Questions nationales et processus d’autodétermination

Peuples, nations et minorités : essai d’approche. Aperçu historique de la question nationale, par Patrick Silberstein

Un exposé fait au moment de la « crise » catalane, c’est-à-dire avant l’invasion de l’Ukraine par l’impérialisme russe. Non retouché. Les questions posées me semblent être aujourd’hui encore plus aiguës avec la guerre de libération nationale ukrainienne où est apparue au grand jour la réalité sociale et linguistique de l’Ukraine – l’Ukraine polyethnique. On y trouvera peut-être quelque utilité.

Cet exposé – qui est volontairement questionnant – sera quelque peu désordonné parce que le traitement de la question nous contraint à des allers-retours à la fois dans le temps et l’espace et à consulter les vieux grimoires et les vieux oracles.

Je commencerai par mentionner quelques « événements » qui nous interpellent. Très différents les uns des autres, ils ont pourtant quelques points communs à des degrés divers :

1- les prémisses de la « révolution catalane », pour parler comme on le faisait autrefois ;

2- la poussée indépendantiste en Écosse (et le Brexit) ;

3- la victoire des autonomistes aux élections régionales en Corse ;

4- le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie ;

5- la question de l’apprentissage de l’arabe à l’école ;

6- l’annexion de la Crimée par la Russie ;

7- la montée des nationalismes d’exclusion ou fascistes.

La liste pourrait être bien plus longue : Flandres, Euzkadi et évidemment la Yougoslavie.

Il faudrait évidemment discuter de la Yougoslavie – laquelle devrait d’ailleurs être un élément central de nos discussions, à la fois sur la question des nationalités mais aussi celle de l’autogestion et de la démocratie socialiste. Nous n’en aurons évidemment pas le temps aujourd’hui.

Je signalerai juste ce que Catherine Samary me rappelait il y a quelques jours : la notion de citoyenneté (appartenance à un État) y était distincte de celle de « nationalité » (subjective et libre, voire évolutive, disait-elle).

Il nous faudrait évidemment revisiter les débats – en tout cas les survoler – les textes et les situations des 19e, 20e et 21e siècles comme la formation des États-nation, la Russie, l’URSS puis à nouveau la Russie et l’Ukraine, la Pologne, l’Irlande, l’Empire austro-hongrois, le démantèlement de l’empire ottoman, le Kurdistan, la Catalogne, la Corse, les Roms – peuple sans territoire –, le bundisme, etc., sans parler des pays coloniaux et postcoloniaux, et bien entendu des migrations, ce qui est absolument impossible dans le temps qui nous est imparti, et sans doute au-dessus de nos capacités en tant que groupe.

Dans ses travaux sur L’Internationale et l’autre, Claudie Weill soulignait que les interrogations historiques ne sont pas uniquement intrinsèques au sujet, mais toujours partiellement tributaires des sollicitations de l’actualité. C’est bien la raison qui nous amène à discuter à notre époque de la nation, des nations, de l’ethnicité, du communautarisme, des minorités nationales, etc.

En effet, nous ne discutons pas ici – encore que cela est absolument passionnant et riche d’enseignements – de ces questions pour arbitrer, plus d’un siècle après, qui des deux Vladimir, Lénine et Medem, avait raison au congrès du POSDR de 1903, mais bel et bien parce que cette question nous percute ici et maintenant.

Lequel congrès a lieu, soit dit en passant, quelques semaines après le pogrom de Kichinev sans que celui-ci n’ait la moindre influence sur le positionnement des dirigeants du POSDR.

Ce que nous devons donc examiner, ce sont les raisons qui poussent des internationalistes conséquents, voire intransigeants, à devoir s’emparer politiquement de la réalité multiforme des questions nationales afin d’élaborer des politiques révolutionnaires concrètes pour des situations concrètes.

(1)

La « définition » la plus partagée de la nation est celle d’une catégorie socio-politique liée à l’existence ou à la revendication d’un État. Un peuple sans État ne saurait donc être une nation. D’ailleurs, ce qu’on appelle le « droit international » ne reconnait que les États et non les nations. La personnalité juridique c’est l’État, voire l’Union européenne, et non la nation.

Il n’y a donc pas dans le langage courant – y compris le nôtre – de nation palestinienne pas plus que de nation kanak ou de nation kurde.

