards, c’est encore le cas aujourd’hui. Après 1989, la situation de la gauche en Ukraine était très déprimante et nous nous sommes d’autant plus tournés vers les auteurs occidentaux. À la revue Spilne (Commons), nous faisons également des traductions. Mais à partir d’un certain stade, on comprend et on sent que nous avons besoin d’une sorte de décolonisation de nous-mêmes. Le 24 février 2022, jour de l’invasion russe, est aussi devenu le moment d’une émancipation intellectuelle pour nous. Il est nécessaire d’être plus critique à l’égard de ce qu’écrivent les auteurs occidentaux, dont nous avons beaucoup appris et ce que nous reconnaissons ouvertement, mais nous nous trouvons dans un contexte quelque peu différent. Nous ne devons pas avoir peur de regarder les choses dans une perspective locale. Et cela inclut le développement d’une analyse locale des idées des auteurs occidentaux de gauche.
Ici, dans les milieux de gauche, nous avons aussi, et cela nous a fait du tort, souvent simplement reproduit les points de vue de la gauche occidentale. Les deux fléaux de la politique de gauche contemporaine sont la reconstruction historique et l’adaptation aux conceptions en vogue
. Au lieu de se livrer à une analyse des situations concrètes, ils se contentent souvent de reproduire des schémas établis dans un contexte et à une époque totalement différents et qui ne correspondent pas du tout à la situation. Nous devons nous éloigner de ces stéréotypes. Le marxisme n’est pas un dogme, mais pour diverses raisons, trop de marxistes réduisent en pratique le marxisme à une simple répétition de dogmes établis. « Pas de guerre en dehors de la guerre des classes », etc.
Un exemple révélateur s’est produit au printemps dernier lors de la venue de la délégation allemande de député.e.s de Die Linke au Bundestag. Jusque là, leur position sur la fourniture d’armes était totalement négative. Au moment de leur départ, le président du groupe a déclaré qu’ils avaient reconsidéré certaines de leurs positions après ce qu’ils avaient appris à Kjiv. Par exemple, le fait que les Ukrainiens ont de toute évidence besoin d’une défense antimissile. La même défense antimissile qu’ils avaient refusé de fournir jusqu’alors les avait en fait protégés à Kjiv ! Ainsi, plus d’un an après l’invasion, ils ont réalisé à quel point elle était nécessaire. Il leur a fallu beaucoup de temps pour en arriver là, et il leur reste encore beaucoup de choses à comprendre (rires). Mais c’est au moins le minimum.
-Y a-t-il quelque chose que tu voudrais dire à la gauche tchèque, par exemple en ce qui concerne le pacifisme radical auquel tu as fait allusion ?
La gauche tchèque a connu l’expérience historique de la répression du Printemps de Prague, je ne comprends donc pas pourquoi elle ne parvient pas à mieux comprendre notre positionnement. Peut-être est-ce dû à une dépendance excessive à l’égard des théories de la gauche occidentale. Pour être franc, il en allait exactement de même dans notre pays et, à certains égards, c’est encore le cas aujourd’hui. Après 1989, la situation de la gauche en Ukraine était très déprimante et nous nous sommes d’autant plus tournés vers les auteurs occidentaux. À la revue Spilne (Commons), nous faisons également des traductions. Mais à partir d’un certain stade, on comprend et on sent que nous avons besoin d’une sorte de décolonisation de nous-mêmes. Le 24 février 2022, jour de l’invasion russe, est aussi devenu pour nous le moment d’une émancipation intellectuelle. Il est nécessaire d’être plus critique à l’égard de ce qu’écrivent les auteurs occidentaux, dont nous avons beaucoup appris, ce que nous reconnaissons ouvertement, mais nous nous trouvons dans un contexte quelque peu différent. Nous ne devons pas avoir peur de regarder les choses dans une perspective locale. Et cela inclut le développement d’une analyse enracinée localement des idées des auteurs occidentaux de gauche.
Ici, dans les milieux de gauche, nous avons aussi, et cela nous a fait du tort, souvent simplement reproduit les points de vue de la gauche occidentale. Les deux fléaux de la politique de la gauche contemporaine sont la reconstruction historique et l’adoption des conceptions à la mode. Les gens lisent des auteurs qui ont cent ans d’âge et se proclament marxistes ou féministes au vu de ces textes classiques… Le monde a beaucoup changé et les gens lisent les classiques trop littéralement, même quand ils ne sont plus réellement en phase avec les conditions actuelles. Deuxièmement, la gauche ne peut pas s’empêcher de faire siennes les guerres culturelles ou les sous-cultures occidentales à la mode. En 2016, deux militants de gauche qui participaient à une manifestation en Ukraine ont décidé de scander le slogan « De l’argent pour l’éducation, pas pour la guerre ». Seulement, ils l’ont importé d’un contexte complètement différent, de l’Italie, qui a été impliquée dans une agression impérialiste. En ce qui nous concerne, l’Ukraine est d’abord et avant tout victime de l’agression d’un autre État. En bref : ce fut un désastre. Les conséquences pour la gauche locale ont été tout simplement terribles. Nous étions déjà dans une situation difficile après 2014, et cette seule action, ce seul slogan, n’a fait qu’empirer les choses. Alors oui, nous avons fait beaucoup d’erreurs. Il faut reconnaître que certains d’entre nous ont tiré de mauvaises conclusions. Nous aussi avons beaucoup à apprendre. Mais en même temps, notre amère expérience ukrainienne nous a appris un certain nombre de choses.

Source : https://a2larm.cz/2024/04/kdybychom-nesli-bojovat-levice-by-v-ukrajine-prestala-existovat-rika-taras-bilous/
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro, à partir de la traduction du tchèque en anglais d’ Adam Novak

La chute et l’essor ambivalent de l’anticolonialisme est-européen, par J. G. Feinberg

Lors d’une conférence à Prague au printemps dernier (mai 2023), un éminent théoricien du colonialisme et de la colonialité s’est entretenu avec nous par vidéo depuis son bureau aux Amériques. On lui a demandé ce qu’il pensait de l’affirmation selon laquelle la relation de la Russie avec l’Ukraine est coloniale. J’étais impatient d’entendre comment il userait de sa subtilité et de sa perspicacité habituelle sur la situation en Europe de l’Est, mais comme cela semble être souvent le cas pour les observateurs de cette guerre, il n’a fait preuve ni de subtilité ni de grande perspicacité. Il a simplement répondu que, parce que les relations de la Russie avec l’Ukraine sont si différentes de la façon dont les puissances occidentales traitent les Amériques et l’Afrique, le terme «colonialisme» était totalement inapplicable. Et apparemment, selon lui, si la relation n’est pas coloniale, il n’est pas nécessaire de se préoccuper de ses détails. En conséquence, l’invasion de la Russie était une réponse normale d’une puissance impériale aux actions dominatrices d’une autre, et les théoriciens anticoloniaux n’avaient pas à prendre parti. Comme si, là où les cadres postcoloniaux ne s’appliquent pas, nous n’avions pas d’autre choix que d’adopter l’école réaliste des relations internationales entre grandes puissances.

