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L’État iranien en voie de disparition : inflation, boycotts et « désaffiliation »

Les chocs inflationnistes de l’après-guerre révèlent un État vidé de sa substance : les responsables haussent les épaules, les marchés font la loi, les boycotts se multiplient et la société est confrontée à une répression accrue, ainsi qu’au risque – et à la possibilité – d’une rupture.

Après la guerre de 12 jours avec Israël, puis l’activation du « mécanisme de retour en arrière » (“snapback mechanism”) contre l’Iran, l’inflation et l’instabilité se sont accélérées. Cependant, évoquer ces processus géopolitiques ne signifie pas qu’ils sont les seules causes principales de cette situation déplorable. Ils ont intensifié une tendance structurelle plus large au sein du pays.

Une attaque contre le panier alimentaire des ménages
Les produits laitiers, le riz, l’huile, les œufs et le poulet sont les derniers produits à avoir subi une inflation de plusieurs centaines de pour cent en Iran en l’espace de quelques semaines.

Le prix du riz s’est envolé lorsque l’État a supprimé une subvention importante à l’importation : pendant des années, certaines importations essentielles ont été financées grâce à un taux de change officiel plus avantageux. Une fois ce taux préférentiel supprimé, les coûts d’importation se sont rapprochés du taux du marché libre et les prix à la consommation ont bondi. Les autres produits de base ont également vu leur prix monter en flèche sous l’effet de la pénurie d’aliments pour le bétail et de la hausse du taux de change.

Pour lutter à leur manière contre l’inflation, les citoyen·nes ont lancé une campagne « Non à l’achat » sur les réseaux sociaux. Les produits de deux grandes entreprises laitières, Kaleh et Mihan, sont notamment devenus la cible de ce boycott, car elles font partie des géants les plus visibles d’un marché très concentré et sont donc au centre de la pression publique.

La campagne « Non à l’achat »
Cette campagne pourrait permettre de freiner temporairement, et seulement dans une certaine mesure, la hausse des prix des produits laitiers. Mais le problème va au-delà.

Un doublement du taux de change en deux mois n’est pas quelque chose dont les effets se limitent aux prix des denrées alimentaires. Des hausses similaires sont à prévoir dans les secteurs du logement, de l’automobile et d’autres marchés qui ont une incidence directe sur la survie quotidienne.

Les consommateurs/consommatrices iranien·nes ont déjà connu un boycott des voitures produites dans le pays. En 2015, les actionnaires des constructeurs automobiles et l’État ont adopté une position dure à l’égard du public, qualifiant les consommateurs/consommatrices de « traîtres ». Et pourtant, le boycott a fonctionné : les deux principaux constructeurs automobiles iraniens ont vu leur production réduite de moitié et les prix des voitures ont baissé, mais seulement pendant un an. Aujourd’hui, une Pride à 550 millions de tomans, une voiture compacte bas de gamme destinée au grand public, témoigne de la nécessité de trouver des solutions plus radicales et à plus long terme pour l’économie du pays que des campagnes ponctuelles de « refus d’achat ».

L’État et l’exacerbation de la colère publique
La campagne « Non à l’achat de produits laitiers » s’est accompagnée d’une vague de colère publique, déclenchée par les commentaires des responsables gouvernementaux et des dirigeants des entreprises productrices. Un expert affilié au régime a récemment déclaré à la télévision d’État : « Si le riz est cher, les gens peuvent manger de l’orge à la place ! »

Le ministre de l’Agriculture, Jihad, s’exprimant à l’approche de Yalda, la fête du solstice d’hiver associée aux réunions familiales, aux fruits et aux noix, a déclaré : « Le prix des noix et des fruits secs est entre les mains des corporations concernées ; cela n’a rien à voir avec nous… Les vendeurs doivent être équitables ». Il a également déclaré que le gouvernement était prêt à jeter le riz à la mer plutôt que de le fournir à bas prix à la population.

Le président Masoud Pezeshkian répète les mêmes phrases depuis son entrée en fonction :
« Je ne peux rien faire. Nous, les chefs des trois organismes, sommes assis ici et nous ne pouvons rien faire. Je suis comme vous ! Si quelqu’un·e a une solution, qu’elle ou il me la dise ! Cette question dépasse les capacités de l’État. »

Mais que veut dire exactement Pezeshkian, et que signifie le fait qu’un président tienne de tels propos ?

L’ère de la désafiliation
Pezeshkian évoque une dure réalité. L’État, en tant qu’organe exécutif chargé d’organiser la société en Iran, n’existe plus. Nous vivons à l’ère de de la « désaffiliation ». Il n’y a plus aucune volonté, aucune loi, aucune capacité à réguler les relations économiques quotidiennes les plus élémentaires. Il n’y a plus d’État, mais pour une partie de la société, l’image de « l’État » en tant qu’entité supérieure à la société, attentive à la vie des personnes, n’a pas encore disparu.

Au cours des trois dernières décennies, l’État a consacré toute son énergie à se détruire, en essayant de se débarrasser des responsabilités sociales que la révolution de 1979 lui avait imposées.

Ce processus – vider l’État de sa substance et le décharger de ses responsabilités sociales – a commencé il y a des années sous le slogan « remettre les affaires du peuple entre les mains du peuple lui-même ». Ils ont déclaré que l’État iranien était trop « grand » et devait être réduit, que le « système de marché » devait faire son travail et que le « blocage des prix » devait être abandonnée. Ce sont les économistes de droite qui ont proposé cela à l’establishment au pouvoir. La situation actuelle de l’économie et de la société iraniennes n’est pas un « désordre ». Au contraire, des années de planification et d’énergie ont été consacrées à produire précisément cet « ordre », dans lequel le pillage, l’exploitation et l’appropriation de la valeur sont soutenus par le système judiciaire et juridique.

La société et ses voies
Le système politique iranien, à travers des mécanismes discriminatoires d’octroi de privilèges et de répartition du pouvoir et des richesses, a englouti les ressources nécessaires à la poursuite de la vie sociale. Dans le même temps, alors que les services sociaux de l’État ont été affaiblis, les systèmes de surveillance, de contrôle et de répression ont été modernisés et renforcés.

Si le pouvoir judiciaire de la République islamique maintient des peines médiévales telles que la lapidation et l’exécution, il utilise également des systèmes de surveillance et de contrôle avancés. Tout en imposant à la société des règles de vie islamiques dignes des talibans, il s’appuie également sur des capacités matérielles et logicielles complexes pour garantir les applications. Il a ainsi démontré qu’il n’y a aucune contradiction entre le progrès technologique et l’intensification de la répression.

L’importance de cette question réside dans la manière dont la société y répond. Lorsque les options politiques et les voies de reconstruction sociale et de solidarité ont été éliminées, le danger de l’accumulation des griefs – et de leur explosion sous la forme de mouvements réactionnaires – guette. Mais en même temps, il existe également une capacité de transition progressive.

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Traduit par DE