Lesquels Kurdes s’étaient pourtant vus reconnaître un État après 1918 qui ne verra pas jour et qui sont une quarantaine de millions.

Par contre, la Constitution canadienne reconnaît les Amérindiens comme « premières nations ».

(2)

L’entrée « Nation » du Dictionnaire critique du marxisme nous confirme que Marx, Engels et Lénine employaient indifféremment les termes « nation », « peuple » et « nationalité », je cite le Dictionnaire du marxisme : « avec les flottements de sens habituel ». L’entrée « Peuple » renvoie ainsi à « Nation ».

(3)

Pour nous simplifier la vie et éviter autant que faire se peut les discussions sémantiques quelque peu stériles, nous ferons nôtre l’assertion quelque peu provocatrice de Richard Marienstras : « Je ne chercherai pas à savoir si ce groupe est un peuple, une nation, une ethnie, une classe, une caste, une secte, un fossile ou un vestige [le terme est d’Engels], car il y a trop d’arrogance dans une telle curiosité.»

Non indiqué dans l’intitulé de cette session, il nous faut cependant aussi examiner ce que sont les minorités nationales et les groupes dits ethniques. Ce n’est pas tout à fait l’objet de cette discussion mais il y a pourtant un rapport étroit et nous y reviendrons au passage. Livrons ici à la réflexion la définition que l’ONU fait des minorités : «Une minorité est un groupe : 1) numériquement minoritaire dans un État (ou sur un territoire) ; 2) en position non dominante ; 3) dont les membres possèdent des caractéristiques, culturelles, “ethniques”, religieuses, linguistique, “raciales” qui le différencient du reste de la population ; 4) qui manifestent, même de façon implicite, un sentiment d’appartenance, une solidarité dans le but de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue ; 5) dont les membres subissent diverses formes de domination et d’oppression et ont de ce fait une expérience sociale partagée.»

Une auteur du Groupement pour les droits des minorités écrivaient : « La minorité est une entité sociale parce qu’elle est un être collectif, un groupe, qui se manifeste en subjectivité collective. […] En tant que groupe, la minorité […] existe donc moins par ses caractères spécifiques que par l’unité qui en résulte. »

« Le rapport avec extérieur est toujours une composante de la production d’identité » d’un groupe humain soumis à la domination.,

Il faut évidemment ajouter que « minorité » ne doit pas être pris au sens mathématique et qu’un peuple historique dépossédé de ses droits peut devenir numériquement minoritaire sur sa terre, soit « naturellement » soit pas une politique volontaire de substitution de population. D’ailleurs, pour revenir brièvement à la Yougoslavie, sa Constitution introduisait le terme de « groupe national » de préférence à « minorité » pour signifier que tous les individus avaient les mêmes droits, « indépendamment de leur appartenance à un peuple majoritaire ou à un peuple minoritaire ».

(4)

Eric Hobsbawm écrit qu’on ne peut parler de nation réelle qu’a posteriori. C’est-à-dire que l’État précède la nation et que celui-ci est la forme, la force, qui permet la structuration de la nation ? C’est sans doute la raison pour laquelle on ne parle pas de nation kurde… Si l’armée de Pascuale Paoli n’avait pas été battue à Ponte Novu en 1769, la discussion sur l’existence d’une nation corse ne se poserait évidemment pas dans les mêmes termes.

Empruntons à Immanuel Wallerstein, l’exemple des Sarahouis. Pour le Polisario, la nation sahraouie existe depuis un millénaire ; pour le Maroc elle n’existe pas. « Comment résoudre la question intellectuellement ? », demande Wallerstein : « Il n’y a pas de solution, répond-il, tout dépend qui gagnera la guerre. L’historien du futur conclura soit que la question est réglée soit qu’elle ne se pose pas. »

(5)

À titre de provocation, on commencera par un saut dans le temps et l’espace dans l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid, où la loi établissait l’existence de quatre « peuples » : les Européens, les Bantous, les Indiens, les Métis. Ces quatre catégories raciales, racistes, voire absurdes, établissaient des rapports sociaux qui ont des conséquences concrètes sur la vie des individus : toute personne qui résidait en Afrique du Sud était obligatoirement et irrévocablement classée dans un de ces groupes, chaque groupe ayant des droits spécifiques, différenciés et inégaux, voire pas de droits du tout.