J’ai évité de nommer cet universitaire par respect pour son travail théorique minutieux, qui ne devrait pas être obscurci par les insuffisances analytiques d’un seul commentaire hâtif (bien que très prolixe et sûr de lui). Mais sa réponse illustre un échec plus profond – ou plutôt une série d’échecs qui se renforcent mutuellement – dans les tentatives récentes de comprendre la domination internationale et entre les cultures en Europe de l’Est1 . Dans les travaux universitaires et, plus important encore, dans le discours public, la discussion sur la domination en Europe de l’Est a été divisée en deux camps opposés, dont aucun ne rend compte de manière adéquate de la spécificité de la situation.

Dans un camp, nous voyons des efforts pour appliquer les concepts coloniaux et post-coloniaux dans la région, souvent sans nuance, ni attention aux spécificités régionales. Dans le discours de ceux qui condamnent le pouvoir russe comme colonial, les grandes différences entre le pouvoir russe en Europe de l’Est et le pouvoir occidental dans le Sud sont souvent considérées comme sans importance, secondaires par rapport à l’impératif rhétorique de condamner la domination russe. On se demande rarement si les populations assujetties pourraient être confrontées différentes formes de domination (coloniale ou impériale, à l’Est, à l’Ouest ou au Sud) à des stratégies de résistance différentes.

Ensuite, dans un camp opposé, nous avons des réponses qui rejettent cette utilisation simpliste des concepts. Mais au lieu de concevoir de meilleurs concepts, elles ignorent l’ensemble du problème, à savoir qu’il pourrait exister d’autres formes significatives de domination que le colonialisme occidental. Si la Russie n’est pas coloniale au même titre que l’Espagne ou l’Angleterre, elle ne préoccupe guère les critiques orthodoxes du colonialisme. Si la Russie n’est pas coloniale, mais simplement impériale, alors, dans cette perspective, la prochaine étape logique est de commencer à comparer les empires, en considérant à quel point ils sont tous mauvais, sans se mêler aux conflits inter-impériaux. Si l’Ukraine n’est pas un territoire colonisé au sens habituel du terme, les perspectives de son gouvernement et de son peuple semblent sans importance. La tendance traditionnelle de la gauche à regarder la politique par en bas cède la place au réalisme de ceux qui, comme John Mearsheimer, nous montrent la politique du point de vue des centres impériaux comme Washington et Moscou. L’espace situé entre les empires en conflit est presque invisible. Comme nous n’avons pas de concepts applicables, toute la région entre la Russie et l’Occident devient pratiquement invisible, même si l’une des plus grandes guerres de l’histoire récente se déroule sur ce terrain.

Bien que les débats aient lieu à l’échelle mondiale ou strictement entre Européens de l’Est, il semble souvent que l’Europe de l’Est ne puisse être considérée comme une entité propre que si elle est identifiable dans un cadre épistémologique occidental. Soit elle est identifiable comme une colonie, concept par lequel les puissances occidentales ont appris à identifier leurs périphéries subordonnées, soit elle n’apparaît que comme une partie de l’Est ou de l’Ouest, donc soit comme une partie naturelle de la sphère d’influence de la Russie, soit comme un morceau naturel de l’«Europe» (occidentale) injustement dissocier. D’où tant de déclarations d’un camp selon lesquelles l’Ukraine a été historiquement mal classée, qu’elle a toujours fait partie de l’Ouest et qu’elle n’est devenue «orientale» que par erreur, un cas d’erreur d’identité, résultant de la confusion produite par l’idéologie coloniale. D’où les nombreuses déclarations de l’autre camp selon lesquelles l’Ukraine a toujours fait partie de l’Est, extérieure à l’Occident, et qu’elle ne fait donc pas partie de la sphère d’intérêt légitime de l’Occident. On a souvent l’impression que le fait d’être à l’Est justifie d’être dominé et envahi, et que seul le fait d’être à l’Ouest pourrait justifier l’autodétermination. Soit les territoires d’Europe de l’Est sont des colonies telles que l’Occident les connaît, des colonies d’une puissance orientale, et donc pas vraiment orientale en elles-mêmes, soit leurs épreuves et leurs luttes sont ignorées, traitées comme des attractions frivoles dans le cadre d’un match mondial entre les empires. Pouvons-nous dépasser ces deux camps avec leur cadre simpliste de l’Ouest, de l’Est et des colonies, et intégrer la spécificité de l’expérience de l’Europe de l’Est dans notre épistémologie politique ?

La chute et l’essor ambivalent de l’anticolonialisme est-européen

L’une des ironies est que, pendant longtemps, la question du colonialisme a été largement absente du discours en Europe de l’Est. La fin du règne des partis communistes dans la région a entraîné la fin du soutien des pays aux luttes anticoloniales. Les partis communistes ont peut-être nié leur responsabilité dans le colonialisme, mais ils ont au moins reconnu que le colonialisme était un problème. Et comme l’Europe de l’Est n’était pas censée participer à la colonisation, elle pouvait se joindre aux luttes des colonisés. Lorsque les partis communistes ont perdu le pouvoir, tout l’héritage du soutien aux luttes anticoloniales a été considéré comme dépassé, et la prétendue innocence de l’Europe de l’Est est passée d’une justification de la solidarité à une justification du rejet des politiques anticoloniales et des critiques du néocolonialisme. Notre nation n’a jamais colonisé personne, pouvait-on désormais dire, et le colonialisme n’est donc pas notre problème. Le colonialisme peut marquer un échec moral malheureux dans la marche par ailleurs admirable de l’histoire occidentale, mais ce n’est pas quelque chose que nous devrions aider à réparer.

D’une certaine manière, le discours post-communiste dominant sur l’innocence coloniale n’a pas été troublé par le fait que l’Europe de l’Est se remodelait dans les années 1990 sur les puissances occidentales mêmes qui étaient responsables des pires brutalités coloniales de l’histoire du monde et dont la prospérité contemporaine découlait de leur histoire d’extraction et d’exploitation coloniales et post-coloniales. Les pays d’Europe de l’Est étaient censés bénéficier de toute la prospérité de l’Occident, tout en n’assumant aucune de ses fautes. Mais alors même que l’Europe de l’Est luttait contre la pauvreté, exacerbée par les politiques qui lui avaient été dictées après 1989 par les institutions et les gouvernements occidentaux, la géographie mondiale de l’inégalité devenait soudain sans objet, car l’Europe de l’Est était censée devenir occidentale. La pauvreté qu’elle connaissait était censée être temporaire et sans rapport avec les inégalités structurelles persistantes qui affligeaient le système mondial. Le seul problème était que les pays d’Europe de l’Est avaient été placés à tort et injustement du côté « pauvre » de la fracture mondiale, et qu’il était temps pour eux d’occuper enfin la place qui leur revenait parmi les riches. Dans le discours dominant, il n’a presque jamais été envisagé que l’entrée (ou le «retour») à l’Ouest pouvait signifier soit le rejoindre en tant que compagnons d’exploitation (post-)coloniale, soit y entrer en tant que colonies – tant que l’Ouest lui-même et sa relation au monde restaient inchangés.

