Un été meurtrier

En France, le très probable assassinat de Nahel M. a suscité des émeutes assez généralisées, aussi bien dans les quartiers périphériques où vivent beaucoup des émeutiers, que dans certains centres de grandes villes et que dans de plus petites villes, comme en a témoigné un participant à une réunion du Réseau Bastille, citant une ville de trois mille habitants dont le centre a été ravagé.

Parler d’émeutes ne signifie pas que ce ne soit pas une révolte. Les jeunes qui ont manifesté, mais principalement pillé et détruit, ne l’ont pas fait sans la conscience, claire ou obscure, qu’ils pouvaient se le permettre. Ou qu’ils s’en soient reconnu le droit pour eux-mêmes, ou qu’ils aient compris que la situation, celle leur environnement particulier mais aussi celle de l’environnement politique général, les y autorisait.

Qu’ils y aient été encouragés par des mafias de la drogue ou certains réseaux religieux n’est certainement pas exclu. Mais cela ne peut en aucun cas expliquer l’ampleur du phénomène. En réalité, c’est donner à ces émeutes une raison qui ne correspond ni à la réalité sociale, ni à la réalité politique. Après tout, ces mafias et ces réseaux existaient auparavant.

Le fond de l’affaire est le suivant. L’État a pour habitude de couvrir (via les magistrats) les assassinats commis par certains policiers. Il a pour habitude de couvrir la répression discriminatoire. Il a pour habitude de faire voter des lois qui permettent aux magistrats intègres de condamner des personnes issues de ces milieux en toute légalité, tout en laissant aux magistrats corrompus (ce qui n’est pas entièrement un pléonasme) la permission de le faire en toute illégalité. N’oublions pas que ces magistrats ont sous leurs ordres les 200 000 hommes en armes de la police nationale.

Récemment, l’association Anticor a été interdite (par un magistrat administratif, le 23 juin 2023) de se porter partie civile, alors que rien de nouveau dans son action n’explique ce changement de statut. Cette association pouvait agir en justice pour porter plainte contre des individus ou des personnes morales soupçonnées d’avoir corrompu ou été corrompues, principalement par des actions financières, c’est-à-dire au niveau zéro de la corruption. Concrètement, de telles actions sont rendues impossibles puisqu’un individu isolé aura les plus grandes difficultés à agir. Quant aux procureurs, sauf plus ample informé, ils sont là pour défendre les intérêts supposés de l’État, ce qui ne présage rien de bon. Rappelons-nous ce procureur qui avait expliqué, un jour après la mort d’Adama Traoré, que c’était une mort naturelle (souffrant d’une «infection très grave» que seul le procureur connaissait apparemment, d’après les médecins experts). En ce qui concerne Nahel, le procureur avait commencé par mettre les occupants de la voiture en accusation pour tentative de meurtre sur policier, etc. Quel dommage, cette vidéo qui n’a pu être détruite à temps!

Imaginons un des très nombreux individus, commerçants notamment, dont le magasin a été détruit et pillé lors des émeutes de début juillet, recevant d’un juge cette déclaration : «Transportés sur les lieux, nous avons constaté que le magasin souffrait de certaines malfaçons de construction qui expliquent le bris de la vitrine. Quant aux chaussures absentes, elles s’expliquent aisément par un fort taux de fréquentation et d’achat lors de la journée écoulée. La plainte de M. X étant manifestement abusive, le condamnons pour cela à verser 30 000€ d’amende». Le commerçant ne serait-il pas un peu agacé ? Et s’il s’en trouvait dix mille ?

C’est en particulier pour ces raisons, et bien d’autres, que le Réseau Bastille a cosigné un appel «partiellement unitaire» (on admirera l’antiphrase). J’’avais été stupéfié par l’absence totale de réaction des organisations démocratiques au lendemain de la mort de Nahel M. Je ne parle pas des réactions d’indignation. Je parle des réactions au sens strict, des réactions d’action. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait un texte d’action. Mais enfin, s’il s’agit de faire abroger la loi de 2017, étendant l’emploi d’une arme létale, votée sous un président socialiste dont l’actuel président était ministre, on peut imaginer qu’une manifestation devant l’Assemblée Nationale n’est pas exclue.

Un texte de PEPS demande le désarmement de la police. Mais que se passera-t-il en cas d’insurrection ? Suppose-t-on que l’interdiction des armes à feu par les forces de police ou les forces militaires sera maintenue ? Et que l’affaire se réglera à coups de poing et de rouleaux à pâtisserie ? Il y a un doute.

Une telle revendication est en avance de cent pas, voire de deux cents, sur l’état d’esprit actuel.

C’est pourquoi l’appel semi-unitaire n’est pas un simple coup d’épée dans l’eau, s’il se réalise dans un mot d’ordre plus politique. Certes, attendre du gouvernement actuel qu’il réponde à ses demandes parce qu’il a compris ses erreurs, ce gouvernement dont le ministre de l’intérieur est le jouet de forces clairement fascisantes au sein de la police nationale (qui ne l’est pas, fascisante) et qui lui accorde une prime de séduction à l’égard du camp droit de l’hémicycle, serait une erreur que personne n’envisage, me semble-t-il. Mais, comme Vincent Présumey le propose dans un texte d’Aplutsoc, «appeler à la défense de jeunes contre la répression» comme seul mot d’ordre ne peut pas suffire. Non seulement il n’y a pas de modalités, mais surtout il n’y a pas de perspective. Si, comme c’est presque certain, le gouvernement va accroître, et non diminuer, les mesures anti-démocratiques, cet appel doit permettre d’envisager une action contre les mesures accrues contre les droits démocratiques encore reconnus de la Ve République, et ce ne sera certainement pas une défense ni de la Ve République, ni de son gouvernement, ni de son État, ni de son système!