Des hommes et des femmes hostiles à l’apartheid et « appartenant » de jure et de facto à chacun de ces quatre groupes ont formé – non sans débats – au milieu des années 1950 des organisations spécifiques et séparées qui en 1955 ont adopté une charte commune.

Question : Pourquoi utiliser une catégorie forgée par l’ennemi pour se désigner soi-même et s’organiser pour la lutte contre les promoteurs de ces catégories ? Au milieu des années 1980, dans une discussion au sein de l’ANC, il est proposé les affirmations suivantes : 1) la nation sud-africaine n’existe pas encore ; 2) c’est dans la lutte de libération nationale et la révolution que s’amorce le processus de construction de la nation sud-africaine ; 3) la majorité africaine (80 % de la population) est une nation opprimée ; 4) les Indiens sont une minorité nationale opprimée ; 5) les Métis sont également une minorités nationale opprimée ; 6) ces deux minorités ne sont pas homogènes et comprennent chacune des groupes nationaux ou ethniques divers ; 7) les Européens (Blancs) sont une nation minoritaire oppressive.

De ces sept affirmations, arrêtons-nous à la sixième : qui est assez intrigante : « Qu’est-ce donc que le peuple métis » qui est pris en compte – non sans débats – par ceux-là mêmes qui combattent les lois de l’apartheid ? S’il existe un « peuple métis », il doit donc être possible d’en établir les paramètres qui le décrivent et le définissent, à la manière dont le fait, en 1913, un Staline dans un ouvrage célèbre. Quels sont ces paramètres ?

– paramètre 1 : une communauté humaine stable et non pas un conglomérat accidentel ni éphémère,

– paramètre 2 : une communauté humaine historiquement constitué,

– paramètre 3 : née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et – le ET est essentiel – de formation psychique qui se traduit par une communauté de culture ;

– paramètre 4 : une communauté ayant une « longue vie en commun ».

Manifestement, le « peuple métis » ne rentre pas dans cette définition. D’autant que la suite du texte du futur satrape du Kremlin précise encore la définition : « Il est nécessaire de souligner qu’aucun des indices mentionnés, pris isolément, ne suffit à définir la nation. Bien plus : l’absence même d’un seul de ces indices suffit pour que la nation cesse d’être, nation ».

Le peuple métis n’existe donc pas… en dehors de la volonté du législateur et de celles des intéressés décidés à l’utiliser dans leur combat. Il va par ailleurs de soi que si le peuple métis existe – ou a existé – en Afrique du Sud, il n’a sans doute pas son équivalent ailleurs.

(6)

La question qui découle de cela est la suivante : qu’est-ce qu’un peuple ? Qu’est-ce qu’une nation ?

Encore une fois non pas pour « définir », « classifier » ou « naturaliser » mais pour en saisir la caractéristique cardinale, si tant est qu’il existe une caractéristique cardinale.

Ainsi, alors que le pape du marxisme Karl Kautsky établissait au début du 20e siècle que c’est une langue commune qui faisait la nation, nous suivrons Immanuel Wallerstein pour qui le peuple est un « processus social curieux dont les traits principaux sont la réalité de l’instabilité et le déni de cette instabilité ».

Le « peuple » est donc une catégorie instable, floue, dont les caractéristiques et les limites varient selon le lieu, le temps, les assignations et les revendications.

(7)

Ce sont les marxistes de l’empire austro-hongrois qui, à partir des problèmes des nationalités de l’espace dans lequel ils agissaient – à la fois empire multinational et imbrication extraterritoriale de « nationalités » – se sont attaqués à la question au congrès de Brno (Brünn) en 1899.

L’empire des Habsbourg est donc un « pays » (entre guillemets) où, par exemple, Vienne, la capitale de l’empire, compte à la veille de la guerre de 14 un quart de Tchèques et où Lviv, ville d’Ukraine alors autrichienne, compte 50 % de Polonais et un tiers de Juifs et d’Ukrainiens. Il en est d’ailleurs de même en Russie où, par exemple, Odessa compte 53 % de Moldaves, 20 % de Russes et Ukrainiens, 18 % de Juifs et 7 % de Polonais, d’Arméniens, de Tatars, etc.