Mais finalement, le colonialisme a recommencé à sembler pertinent pour l’Europe de l’Est, bien que de deux manières opposées. Dans une partie du champ politique, la critique du colonialisme a été révisée pour devenir compatible avec le consensus pro-occidental. Au lieu de reconnaître et d’accepter l’héritage colonial de l’Occident, la critique du colonialisme a été ravivée pour condamner l’Est. Nous, les peuples de la soi-disant Europe de l’Est, avons été victimes du colonialisme russe et soviétique, et la lutte contre le colonialisme pouvait désormais signifier la lutte contre une puissance orientale arriérée, en lieu et place de la lutte contre les puissances traditionnelles de l’Occident. Dans d’autres milieux politiques, la rhétorique de l’anticolonialisme est devenue utile pour condamner la puissance montante de l’Occident et, plus important encore, pour décrier presque tout ce qui pouvait vaguement passer pour occidental, renforçant ainsi les autocraties locales pour qu’elles ne deviennent pas des colonies occidentales.

Ces revendications concurrentes mettent en évidence des déséquilibres réels et graves dans le pouvoir mondial. Elles montrent également à quel point le terme «colonial» a été utilisé de manière approximative et à quel point il peut être facilement vidé de son contenu analytique et de sa valeur critique. Pour chaque analyse minutieuse des pratiques coloniales occidentales et orientales en Europe de l’Est (par exemple Platt, 2013 ; Švihlíková, 2015 ; Snyder, 2015 ; Balugun, 2022), il y a des centaines de déclarations simplistes et déformantes de la part de personnalités comme Orbán ou Poutine qui brandissent l’épithète «colonial» pour faire taire les opposants et couvrir leurs propres politiques d’une moralité patriotique douteuse (voir Snochowska-Gonzalez, 2012 ; Melito, 2022). Le renouveau du discours anticolonial à courte vue dans la région a eu pour effet d’occulter la dimension mondiale de la colonialité, renforçant l’idée que le colonialisme ne concerne l’Europe de l’Est que dans la mesure où ses propres habitants peuvent être dépeints comme des victimes. Des voix minoritaires ont appelé la région à affronter le défi mondial contre les héritages coloniaux partout dans le monde (par exemple Ishchenko, 2022), mais ces voix peinent à être entendues.

Spécification du colonial

L’Europe de l’Est connaît une tendance paradoxale à nier sa spécificité, insistant sur le fait qu’elle fait pleinement partie de l’Occident, tout en exprimant simultanément un égoïsme à l’égard des problèmes du reste du monde. Peut-elle (re)commencer à insérer les luttes locales pour l’égalité et l’autodétermination dans les luttes globales ? Un premier pas dans cette direction consisterait à clarifier la nature de la domination internationale et interculturelle en Europe de l’Est, à montrer que les luttes locales ne sont ni uniques ni identiques par rapport aux luttes menées ailleurs, mais qu’elles s’insèrent dans des espaces spécifiques dans les structures mondiales. Pour ce faire, il serait utile de clarifier la relation entre le colonialisme (dont l’impact sur l’Europe de l’Est est compliqué et souvent indirect) et l’impérialisme (qui a joué un rôle dominant dans la formation des systèmes politiques et culturels de l’Europe de l’Est pendant des siècles).

Ces deux phénomènes, le colonial et l’impérial, sont imbriqués dans l’histoire de l’Europe de l’Est, mais cela ne les rend pas identiques. Ils sont imbriqués partout, et partout de manière différente. Prenons par exemple la caractérisation par Timothy Snyder de ce qu’il considère comme un processus de décolonisation dans les Balkans :

Les révolutions balkaniques contre la domination ottomane, généralement qualifiées de nationales, ont marqué le début du moment décolonial. La version du nationalisme qu’elles offraient était, à l’échelle mondiale, plus significative que le modèle français plus célèbre, car dans les deux siècles qui suivirent, le nationalisme sera généralement anti-impérial plutôt qu’anti-royal. (Snyder, 2015, 696).

Puis, quelques décennies plus tard, il écrit qu’au cours de la Première Guerre mondiale, «tous les empires terrestres européens ont été soit vaincus, soit ont succombé à la révolution, ce qui signifie que la décolonisation en Europe s’est achevée vers 1922» (Snyder 2015, 696-7). C’est le début d’un argumentaire par ailleurs bien articulé pour «insérer l’Europe de l’Est dans l’histoire du colonialisme» (Snyder, 2015, 696). Mais l’élision du colonial et de l’impérial est immédiate ; la première preuve proposée du colonialisme est la présence de l’empire2 .

Existe-t-il un problème ? Une définition n’est valable que dans la mesure où elle est utile, et des personnes aussi différentes que Snyder et Poutine trouvent manifestement utile de définir le colonialisme au sens large. Est-il vraiment important de distinguer les deux logiques de domination, toutes deux terribles et condamnables ?

C’est important parce que la façon dont nous conceptualisons notre problème détermine la façon dont nous l’abordons. Dans les années 1970 et 1980, les dissidents d’Europe de l’Est considéraient la domination de leurs pays comme des cas spécifiques de domination impériale, détachés des dimensions globales du colonialisme. Dans cette perspective, il était logique de dénoncer le pouvoir impérial de l’Union soviétique (ou, dans une élision typique, de la «Russie»), tout en traitant le sort du Sud comme une préoccupation secondaire. Le manque d’intérêt relatif des dissidents pour le colonialisme a ouvert la voie au manque d’intérêt du grand public est-européen pour la post-colonialité mondiale dans les années 1990. Plus récemment, l’imprécision de la critique est allée dans l’autre sens. Lorsque les opposants à l’impérialisme russe le dénoncent comme étant du colonialisme, ils risquent de critiquer les mauvaises choses, tout en laissant intact une grande partie du problème sous-jacent. L’action historique complexe de l’Ukraine, sa position spécifique dans les histoires enchevêtrées des empires environnants, sont réduites à une question d’acceptation ou de rejet de l’influence russe, d’acceptation ou de rejet de la possibilité de rejoindre l’Occident. Et comme l’a fait valoir Volodymyr Ishchenko (Ishchenko, 2022), une attitude étroitement anticoloniale déplace souvent l’attention critique vers des Russes comme individus et des symboles de la culture russe, au lieu d’offrir une nouvelle vision de la société ukrainienne et de sa place dans l’émancipation universelle.