J’ai parlé d’Anticor, mais je n’aurais garde d’oublier la dissolution des Soulèvements de la Terre. Les lieux de contre-pouvoir citoyen sont pourtant, dans une société, des lieux de réflexion et d’action libres de l’autorité intrusive de l’État dignes d’être défendus

Le passage à tabac d’un jeune marseillais a entraîné dans une partie de la police nationale des mouvements de solidarité à l’égard du policier suspecté de l’avoir commis, apparemment moindres qu’à l’égard du passé à tabac. Cette solidarité a conduit des policiers à utiliser les formes d’action les plus vigoureuses, appuyés par le directeur de la police nationale, puis par le ministre de l’intérieur, dont comme d’habitude les propos frisent le ridicule. Il nous apprend une grande nouvelle : personne n’est au-dessus des lois, et personne n’est en dessous des lois. Ah bon ? C’est une grande découverte, digne du prix Nobel de sociologie politique, s’il existait. Aurait-il dit : «personne ne doit…», on aurait juste pensé qu’il parlait pour ne rien dire. Mais affirmer que les puissants, les protégés de l’État, ne sont pas au-dessus des lois, et que les faibles, les boucs-émissaires, les opprimés qui se rebiffent, ne sont pas en dessous…

Mais le sens de ce discours est clair : le directeur de la police nationale affirmait qu’un policier est au-dessus de la loi (à lui seul est dévolu le droit de ne pas aller préventivement en prison), M. Darmanin corrige apparemment en sous-entendant que la prison préventive le met (et le policier seul) en dessous de la loi. La satisfaction des syndicats fascisants de la police nationale après ces propos est très significative à cet égard.

L’offensive de cette droite anti-démocratique, qui réunit, avec évidemment des nuances, Les Républicains, le Rassemblent National, des forces fascisantes au sein de la police nationale, et M. Darmanin, n’est à l’heure actuelle pas pleinement soutenue par le gouvernement, malgré ce qui a été rappelé supra. Il y a là les germes d’une nouvelle crise au sommet de l’État, dont il est possible qu’elle s’exacerbe au moment du vote de la loi sur l’immigration, à la rentrée.

Pour revenir aux émeutes de juillet, dans la difficulté où j’étais de les analyser, j’ai suivi une intervention de M. Mélenchon en espérant y trouver des éléments de compréhension. Sur les 25 minutes de cette intervention, 20 étaient consacrées à une satire des réactions les plus grotesques de certains personnages de droite, exercice dans lequel M. Mélenchon excelle. Sur les émeutes elles-mêmes, il n’a apporté qu’une réponse : «révolte sociale». Sans aller jusqu’à dire qu’elle est fausse, évidemment, cette explication m’a semblé un peu courte ou, si l’on veut, un peu abstraite. M. Mélenchon a appuyé cette affirmation d’un exemple : un jeune émeutier avait été vu voler un litre de lait lors de ces émeutes. Cela laisse supposer que le garçon (qui sans doute envoyé par ses parents acheter du lait avait trouvé plus expédient de le récupérer gratuitement) était l’expression d’une révolte, sinon de la faim, au moins de la pauvreté. Ce n’est pas absolument sûr. La pauvreté est certainement un problème pour beaucoup d’adultes des quartiers concernés, mais ils n’étaient quasiment pas présents dans les émeutes. Les jeunes, eux, sont plus sensibles à la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes dans la société qu’aux difficultés matérielles concrètes (ce qui n’exclut pas des vols opportunistes, notamment à fins de revente, comme dans les 436 bureaux de tabac pillés).

L’examen des lieux ravagés ou abîmés n’est pas beaucoup plus décisif : un millier de commerces, 269 postes de police nationale ou municipale et de gendarmerie, 243 écoles. Néanmoins, attaquer un poste de police n’est pas innocent : ce n’est pas un lieu où l’on vole et les risques sont grands. Il est évident que ces émeutes étaient en partie des émeutes d’indignation, dont les participants se reconnaissaient nettement en dessous des lois.

Le coût des réparations, qui a suscité des convulsions chez certains, pourrait être, d’après les assureurs, d’un milliard d’euros (en y incluant l’État, qui est son propre assureur). Ce n’est pas négligeable, mais comparons avec une autre mesure. Le taux du livret A et du livret d’épargne populaire a été maintenu à 3%, alors que la réglementation prévoyait qu’il aurait dû être porté à 4,1%. L’encours de ces livrets est d’environ 550 milliards d’euros. Cela signifie qu’en une année les épargnants auront perdu environ 6 milliards d’euros. Certains prétendent que même les personnes aisées ont un tel livret : c’est exact, mais chez les pauvres, ce livret représente une part souvent essentielle de leurs économies, et cette perte est évidemment plus durement ressentie. Les banques ont exprimé leur «soulagement» car, disent leurs experts, si elles avaient dû payer davantage d’intérêts, cela leur aurait coûté plus cher. On voit donc que les écoles de commerce dispensent un enseignement de très haut niveau.
L’argument selon lequel le logement social, financé par le livret A, aurait vu le coût de ses emprunts augmenter, est significatif d’une chose : ce sont les classes pauvres qui financent le logement des pauvres. Au mieux, ces classes sont transvasées dans un système de spoliations communicantes.

Malgré les vacances, ou grâce à elles, il est utile que nous répondions aux sollicitations du Réseau Bastille par des contributions politiques assez larges. Comme l’aurait pronostiqué M. Giscard d’Estaing (qui publiait en 1995 un livre intitulé Dans cinq ans, l’an 2000), septembre, c’est dans un mois!

Bernard Randé

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