Otto Bauer propose donc en 1907 la définition suivante : « Ensemble des individus liés en une communauté de caractère par une communauté de destin. »

Il s’agit – au-delà de la forme parti et du fédéralisme de l’État en débat à l’époque – d’organiser les nationalités en « personnalités politiques » auxquelles les individus – et non l’État – décident ou non d’appartenir. Pour lui, 1) la nation est une réalité historique en perpétuelle mutation ; 2) les nations sont des communautés de culture et de destin ; 3) le produit jamais achevé d’un processus constamment en cours ; un morceau d’histoire figé ; 4) il faut comprendre l’apparition des diverses formes des groupes sociaux à travers les mutations des forces productives et des rapports de production ; 5) chaque individu est inclus dans un ou plusieurs de ces innombrables groupes sociaux ; 6) il faut constituer les groupes humains en « personnalités juridiques » territorialisées ou non ; 7) c’est par auto-désignation que l’on se déclare appartenir à tel ou tel groupe ; 8) ce n’est évidemment personne, ni l’État ni les groupes qui désignent qui appartient à quoi.

Entre parenthèses, aux USA, le recensement se fait par « groupe ethnique », d’une manière assez proche de ce qui se pratiquait en Yougoslavie. Chacun peut, ou non, déclarer appartenir à tel ou tel groupe : noir, latino, etc., voir appartenir à aucun et même à plusieurs. De même d’ailleurs, par dérogation au dogme républicain français, en Nouvelle-Calédonie.

Bauer s’oppose donc à l’idée, commune à son époque, d’un substantialisme de la nation, puisque celle-ci ne s’identifie ni à la langue ni à la communauté économique, ni au territoire, ni, a fortiori, à l’État. Il développe une conception d’auto-administration de ce qu’il appelle des « corporations nationales » en envisageant les cas où celles-ci occupent de manière homogène une ville ou un territoire et les cas où il en va différemment : « Les nations sont à constituer non en tant que corporations territoriales, mais en tant qu’associations de personnes. La répartition intérieure des nationalités devrait naturellement se faire d’après la densité de peuplement, les co-nationaux […] d’une circonscription formeraient une communauté nationale, c’est-à-dire une corporation de droit public et privé […]. Ce n’est pas à l’État de décider qui doit être allemand ou tchèque [mais c’est] à partir d’une libre déclaration de nationalité des citoyens. »

Une telle proposition s’articule évidemment avec l’ensemble des processus citoyens « généraux » (locaux, régionaux, nationaux…), avec l’existence d’assemblées élues au suffrage universel articulée à des assemblées d’intérêts particuliers. La Hongrie révolutionnaire de 1919 s’était ainsi dotée de structures ad hoc pour les Allemands et pour les Ukrainiens dans le cadre de la république fédérée des conseils dans une sorte d’autonomie très peu liée au territoire.

Question subsidiaire qui n’a évidemment aucun rapport : combien y a-t-il d’arabophones dans les villes de Seine-Saint-Denis ? Cela ne mériterait-il pas une politique spécifique ?

Si on regarde nos villes, il y a en effet une diversité de populations, des segmentations sociales ethnicisées, des communautés non strictement territorialisées, même si elles sont souvent territorialement ségréguées, qui expriment des aspirations et des revendications à la fois démocratiques, « nationalitaires » et sociales.

La France compte 5,5 millions d’étrangers (hors UE) dont 4 millions d’Arabes (ou assimilés, je rappelle que les statistiques ethniques sont interdites) et 11,8 millions si on compte leurs descendants immédiats ; la moitié des 114 communes de plus de 50 000 habitants compte plus de 10 % d’étrangers ; 29 % des étrangers habitent des villes de plus de 10 000 habitants.

Sans oublier les « domiens », comme on dit paraît-il, et qui sont des citoyens français et qui semble bien constituer des groupes nationaux (au sens yougoslave).

La France urbaine et sa classe travailleuse ont toujours été « plurinationale » avec au moins une particularité qu’il faudrait évaluer : la distribution ethnicisée des emplois et des revenus.