Il est clair que le colonialisme a joué un rôle dans l’histoire de l’Europe de l’Est et que ce rôle a été négligé à tort dans l’historiographie occidentale. Mais pour insérer efficacement l’Europe de l’Est dans l’histoire coloniale mondiale, nous devons préciser les formes qu’a prises le colonialisme dans cette région.

Quelques exemples :

Prenons l’exemple de l’Ordre teutonique qui, au 13e siècle, a conquis de vastes territoires baltes, éliminant la majeure partie de la population indigène et mettant en place des opérations commerciales lucratives reliant les ressources de l’Est aux acheteurs de l’Ouest. Bien avant la conquête génocidaire du Nouveau Monde, cette colonisation de l’Europe de l’Est a fourni un modèle qui a pu être appliqué plus tard au fur et à mesure que les projets coloniaux européens s’étendaient. Et la Prusse, le plus grand successeur de la conquête teutonne, deviendra finalement le plus puissant des États allemands, acquérant ses propres possessions coloniales dans le Sud global.

Pensez également aux tentatives éphémères, au 17e siècle, de la Courlande, un autre État successeur de la conquête teutonique et vassal de la Pologne, de coloniser Tobago et une partie de l’actuelle Gambie. Ou encore la campagne ratée de l’explorateur Stefan Szolc-Rogoziński au 19e siècle pour établir une colonie polonaise au Cameroun. L’échec de ces tentatives montre à quel point l’Europe de l’Est était alors faible à l’échelle mondiale (la Prusse s’étant transformée de colonie orientale en puissance occidentale), mais il montre aussi que l’imaginaire colonial était loin d’être absent dans ces sociétés qui se réjouiront plus tard de n’avoir jamais pris part au colonialisme.

Prenons, bien sûr, le cas de la Russie. La conquête russe de la Sibérie et de l’Asie centrale entre le 16e et le début du 20e siècle peut être négligée dans l’historiographie coloniale, parce qu’elle se distingue clairement des cas classiques de métropoles européennes établissant des colonies à l’étranger. Mais elle a beaucoup en commun avec l’expansion vers l’ouest des États-Unis, un nouvel empire qui s’étend rapidement sur un vaste arrière-pays. Outre l’absence d’océan séparant le colonisateur du colonisé, les marqueurs classiques sont présents : un centre colonial surpeuplé étend non seulement son pouvoir politique sur un nouveau territoire, mais envoie également des personnes pour coloniser les terres, répandre la culture dominante tout en exploitant les ressources de la région. La puissance colonisatrice traite les structures sociales et politiques existantes comme inexistantes ou non pertinentes et faciles à contourner ou à détruire, et elle établit un ordre social bifurqué, avec un système qui inclut les membres à part entière de l’entité colonisatrice (dans ce cas, principalement des colons russes, mais aussi un grand nombre d’Ukrainiens et d’Allemands), à côté d’un second système distinct qui inclut la population indigène.

Le sud de l’Ukraine a été un autre site majeur de la pratique coloniale russe sans ambiguïté tout au long du 18e siècle : dans ce cas, la population indigène avait déjà été largement déplacée au cours des siècles qui ont suivi la destruction de la Rus kiévienne par les Mongols au 13e siècle, qui a donné lieu à une longue guerre discontinue entre les cosaques et les Tatars de Crimée. Lorsque la Russie a pris le contrôle des territoires, ceux-ci étaient habités par des cosaques et des paysans ukrainiens ainsi que par des commerçants tatars, mais la population était dispersée. La Russie a encouragé les marchands, les travailleurs et les agriculteurs à venir de la métropole et a donné à la région le nom le plus colonial qui soit : «Nouvelle Russie» (Novorossiya). Il y avait cependant une particularité importante : de nombreux colons étaient des Ukrainiens, que l’État russe traitait, pour la plupart, comme des sujets impériaux ordinaires – et donc comme des porteurs efficaces du projet de colonisation – au lieu de les considérer comme une population indigène à éliminer ou à contourner.

Le génocide, marque historique du colonialisme, a également laissé son empreinte sur l’Ukraine, d’abord avec la famine artificielle des années 1930 (l’Holodomor), puis avec l’extermination des Juifs par les nazis et la famine délibérée des populations urbaines dans les territoires soviétiques occupés. Contrairement aux massacres de Polonais et de Juifs perpétrés au 17e siècle par les rebelles cosaques dirigés par Bohdan Khmelnytsky, qui avaient davantage le caractère d’un anti-impérialisme spontané et mal orienté, les politiques nazies présentaient des caractéristiques nettement colonialistes, avec la priorité qu’elles donnaient à l’extraction des ressources sur la vie humaine, avec leur distinction claire entre les sujets colonisateurs et les non-sujets colonisés dépourvus de statut juridique et, bien sûr, avec leurs projets de colonisation de peuplement (Lebensraum).

L’Holodomor partage également de nombreux points communs avec les famines des colonies occidentales (comme celles que Mike Davis qualifie d’«holocaustes de la fin de l’ère victorienne» ; Davis, 2000). La question de savoir si ces famines ont toutes été menées dans un but génocidaire conscient n’a rien à voir avec la question. La logique du colonialisme traite les populations indigènes comme des non-entités avant de les considérer comme des ennemis. Si elles semblent gênantes pour les colonisateurs, ces derniers peuvent en faire des ennemis et les exterminer délibérément ; si elles semblent étrangères, les colonisateurs peuvent les éliminer simplement en réorientant leur nourriture vers des consommateurs plus favorisés.

Mais plusieurs liens moins évidents, parfois indirects, avec le système colonial mondial sont peut-être tout aussi significatifs. Snyder souligne, par exemple, que la Russie a créé son empire extra-européen au moment même où les puissances occidentales créaient le leur ; la Russie les a imitées et leur a fait concurrence (Snyder, 2022). La Pologne-Lituanie, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne ont également emprunté aux imaginaires et aux stratégies développées par les puissances coloniales occidentales lorsqu’elles ont tenté de transformer leurs arrière-pays agricoles orientaux et leurs sphères d’influence en sources productives de marchandises à vendre sur le marché mondial, dans l’intérêt d’une puissance internationale croissante.

Identifier l’impérial

Mais parallèlement à ces développements, qui marquent la colonialité en Europe de l’Est et insèrent l’histoire de l’Europe de l’Est dans l’histoire coloniale globale, il existe un autre volet de développement historique, plus significatif dans le contexte de l’Europe de l’Est, que l’on peut identifier comme étant impérial. Prenons à nouveau quelques exemples historiques :

Au 14e siècle, lorsque la Lituanie a vaincu la Horde d’or post-mongole pour le contrôle des parties centrales de l’ancienne Rus kiévienne, au lieu de liquider les anciens symboles et structures politiques kiéviens, elle les a adoptés, prétendant être le successeur de la Rus dans la région. La Lituanie, nouvel État puissant, considérait l’héritage de la Rus comme une marque prestigieuse de civilisation, à conquérir et à s’approprier plutôt qu’à remplacer. Cette logique n’est pas celle de la colonisation, mais celle de l’impérialisme.