C’est le produit des différentes vagues d’émigration que ce pays a connu. La différence avec les vagues précédentes, des Polonais, des Italiens, des Espagnols, des Juifs, etc., c’est que pour l’immigration maghrébine et africaine, c’est-à-dire postcoloniale, le « stigmate de l’étranger » ne se résorbe pas aussi facilement que précédemment. La transplantation d’un groupe, même si elle est volontaire, n’entraîne d’ailleurs pas automatiquement sa « dénationalisation », son acculturation puis son assimilation.

Ces transformations culturelles sont des faits sociaux, qu’il n’y a pas à imposer ; et sans doute, même, le maintien de cultures différentes est-il un enrichissement collectif.

Les phénomènes migratoires sont à la fois des moments d’intense prolétarisation (au sens de disponibilité pour l’entrée dans le salariat) et d’urbanisation des migrants et des processus de constitution de groupes ethno-culturels, de «  minorités », de « communautés nationales » au coeur des métropoles capitalistes.

Le droit à la mobilité ne peut qu’accompagner les mouvements réels de groupes humains dont l’augmentation traduit avant tout la transformation du monde, un phénomène qu’il nous faut observer et accompagner.

(8)

Le Bund qui organisait une classe ouvrière juive à la fois très concentrée et extraterritoriale revendiquait « l’autonomie nationale culturelle ». [Il ne faut évidemment pas réduire le terme culturel aux questions culturelles telles qu’on peut les comprendre aujourd’hui]

Cela mérite d’être relevé en ce 100e anniversaire de la révolution russe, le pouvoir révolutionnaire applique parfois la politique que les bolcheviks avaient critiquée et combattu, à savoir l’autonomie culturelle interne. Il faudrait du temps pour examiner en détail la politique bolchevique avant la russification stalinienne.

(9)

Analysant l’approche de Marx et Engels sur la question irlandaise, Michael Löwy souligne que ce n’est pas la question économique qui les amène à formuler leur position, mais la volonté du peuple irlandais de devenir une nation indépendante comme réponse à la politique de dénationalisation menée par l’impérialisme britannique : spoliation des terres, destruction de la culture et de la langue, répression, etc.

Ici, insiste Lowy, la nation n’est pas définie par des critères objectifs mais sur une volonté subjective de se débarrasser de la domination étrangère.

(10)

En 1933, interrogé sur la question noire aux USA, Trotsky, insistait sur quatre points : 1) ce sont « des conditions précises » qui donnent naissance à des « nations » ; 2) aucun critère abstrait ne peut « trancher » la question ; 3) ce sont les « conditions générales » qui créent la « conscience historique d’un groupe » ; 4) Poussés par l’oppression, les Noirs avanceront vers l’unité politique et nationale et revendiqueront l’« autonomie ».

Compte tenu de la prolétarisation, de la re-territorialisation massive des Afro-Américains et de la ségrégation territoriale qui a résulté de cet exode intérieur vers les villes du Nord-Est et de l’Ouest, certains courants du Black Power des années 60 l’entendait – au-delà des mots – comme une autonomie interne – proche de celle du Bund –, l’autodétermination interne, l’autogouvernement. CLR James souligne que plus les Noirs des États-Unis se prolétarisaient et plus ils acquéraient des savoirs, plus ils étaient à la fois Noirs et Américains.

Ce qui devrait nous amener, nous, à réfléchir à ce que nous entendons par « autonomie » à la fois pour des territoires délimités et pour des groupes constitués dans un projet de 6e République autogérée et à formuler des propositions.

(11)

À propos de la question irlandaise, Marx établit un élément fondamental sur le plan de la stratégie révolutionnaire : la distinction entre nations dominantes et nations dominées.

Ce que semblent oublier ceux qui renvoient dos à dos par exemple le nationalisme espagnol et le nationalisme catalan.

Mais même cette distinction est susceptible d’inversion : les russophones des Pays baltes sont passés du statut de nation dominante à l’époque de la russification stalinienne à celle de minorité plus ou moins persécutée après le recouvrement des indépendances. On peut même penser qu’il en avait été de même de la nation française pendant l’occupation allemande, bien que ce fut un phénomène de courte durée.

Marx pense ainsi que l’oppression de l’Irlande empêche le prolétariat anglais de se libérer de l’emprise du capital. Son point de vue a par ailleurs évolué au cours du temps, puisqu’il passe de l’idée que c’est la classe ouvrière anglaise qui libérera l’Irlande en l’intégrant dans une Union anglaise pour aboutir plus tard à l’idée que c’est la libération de l’Irlande qui est la condition de la libération du prolétariat anglais : « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre »

Il note :

« Chaque centre industriel d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais ; l’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie ; par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande ; ce faisant, il renforce donc leur domination sur lui-même ; il a des préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les Irlandais ; l’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce et voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument de la domination anglaise en Irlande. »

Il ajoute :

« [L’Internationale] doit s’attacher […] à éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation sociale. Lorsque les membres de l’Internationale appartenant à une nation conquérante demandent à ceux appartenant à une nation opprimée […] d’oublier leur situation et leur nationalité spécifiques, d’“effacer toutes les oppositions nationales”, etc., ils ne font pas preuve d’internationalisme. Ils défendent tout simplement l’assujettissement des opprimés en tentant de justifier et de perpétuer la domination du conquérant sous le voile de l’internationalisme. »

Comparaison n’est pas raison, évidemment, mais cette situation est assez évocatrice de ce que fut la situation de l’Ukraine au moment de la dislocation de l’URSS et, plus proche de nous, de ce à quoi nous assistont en Espagne et en Catalogne.

Une remarque d’ordre politique et stratégique : si nous reprenons la théorie du « maillon faible », il n’est pas inintéressant de noter avec Michael Löwy que « l’émancipation du peuple opprimé affaiblit les bases économiques, politiques, militaires et idéologiques des classes dominantes de la nation hégémonique et contribue ainsi à la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière de cette nation ».

À nouveau, ce qui doit nous intéresser ici, c’est la méthode : 1) quand le prolétariat est divisé en deux, il faut avancer des propositions unifiantes : politiques (démocratie, égalité des droits, autodétermination…) et sociales (droits sociaux, appropriation…) ; 2) L’internationalisme ne peut être une abstraction ni réduit à des bons sentiments ou à de la solidarité.

(12)

Au contraire du Engels de la Nouvelle Gazette rhénane à l’époque de la révolution de 1848, nous devons considérer les manifestations de la question nationale, non pas comme des « vestiges » – c’est évidemment ça aussi – mais comme une partie prenante de la marche tortueuse de l’émancipation du travail et plus généralement de l’émancipation humaine.

(13)

Ce sont les conditions historiques et matérielles, aussi bien que le travail d’invention et de réinvention effectué par différentes institutions et groupes sociaux, qui créent ces sentiments d’appartenance « nationale », « ethnique », « communautaire », « identitaire »… parmi des populations soumises aux mêmes conditions d’existence : ségrégation, relégation, stigmatisation, discrimination, paupérisation, oppression et partageant des traits culturels, linguistique ou raciaux.

Les conditions de vie – individuelles et collectives, matérielles et symboliques – de ces communautés sont autant de freins à leur dissolution comme « phénomènes identitaires transitoires » ou à leur maîtrise de ces mêmes phénomènes. L’assignation identitaire, le racisme, la ségrégation et le nationalisme des dominants sont en effet de puissantes barrières à la dissolution ou aux reformulations émancipatrices de ces « phénomènes identitaires transitoires ».

Ce qu’ont eu beaucoup de difficultés à percevoir nombre de marxistes éminents, y compris – et peut-être surtout – quand ils étaient eux-mêmes issus de « minorités ».

Ces communautés cristallisées ne sont évidemment pas des « états » (bien qu’ils puissent être ressentis comme tels) mais des processus. Ceux-ci sont donc plus ou moins durables, plus ou moins éphémères – encore qu’à l’échelle de nos vies, cela peut être un éphémère durablement installé – et bien que socialement enracinés, ils ne sont pas strictement réductibles aux problèmes de classe et fonctionnent en autonomie relative vis-à-vis de ceux-ci. La notion d’imbrication semble donc de ce point de vue très pertinente.