Lorsque, après le 16e siècle, la noblesse polonaise acquit un contrôle croissant sur ces mêmes territoires au sein du Commonwealth polono-lituanien, après avoir déjà pris le contrôle direct des parties les plus occidentales de l’ancienne Rus, elle ne s’engagea pas dans une campagne de colonisation et de déplacement de population ou d’extraction intensive des ressources. Elle a déployé davantage d’efforts pour étendre ses structures politiques et culturelles, traitant les élites lituaniennes et ruthènes (Rus) comme polonaises et traitant des villes comme Lwów comme des villes polonaises plutôt que comme des avant-postes coloniaux. C’est là encore la logique de l’empire.

Un siècle plus tard, lorsque l’État russe a pris le contrôle des territoires orientaux de l’ancienne Rus, il n’a pas ignoré l’héritage de la Rus, mais l’a revendiqué, se déclarant l’héritier légitime de l’ancien État et déclarant rétroactivement que Kyiv était sa ville fondatrice. La Russie n’a pas non plus éliminé la population ukrainienne locale, mais a traité les Ukrainiens comme ses propres sujets. Elle a dénigré la culture ukrainienne moderne, non pas en considérant l’héritage local comme sans importance, mais en considérant la culture russe comme la seule culture de prestige qui pouvait revendiquer l’héritage de Kyiv. Il s’agit là d’une stratégie d’impérialisme, et non de colonialisme.

Ensuite, lorsque l’Empire russe nouvellement puissant a pris le contrôle de la Livonie (l’actuelle Lettonie), de l’Estonie et, plus tard, de la Lituanie, de la Pologne et de la Finlande, il n’a pas agi comme l’Ordre Teutonique l’avait fait lors de la conquête de la Prusse. Consciente qu’elle était en possession de territoires dotés d’institutions gouvernementales solides, d’économies mercantiles relativement prospères (du moins par rapport à la majeure partie de la Russie) et de cultures de prestige (notamment la haute culture polonaise, allemande et suédoise et le christianisme occidental), la Russie n’a pas ignoré les structures socioculturelles existantes, mais s’est lancée dans une stratégie visant à les intégrer, à en tirer profit et à entrer en concurrence avec elles. Là encore, il s’agit d’une approche impériale, et non coloniale, de la conquête.

Lorsque l’Union soviétique s’est déclarée anti-impérialiste, elle a généralement (mais pas entièrement) évité les tactiques du colonialisme, qui distinguent sans ambiguïté les colonisateurs des colonisés. Au contraire, son mélange complexe d’impérialisme et d’anti-impérialisme a répandu une logique désordonnée de l’impérialisme, avec sa hiérarchie complexe d’institutions et de cultures, ses revendications concurrentes d’inclusion et d’exclusion, et ses lignes tortueuses et bifurquantes entre l’empire et l’impérialité.

Colonialité et impérialité, une caractérisation provisoire

Les logiques de la colonialité et de l’impérialité  sont toutes deux présentes en Europe de l’Est, et il serait erroné de s’opposer à l’une d’entre elles et d’ignorer l’autre. Mais il est important de les démêler, de comprendre les logiques distinctes qui sont en jeu lorsque nous cherchons des formes de résistance adéquates – dans le cas de la colonialité, une logique de domination par la séparation stricte entre les colonisateurs et les colonisés, et dans le cas de l’impérialité, une logique de domination par l’intégration hiérarchique.

Voici une brève tentative de caractérisation de la distinction que j’ai à l’esprit. Bien entendu, cette présentation schématique devrait être affinée à la lumière d’une analyse historique plus approfondie et devrait être comparée aux situations coloniales et impériales dans le monde entier. Mais je souhaite ici mettre l’accent sur ce qui me paraît le plus important pour l’Europe de l’Est.

La colonialité et l’impérialité impliquent différents types d’États.

Comme le note Todorova en s’opposant à Snyder, l’Empire ottoman n’était pas une puissance coloniale dans les Balkans ; le colonialisme présuppose une entité préalablement stable qui s’engage ensuite dans une politique de colonisation (Todorova, 2015, 711). L’impérialisme est plus souvent un processus de formation de l’État, les empires nouvellement formés cherchant dans de multiples directions les ressources nécessaires à la construction de la légitimité de leurs nouvelles dominations.

La colonialité et l’impérialité impliquent des modes de gouvernance différents.

Alors que l’État colonial gouverne par séparation nette (en maintenant les sujets dans des catégories différenciées avec des protections juridiques différentes), l’État impérial gouverne par intégration, soit en effaçant la différence entre les sujets, soit en les insérant dans un système hiérarchique partagé, certes avec des peuples séparés par niveau, mais pas de manière absolue.

Pour être clair, les empires peuvent être hétérogènes de facto. Ils ne parviennent jamais à une intégration complète et le processus permanent de l’impérialisme introduit des formes sociales et culturelles diverses dans l’empire, où le principe de gouvernance consiste à intégrer ces différences dans un système unique et où l’hétérogénéité politique est généralement le résultat d’un compromis (par exemple, Pologne-Lituanie, Autriche-Hongrie, Finlande sous contrôle russe), et que le pouvoir impérial tente progressivement de dissoudre.

Les modes de gouvernance coloniaux et impériaux mettent en œuvre des stratégies différentes de codification des différences.

Alors que la colonialité établit des systèmes de gouvernance distincts pour les colonisés et les colonisateurs, la colonie étant un État effectivement subordonné, l’impérialisme intègre de nombreuses catégories de personnes dans un système de gouvernance unique. La Grande-Bretagne pouvait rester un petit État européen tout en gérant le plus grand empire du monde, car (à l’exception, sans doute, de l’Irlande) les colonies n’étaient pas traitées comme faisant partie de la Grande-Bretagne elle-même. Mais même des empires composites comme la Pologne-Lituanie, l’Autriche-Hongrie ou la Russie après la prise de la Finlande et de la Pologne centrale partageaient encore une structure composite particulière. La Grande-Bretagne n’a jamais voulu faire de l’Inde une partie de la Grande-Bretagne ; la Russie était impatiente d’abolir l’autonomie qu’elle avait d’abord accordée à la Pologne.

La colonialité et l’impérialité génèrent différents types de sujets.

La colonialité crée des sujets coloniaux déclassés, qui peuvent être à peine traités comme des sujets, à peine reconnus comme des êtres humains, transformés en purs objets de la politique coloniale ou en facteurs purement étrangers à isoler de systèmes qui ne trouvent aucun moyen utile de les exploiter. L’impérialisme, en revanche, classifie ses sujets et domine les populations en les incorporant dans son système.

La colonialité et l’impérialité tracent des frontières différentes.