(14)

En 1943, en pleine guerre mondiale, alors que l’Europe est sous la botte nazie, Jean van Heijenoort, écrivait quelques remarques qui, au-delà du temps passé et des périodes absolument différentes, doivent nous interroger :

« La question nationale, disait-il, naît inévitablement de la phase la plus moderne du capitalisme, le capitalisme financier ». « Le développement du capitalisme à l’échelle mondiale, se demandait-il, va-t-il diluer la question nationale ou au contraire la renforcer ? »

En effet, nombre de marxistes – et non des moindres – ont longtemps pensé que le mouvement du capital allait diluer les nationalités. Pierre Vidal-Naquet parle ainsi d’un « récit assimilateur » projeté sur les ensembles multinationaux et multiculturelles par les Lumières et la Révolution française.

En 1975, dans une préface au livre du poumiste catalan Andréu Nín, Les mouvements d’émancipation nationale, Yvan Craipeau relevait déjà ce que la nouvelle mondialisation et la construction européenne capitalistes allaient révéler et accélérer, à savoir « non pas l’émergence de super-États, mais des ruptures au sein même des États avec le renforcement de pôles de développement, où le capital est le plus rentable, accentuant ainsi les distorsions régionales et la désarticulation des “nations historiques”, naguère unifiées par le capitalisme ».

Nous sommes entrés dans cette époque depuis la chute du Mur et le développement de la nouvelle mondialisation.

Alors oui, nous assistons au meilleur et au pire dans ce réveil des nations et des revendications similaires de groupes humains dans des régions du monde dont les structurations institutionnelles sont différentes du « centre ». Mais le pire ne doit pas nous conduire à nous réfugier dans les abstractions prétendument universalistes et en réalité négateurs des particularismes sociaux.

Notre politique doit tout au contraire chercher à formuler des propositions qui permettent de dépasser dialectiquement le particularisme – mais non l’individuation – dans le pluriversel, pour reprendre une formule de Balibar.

(15)

De ce point de vue, le « droit à l’autodétermination » est un formidable outil puisqu’il devrait de notre point de vue contenir plusieurs aspects articulés et planifiés (démocratiquement !) :

– le droit de séparation;

– le droit de décider de son sort, de ses propres affaires – culturelles et linguistiques notamment ;

– le droit de se fédérer en un ensemble, régional, par exemple pour constituer un ensemble économique (une fédération des Caraïbes où les îles francophones et anglophones se regrouperaient ?) ;

– l’autogouvernement, l’autogestion des groupes sociaux intéressés sur leurs affaires propres.

(16)

Daniel Bensaïd utilisait la métaphore de la mosaïque pour évoquer ce que produisait la mondialisation, les migrations et les diasporas : des enchevêtrements de communautés, des communautés nationales transnationales.

Il nous faut construire le cadre de cette mosaïque et composer le ciment qui la lie. À moins de vouloir, comme certains sont tentés de le faire, à savoir recouvrir la mosaïque d’une couche d’un ciment baptisé « universalisme » qui n’est dans ce cas que le masque du chauvinisme de la majorité. (Trotsky réclamait ainsi que les fonctionnaires soviétiques affectés en Ukraine apprennent l’ukrainien… Nous devrions proclamer haut et fort notre attachement au bilinguisme, en Corse notamment.)

(17)

Pour conclure, il faut bien évidemment rappeler qu’une telle politique est sous-entendue par le principe d’égalité et d’universalisme, mais une égalité qui se construise par des mesures politiques, sociales, économiques et culturelles qui s’attaquent aux racines des discriminations, des oppressions et de l’exploitation, un universalisme concret et non pas le pseudo-universalisme des dominants.

Pour « traiter » de ces situations complexes à la fois anciennes et renouvelées, ce n’est pas à la tradition républicaine qu’il faut faire appel, mais aux diverses traditions marxistes, qui ne soient ni polluées par le stalinisme ni par le républicanisme à la française hérité de la 3e République bourgeoise, coloniale et oppressive.

Le débat reste évidemment très ouvert sur toutes ces questions – en tout cas il faut l’ouvrir – mais une chose est certaine, une formation révolutionnaire comme la nôtre devrait pouvoir agir concrètement et programmatiquement dans le sens général de l’autodétermination en s’inspirant de quelques-unes de ces politiques rapidement évoquées ici.

Nous sommes ici à l’extrême opposé du conservatisme national, des mythes de la nation éternelle et du racisme dont les dominants et la gauche bourgeoise veulent affubler les mouvements d’autodétermination qui se déploient sous nos yeux.

Une 6e république autogérée devrait sans aucun doute intégrer dans son édifice institutionnel les différentes chambres d’intérêts particuliers de manière notamment à ce que les « minorités » ne soient pas confinées en toute chose à rester démocratiquement minoritaires.

« Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’“universel”. Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers », écrivait Aimé Césaire.

(Enfin, question non posée, l’éclairage de ces questions au prisme du genre en modifierait probablement les configurations).

« Mettre les contradictions au service des besoins pratiques », disait Otto Bauer.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

Anderson (Kevin), Marx aux antipodes, Paris, Syllepse, 2015.

Balibar (Étienne) et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, Paris, La Découverte, 1997.

Balibar (Étienne), Nous, citoyens d’Europe? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001.

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ANNEXES

1- 14 janvier 1790, l’Assemblée constituante se prononce pour une politique de traductions et décide de faire traduire ses délibérations dans les différents idiomes des provinces, ce qui se fera dans le cas du breton au moins jusqu’en l’an IV.

1794, après Thermidor, Barrère déclare : devant la Convention : « Nous avons révolutionné le gouvernement […], révolutionnons aussi la langue : le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l’émigration et la haine de la République parlent allemand, la contre-révolution parle l’italien et le fanatisme parle le basque. » Le GFEN (voir biblio) écrit : « C’est le début de la répression linguistique ».

En 1902, pour lutter contre le catholicisme, le gouvernement de la République française interdit l’«abus de l’usage du Breton »…

2- « Prenons le cas d’un pays composé de plusieurs nationalités, par exemple : Polonais, Lituaniens et Juifs. Chacune de ces nationalités devrait créer un mouvement séparé. Tous les citoyens appartenant à une nationalité donnée devraient rejoindre une organisation spéciale qui organiserait des assemblées culturelles dans chaque région et une assemblée culturelle générale pour l’ensemble du pays. Les assemblées spéciales devraient être dotées de pouvoirs financiers particuliers, chaque nationalité ayant le droit de lever des taxes sur ses membres ou bien l’État distribuerait, de son fonds général, une part proportionnelle de son budget à chacune de ses nationalités. Chaque citoyen du pays appartiendrait à l’un de ces groupes nationaux, mais la question de savoir à quel mouvement national il serait affilié dépendrait de son choix personnel, et nul ne pourrait avoir quelque contrôle que ce soit sur sa décision. Ces mouvements autonomes évolueraient dans le cadre des lois générales établies par le Parlement du pays ; mais, dans leurs propres sphères, ils seraient autonomes, et aucun d’eux n’aurait le droit de se mêler des affaires des autres » (Vladimir Medem).

3- En 1945 la Yougoslavie crée des républiques constituées chacune d’un seul peuple, à l’exception de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie. En Croatie, les Serbes sont considérés à l’égal des Croates comme peuples constitutifs. En Bosnie-Herzégovine les peuples constitutifs sont les Serbes, les Croates et à partir de 1971, les Musulmans (avec un M majuscule/et sans connotation religieuse particulière) qui sont désormais considérés comme un peuple yougoslave. On voit en examinant les textes que les conceptions et les institutions évoluent entre 1948 jusqu’à l’éclatement. En Yougoslavie on pouvait aussi être Yougoslave sans autres appartenances.

4- Crimée

1922 : République socialiste autonome

1942-1944 : extermination des Juifs (+/- 100 000) par les nazis)

1944-1945 : Déportation des Tatars de Crimée (200 000) par Staline ; rattachement à la RSS de Russie

1954 : Un décret rattache la Crimée à la RS d’Ukraine

1991 : république autonome au sein de l’Ukraine indépendante avec son propre Parlement

Recensement (+/- 2 millions d’habitant(e)s) :


198920012014
Russes67,0 %60,4 %65,3 %
Ukrainiens25,8 %24,0 %15,1 %
Tatars2,0 %10,8 %12,1 %

5- L’article 27 du pacte international relatif aux droits civiques stipule 7 que « dans les États où il existe des minorités ethniques ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir en commun avec les autres membres de leur groupe leur propre vie culturelle et d’employer leur propre langue ». En 1980, le gouvernement français émet une réserve considérant que cet article est contradictoire avec l’article 2 de la Constitution qui stipule que celle-ci « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion »…

498 réflexions sur « Questions nationales et processus d’autodétermination »

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