La colonialité délimite clairement la frontière entre les colonisateurs et les colonisés, même si elle franchit continuellement les frontières géographiques, s’étendant dans des espaces politiquement faibles ; les frontières les plus importantes de la colonie ne sont pas territoriales, mais juridiques, entre les sujets colonisateurs et les objets colonisés. L’empire, au contraire, crée des frontières mouvantes où les peuples se mélangent à la jonction des empires, où le pouvoir capillaire des centres impériaux se croisent et où les sujets impériaux s’accroissent, contournent ou résistent à ce pouvoir ; ici, les frontières territoriales sont décisives, tandis que les frontières juridiques entre les sujets de l’empire sont rompues dès que les sujets commencent à se battre pour leur position.

La colonisation et l’impérialisme produisent des structures économiques différentes.

Les colons et les suzerains exploitent et extraient les ressources locales ou les populations indigènes, produisant des marchandises immédiatement destinées au marché mondial. Les sujets impériaux trouvent leur place dans des systèmes économiques composites mis en place par la conquête, où les anciens systèmes féodaux peuvent être protégés dans l’intérêt de la noblesse, les marchés locaux peuvent être protégés de la concurrence mondiale, les industries nationales peuvent être suscitées dans l’intérêt de l’État impérial et de ses partisans en compétition.

Enfin, le colonialisme et l’impérialisme provoquent différentes formes de résistance.

Parce que le colonialisme apparaît aux colonisés comme une force étrangère, l’anticolonialisme tend à se concentrer sur l’élimination de l’élément étranger. L’objet colonial devenant un sujet anticolonial, il met l’accent sur la résistance à quelque chose d’absolument distinct de lui-même, à quelque chose de strictement extérieur, tandis que les traits internes de la société colonisée échappent à la critique nécessaire, à ses propres problèmes non résolus. Dans un mouvement purement anticolonial (non marqué par l’anti-impérialisme ou l’internationalisme anticapitaliste), tout ce qui n’est pas colonial peut être valorisé car dévalué par les colonisateurs. Cette attitude est compréhensible et légitime, mais elle peut avoir pour conséquence tragique de retarder le processus d’auto-transformation de la décolonisation. Il peut laisser sans réponse la différenciation interne des sujets coloniaux, ignorant leur stratification économique ou culturelle interne, puisque le mouvement anticolonial cherche à s’unir contre le colonisateur. Mais l’impérialisme, parce qu’il n’est jamais pur, oblige les mouvements anti-impériaux – lorsqu’ils reconnaissent leur adversaire comme impérial – à se demander qui ils sont.

Cette dernière affirmation mérite d’être clarifiée. Tous les mouvements identifiés comme anticoloniaux ne retardent pas le traitement des problèmes internes de la société colonisée tout en luttant contre une puissance extérieure absolument distincte. De même, tous les mouvements identifiés comme anti-impériaux ne prennent pas au sérieux l’imbrication de la domination externe et intériorisée qui, selon moi, est fondamentale pour l’impérialisme. Ce que je veux dire, c’est que ces différentes formes de résistance sont les conséquences logiques des différentes façons de comprendre la domination. Si ces logiques peuvent être démêlées, nous pourrons mieux identifier quand une lutte anticoloniale peut être la plus urgente, et quand une forme distincte de lutte anti-impériale est de mise.

Un mouvement anti-impérial, s’il reconnaît la nature spécifiquement impériale de ce à quoi il s’oppose, doit s’attaquer dès le départ au problème de sa propre hétérogénéité. Des classes en conflit, des systèmes politiques enchevêtrés et des revendications culturelles concurrentes se mêlent au sein du sujet qui appelle à l’émancipation. Les puissances colonisatrices tendent à homogénéiser les colonisés sous leur contrôle, mais les puissances impériales intègrent leurs sujets tout en les différenciant, et les mouvements anti-impériaux sont obligés de travailler avec cette différence dans le processus d’éradication de l’empire.

Le sujet purement anticolonial peut être présenté comme un sujet pur, précolonial, qui ne pense qu’à éliminer le colonisateur. Le sujet anti-impérial ne peut jamais être pur, car l’empire gouverne par le mélange et l’intégration plutôt que par la séparation et l’excision. Le sujet anti-impérial est mélangé, intégré, et doit se frayer un chemin dans ce marasme.

L’une des grandes tragédies des mouvements historiques de libération nationale en Europe de l’Est est qu’ils ont généralement commencé par comprendre leur statut désordonné de sujets impériaux, recherchant des modes de libération transnationaux, mais qu’ils se sont ensuite transformés en quelque chose qui ressemble davantage à des mouvements anticoloniaux, affirmant leur propre pureté nationale et identifiant l’empire comme une force purement extérieure. (Snyder appelle cela, dans le passage cité ci-dessus, le modèle «balkanique» du nationalisme, mais ce n’est pas spécifiquement balkanique, et ne se réfère qu’à un moment dans les mouvements historiques de la région). Dans ce processus, les mouvements ont été largement aidés par les puissances coloniales occidentales, qui ne comprenaient guère les empires orientaux, mais étaient heureuses de projeter les attitudes de leurs propres peuples colonisés sur les sujets d’autres empires.

Dans la mesure où les Ukrainiens luttent contre le colonialisme russe, il est logique d’identifier les Russes d’Ukraine comme des colonisateurs et la culture russe comme une importation étrangère. Et il peut être raisonnable d’aider les Russes d’Ukraine à se débarrasser des caractéristiques coloniales de leur vie culturelle. Mais la lutte anticoloniale, si elle est purement anticoloniale, peut chercher à purifier son propre sujet en déclarant que tout ce qui est russe est l’outil d’un ennemi intérieur à éliminer.

Dans la mesure où les Ukrainiens luttent contre l’impérialisme russe, l’impératif change. Les Russes d’Ukraine, ainsi que les nombreux russophones qui ne se considèrent pas comme des Russes, apparaissent comme des sujets du même système de classification hiérarchique, et ils peuvent tous combattre ce système ensemble. Ils peuvent combattre non seulement le colonisateur extérieur, mais aussi l’empire qui fait partie de leur système social commun. Et la cible de la lutte n’est pas seulement dans la colonie, mais partout où se trouve l’empire et où il doit être vaincu.

Un mouvement anticolonial réussi libère la périphérie du centre, ce qui n’est pas une mince affaire. Mais un mouvement anti-impérial réussi devrait libérer la périphérie en libérant le centre de lui-même. Cela peut être quelque chose de vraiment monumental.

Références

Balogun, B. (2022). L’Europe de l’Est : The «other» geographies in the colonial global economy. Area, 54(3), 460-467.

Davis, M. (2000). Late Victorian Holocausts. Verso.

Ishchenko, V. (2022, novembre/décembre). Ukrainian Voices ? New Left Review. Volodymyr Ishchenko, Ukrainian Voices ?, NLR 138, novembre-décembre 2022 (newleftreview.org).

Melito, F. (2022). Le néo-traditionalisme anticolonial en Europe centrale et orientale : A theoretical examination. New Perspectives, 30(4), 349-366.

Platt, K. (2013). Occupation versus colonisation : Post-Soviet Latvia and the provincialization of Europe. Dans Blacker, U., Etkind, A., & Fedor, J. (Eds.), Memory and Theory in Eastern Europe (125-145). Palgrave Macmillan.

Snochowska-Gonzalez, C. (2012). La Pologne postcoloniale – sur un mauvais usage inévitable. East European Politics and Societies, 26(4), 708-723.

Snyder, T. (2015). Intégration et désintégration : Europe, Ukraine et monde. Slavic Review, 74(4), 695-707.

Snyder, T. (2022, 7 décembre). The making of modern Ukraine. Youtube. https://www.youtube.com/playlist?list=PLh9mgdi4rNewfxO7LhBoz_1Mx1MaO6sw_ (consulté le 12 octobre 2023).

Švihlíková, I. (2015). Jak jsme se stali kolonií [Comment nous devenons une colonie]. Rybka.

Todorova, M. (2015). Les intellectuels publics et leurs cadres conceptuels. Slavic Review, 74(4), 708-714.

1 Par « Europe de l’Est », j’entends une vaste région située historiquement dans une zone de concurrence et de conflit intenses entre les puissances impériales de l’Ouest et de l’Est, en particulier lorsqu’elles se sont regroupées pendant la guerre froide avec ses conséquences. Cela signifie que j’inclus les Balkans ainsi que la région souvent appelée « Europe centrale », et je suis prêt à faire face à la colère de tous ceux qui se sentent offensés de se retrouver dans cette société est-européenne. Sans remettre en question la grande hétérogénéité de la région, je m’intéresse ici aux spécificités partagées par l’ensemble de la région.

2 Todorova avait déjà noté cet entremêlement du colonial et de l’impérial dans sa réponse à l’article de Snyder dans le même numéro de Slavic Review (Todorova, 2015, 710). Mais Snyder a persisté, entretenant le même glissement terminologique, par exemple, dans sa populaire série de conférences sur l’histoire ukrainienne (Snyder, 2022).

Pourquoi je démissionne du département d’État des États-Unis, par A. Sheline

Jeudi 28 Mars 2024

Ce texte a été transmis par Bernard Fischer

Annelle Sheline, titulaire d’un doctorat, a travaillé pendant un an comme chargée des affaires étrangères au bureau des affaires du Moyen-Orient du bureau pour la démocratie, pour les droits humains et pour le travail, du département d’état des Etats Unis. Les opinions exprimées ici sont les siennes.

Depuis l’attaque du Hamas du Samedi 7 Octobre 2023, Israël a utilisé des bombes américaines dans sa guerre à Gaza, qui a tué plus de trente-deux mille palestiniens, dont treize mille enfants, et qui a laissé sous les décombres d’innombrables autres palestiniens, selon le ministère de la santé du Hamas. Israël est accusé de manière crédible d’affamer les deux millions de palestiniens qui restent, selon le rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Un groupe de leaders d’organisations humanitaires avertissent que, sans une assistance humanitaire adéquate, des centaines de milliers d’autres palestiniens vont bientôt rejoindre les morts.

Pourtant, Israël envisage toujours d’envahir Rafah, où la majorité des habitants de Gaza ont fui. Des fonctionnaires de l’ONU ont décrit le carnage qui devrait s’ensuivre comme dépassant l’imagination. En Cisjordanie, des colons armés et des soldats israéliens ont tué des palestiniens, y compris des citoyens des États-Unis. Ces actions, dont des experts sur le génocide attestent qu’ils correspondent au crime de génocide, sont conduites avec le soutien diplomatique et militaire du gouvernement des États-Unis.

Je travaillais depuis un an pour le bureau dédié à la promotion des droits humains au Moyen-Orient. Je crois profondément à la mission et à l’importance du travail de ce bureau. Cependant, en tant que représentante d’un gouvernement qui rend directement possible ce qui, selon la Cour Internationale de Justice (CIJ), pourrait plausiblement être un génocide à Gaza, un tel travail est devenu quasiment impossible. Incapable de servir un gouvernement qui permet de telles atrocités, j’ai décidé de démissionner de mon poste au département d’état.

La crédibilité que les États-Unis pouvaient avoir en tant que promoteurs des droits humains a presqu’entièrement disparu depuis que la guerre a commencé. Des membres de la société civile ont refusé de répondre à mes tentatives pour les contacter. Notre bureau cherche à soutenir des journalistes au Moyen-Orient. Pourtant, quand des Organisations Non Gouvernementales (ONG) m’ont demandé si les États-Unis pouvaient aider lorsque des journalistes palestiniens étaient détenus ou tués à Gaza, j’ai été déçue de voir que mon gouvernement n’a pas fait grand-chose pour les protéger. Quatre-vingt-dix journalistes palestiniens à Gaza ont été tués au cours des cinq derniers mois, selon les chiffres du Committee to Protect Journalists (CPJ). C’est le nombre le plus élevé enregistré dans un seul conflit depuis que le CPJ a commencé à collecter des chiffres en 1992.

En démissionnant publiquement, je suis attristée de savoir que je m’interdis probablement tout avenir au département d’état. Je n’avais pas prévu initialement de démissionner publiquement. En raison de la brièveté de mon emploi à l’état, j’ai été engagée pour un contrat de deux ans, je ne pensais pas être suffisamment importante pour annoncer publiquement ma démission. Cependant, lorsque j’ai commencé à informer mes collègues de ma décision de démissionner, la réponse que j’ai entendue à plusieurs reprises a été qu’il fallait que je parle en leur nom.

Dans le gouvernement fédéral, des employés ont essayé comme moi depuis des mois d’influencer les politiques en interne et, quand cela échouait, publiquement. Mes collègues et moi-même, nous avons vu avec horreur que ce gouvernement livrait des milliers de munitions guidées, de bombes, d’armes légères et d’autres armes létales à Israël, et qu’il en autorisait des milliers d’autres, en contournant le Congrès pour ce faire. Nous sommes atterrés par le mépris flagrant du gouvernement pour les lois américaines qui interdisent aux États-Unis de fournir une assistance aux armées étrangères qui se livrent à des violations flagrantes des droits humains ou qui restreignent l’acheminement de l’aide humanitaire.

La propre politique du gouvernement de Joseph Biden stipule que « la légitimité des transferts d’armes et leur soutien par le public aux États-Unis et dans les pays bénéficiaires dépendent de la protection des civils et les États-Unis se distinguent des autres sources potentielles de transferts d’armes en accordant une grande importance à la protection des civils ». Pourtant, cette noble déclaration de politique générale est en contradiction totale avec les actions du président qui l’a promulguée.

Le président Joseph Biden lui-même admet indirectement qu’Israël ne protège pas les civils palestiniens. Sous la pression de certains démocrates du Congrès, l’administration a publié une nouvelle politique visant à garantir que les transferts militaires à l’étranger ne violent pas les lois nationales et internationales pertinentes.

Pourtant, tout récemment, le département d’état a affirmé qu’Israël respectait le droit international dans la conduite de la guerre et dans la fourniture de l’aide humanitaire. Dire cela alors qu’Israël empêche l’entrée adéquate de l’aide humanitaire et que les États-Unis sont contraints de larguer de la nourriture par avion aux palestiniens de Gaza affamés, fait que les prétentions de l’administration à se préoccuper du droit ou du sort des palestiniens innocents sont une farce.

Certains ont affirmé que les États-Unis manquaient d’influence contre Israël. Pourtant, le général de division israélien à la retraite Yitzhak Brick a fait remarquer au mois de novembre 2023 que « les missiles, les bombes et les avions d’Israël proviennent tous des États-Unis. À la seconde où les Etats Unis fermeraient le robinet, nous ne pourrions plus continuer à nous battre. Tout le monde comprend que nous ne pouvons pas mener cette guerre sans les États-Unis. Un point c’est tout ».

Maintenant encore, Israël envisage d’envahir le Liban, ce qui accroît le risque d’un conflit régional qui serait catastrophique. Les États-Unis ont cherché à empêcher cette issue, mais ils ne démontrent aucune intention de priver Israël d’armes offensives afin de l’obliger à une plus grande retenue dans ce pays ou à Gaza. Le soutien de Joseph Biden au gouvernement israélien d’extrême droite risque donc de déclencher une conflagration plus large dans la région, qui pourrait bien mettre les troupes américaines en danger.

Tant de mes collègues se sentent trahis. J’écris en mon nom personnel, mais je parle au nom de beaucoup d’autres, notamment Feds United for Peace, un groupe qui se mobilise en faveur d’un cessez-le-feu permanent à Gaza et qui représente des fonctionnaires fédéraux s’exprimant à titre personnel dans tout le pays et dans trente agences et départements fédéraux. Après quatre années d’efforts du président Donald Trump pour paralyser le département d’état, les employés du département d’état ont adhéré à la promesse de Joseph Biden de reconstruire la diplomatie américaine. Pour certains, le soutien des États-Unis à l’Ukraine contre l’occupation illégale et les bombardements de la Russie a semblé rétablir le leadership moral des Etats Unis. Pourtant, ce gouvernement continue de permettre l’occupation illégale et la destruction de Gaza par Israël.

Je suis hantée par le dernier message publié sur les réseaux sociaux par Aaron Bushnell, le militaire de l’armée de l’air américaine âgé de vingt-cinq ans qui s’est immolé devant l’ambassade d’Israël à Washington le 25 février 2024, « beaucoup d’entre nous aiment se demander ce qu’ils auraient fait s’ils avaient vécu pendant l’esclavage, du temps de Jim Crow ou de l’apartheid et ce qu’ils feraient si leur pays commettait un génocide. La réponse est que nous sommes en train de le faire, en ce moment même ».

Je ne peux plus continuer ce que je faisais. J’espère que ma démission contribuera aux nombreux efforts visant à pousser l’administration à retirer son soutien à la guerre d’Israël, dans l’intérêt des deux millions de palestiniens dont la vie est menacée et dans l’intérêt de la position morale des Etats Unis dans le monde.

Un texte de Vitaly Dudin

Ce texte a été traduit par V. Dudin lui-même. Nous présentons nos excuses pour la qualité médiocre de cette traduction.

Pour la victoire contre Poutine, les impôts des milliardaires seront augmentés trois fois !

Malheureusement, pas en Ukraine, mais aux États-Unis, si vous croyez aux déclarations du président Biden. Des innovations fiscales radicales sont également envisagées au niveau de l’UE.

Pourquoi les impôts sur la fortune et le luxe, ainsi que l’échelle progressive de la fiscalité des entreprises, ne sont pas mis en œuvre en Ukraine, que Poutine détruit directement et que les plus grandes villes risquent d’être offensées est un véritable mystère. Bien que non, c’est une conséquence directe de l’hégémonie politique de l’orthodoxie libérale, qui ne veut obstinément pas remarquer l’état de guerre et, surtout, souhaite maintenir une économie de marché normale.

Des émotions controversées évoquent et comment les pays européens suppriment les restrictions budgétaires et sont prêts à injecter des fonds publics dans le développement de la production d’armes industrielles de masse Tout cela se manifestera sous la forme de la croissance de l’emploi, de la demande de main-d’œuvre qualifiée et de la renaissance des syndicats, ce qui peut être une condition préalable solide à la résilience et à la prospérité des économies.

Pourtant, nous n’en voyons aucun signe en Ukraine, où la production de défense est à peine ževríût Про, et l’industrie spatiale des fusées « célèbre » pour les dettes spatiales sur les salaires. Pendant ce temps, les déclarations de relations publiques sur les “millions de drones” restent sur papier, les prêts n’ont pas été étayés par des plans de lancement de la production dans de grandes usines. Que font les autorités ? En train de projeter de nouvelles réformes du marché visant à déréglementer les entreprises, à annuler les garanties restantes du travail et à simplifier les augmentations de bénéfices pour les monopoles…

Si l’on en croit les paroles sur l’attaque contre Kharkiv, alors cela devrait être un coup de pouce pour mobiliser l’économie et sa soumission complète aux besoins de la défense.

L’économie ne peut pas fonctionner dans l’intérêt du profit privé alors que toute la société est en danger ! Si les intérêts des propriétaires sont en conflit général, alors les biens de ces propriétaires devraient être nationalisés. Le temps militaire nécessite de repenser à ce qui est vraiment important. Sauver un million de vies ou le bien-être des millionnaires ? Gagner ensemble ou construire un vide de l’unité libérale ?

C’est dommage que nous ayons des gens au pouvoir qui veulent construire le capitalisme avec des investisseurs mythiques en tête, plus autorégulés et libéraux qu’il n’y en a en Occident. En fait, toutes les mesures prises par l’Ukraine pour subventionner et nationaliser les industries stratégiques, réglementer l’emploi, restructurer la dette extérieure et augmenter les impôts pour les entreprises seraient prises avec une grande compréhension dans le monde occidental. Parce que cela augmente évidemment la capacité de l’État ukrainien et réduit le risque de mondialisation de la guerre. Et au contraire : il sera de plus en plus difficile pour l’Ukraine de demander de l’aide quand elle ne changera pas selon les besoins de la guerre, avec toutes les opportunités potentielles pour elle.

Si le peuple ukrainien veut vraiment la victoire, alors l’économie militaire le sera. Évidemment, elle ne sera pas construite sur une fondation capitaliste égoïste impuissante, mais sur une base socialiste démocratique. Mais si l’État change de cap n’est entravé que par les rivages idéologiques, alors les politiciens doivent expliquer toute l’erreur de leurs notions du monde. Au final sans économie mobilisée toute loi de mobilisation ne sera pas utile.

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