Nous avons traduit, publié plusieurs articles très intéressants de nos camarades sud africains. Aujourd’hui leur magazine, Amandla, fête son 100° numéro dans un contexte national et international très difficile.ML
« Atteindre le cap des cent numéros est un exploit qui mérite d’être célébré. Mais cela nous rappelle également tout le travail qui reste à accomplir. En cette période de désespoir, la tâche de la gauche consiste à redonner espoir, non pas un espoir superficiel fondé sur des promesses creuses, mais un espoir solide né de l’action collective, de la solidarité et de la lutte. »

Atteindre le 100e numéro n’est pas une mince affaire dans le paysage médiatique fracturé et financièrement ravagé d’aujourd’hui. Pour un magazine ancré dans l’analyse critique, la construction de mouvements et le travail difficile d’imaginer des alternatives, c’est encore plus remarquable.
Amandla ! a été fondé en 2007, à un moment de profonde turbulence tant en Afrique du Sud qu’à l’échelle mondiale. Au niveau national, la centralisation du pouvoir autour de la présidence de Thabo Mbeki avait donné naissance à une élite dirigeante technocratique et isolée, présidant à un accroissement des inégalités et à l’enracinement du néolibéralisme. L’Alliance ANC était secouée par le scandale des ventes d’armes, tandis que Jacob Zuma se positionnait habilement comme le champion de la gauche. Ce positionnement masquait des tendances profondes au fractionnisme et à l’opportunisme politique, plutôt qu’une rupture idéologique significative avec le cœur néolibéral de l’État.
C’est dans ce contexte qu’Amandla ! a fait son apparition. Sa mission était ambitieuse : rassembler un large éventail de voix de toute la gauche sud-africaine, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Alliance, afin de relancer un dialogue stratégique qui était largement au point mort. Cela se reflétait dans la composition du collectif éditorial et du comité consultatif, qui réunissaient des membres importants des différentes forces de gauche, y compris la gauche indépendante et l’Alliance. L’espoir était qu’un tel dialogue puisse donner naissance à quelque chose de plus large : un front uni capable de résister à l’emprise croissante de la politique néolibérale, ainsi qu’au rétrécissement de l’espace démocratique qui accompagnait la consolidation du pouvoir sous la présidence centralisée de Mbeki.
La couverture du premier numéro pilote d’Amandla, en 2007. Amandla est ancré dans l’analyse critique, la construction de mouvements et le travail difficile qui consiste à imaginer des alternatives. Célébrer les 100 numéros, c’est honorer cet héritage. C’est aussi reconnaître la nécessité permanente d’espaces indépendants pour la pensée de gauche.
Dans le monde entier, ces années ont également été marquées par la mise en évidence des contradictions du capitalisme mondialisé, dont la stabilité s’effritait. La crise financière de 2007-2008 a révélé les profondes contradictions structurelles du capitalisme néolibéral. Partout sur la planète, les gens commençaient à remettre en question la légitimité de l’ordre économique qui dominait depuis la chute de l’Union soviétique.
Amandla ! a été en mesure, dès ses débuts, de présenter des analyses et des contributions importants sur cette crise et ses implications, non seulement pour l’économie mondiale, mais aussi pour les luttes nationales. En Afrique du Sud, les effets se sont rapidement fait sentir sous la forme d’une hausse du chômage, de dégradation des services publics et d’une aggravation des inégalités.
Fêter ces 100 numéros, c’est saluer cet héritage d’analyse critique, de dialogue et d’ancrage dans la lutte. C’est aussi reconnaître la nécessité permanente d’espaces indépendants de réflexion et de débat de gauche en Afrique du Sud aujourd’hui, à un moment où la crise risque de déchirer le pays et où le terrain politique et idéologique bouge de manière dangereuse.
La droite est en marche
Les articles internationaux de ce numéro anniversaire reflètent une réalité crue : la droite est en marche sur tous les continents. Des Amériques à l’Europe en passant par l’Asie du Sud, nous assistons à la montée des forces réactionnaires, certaines traditionnelles, d’autres nouvellement configurées, qui mêlent autoritarisme, xénophobie, militarisme et économie néolibérale.
L’Afrique du Sud est loin d’être à l’abri de ces vents mondiaux. Ici aussi, la droite est en plein essor. Et bien que ses formes soient variées, la gravité de la menace qui en résulte s’accroît d’autant plus.
La vieille droite blanche n’a jamais disparu et représente toujours un danger persistant, qui refait surface en période de crise et tire sa force de la richesse, de la propriété et des réseaux mondiaux de capitaux. Aujourd’hui, elle est incarnée par AfriForum, avec le soutien du syndicat Solidarity. AfriForum a tissé des liens solides avec l’extrême droite aux États-Unis et en Europe. Il utilise ces relations pour renforcer le discours mensonger d’un « génocide blanc » et faire pression sur l’État sud-africain, tout en sapant les politiques de transformation telles que la réforme agraire.
Mais l’influence de cette droite blanche ne se limite pas à ses formations officielles. Son programme influence de plus en plus le centre-droit libéral bourgeois, en particulier l’Alliance démocratique (DA). Bien qu’elles soient présentées sous les traits du constitutionnalisme et de la bonne gouvernance, les positions économiques et en matière de politique étrangère de la DA sont non seulement néolibérales, mais carrément réactionnaires.
Son programme s’aligne sur celui d’une partie des milieux d’affaires sud-africains qui considèrent la crise actuelle non pas comme un avertisseur en matière d’inégalité et d’exclusion, mais comme une occasion d’accélérer les réformes du marché, la déréglementation et l’austérité. Il s’agit d’une droite qui parle le langage de l’efficacité, tout en ignorant toute la violence qu’exercent la faim, le chômage et l’effondrement des services publics.
La nouvelle droite
Le populisme de droite représente aujourd’hui la menace politique la plus immédiate en Afrique du Sud. Il est volatil, démagogique et capable de convertir un réel désespoir en énergie réactionnaire. Il est en prise directe avec la misère quotidienne des communautés pauvres.
Parallèlement, cependant, une autre formation de droite, potentiellement plus dangereuse, est en train de se développer rapidement. Elle se nourrit du désespoir social, de la colère et de l’aliénation générés par l’aggravation des crises en Afrique du Sud.
Dans une société frappée par un taux de chômage approchant les 50%, des infrastructures en ruine, l’effondrement des collectivités locales, la hausse du coût de la vie et, depuis de nombreuses années, des coupures d’électricité incessantes, le terrain est fertile pour des courants politiques redoutables.
Les groupes et partis populistes, ethno-nationalistes et ouvertement xénophobes bénéficient désormais d’un soutien important en exploitant précisément ces facteurs. Ces forces désignent les migrants comme boucs émissaires pour ce qui résulte des échecs structurels de l’État et du capital. Ils fusionnent la rhétorique anti-immigrés avec des discours racistes et tribaux qui rompent l’unité de la classe ouvrière et réorientent la colère vers les plus vulnérables.
Et ils le font avec une sophistication organisationnelle croissante, soutenus en partie par les flux financiers et le soutien idéologique de certains secteurs de la droite mondiale, qui considèrent l’Afrique du Sud comme un nouveau front dans une guerre culturelle mondiale. Ce populisme de droite représente aujourd’hui la menace politique la plus immédiate en Afrique du Sud. Il est volatil, démagogique et à même de mobiliser le désespoir réel en énergie réactionnaire.
Il s’adresse directement à la misère vécue par les communautés pauvres, mais détourne cette souffrance des véritables sources de la crise – l’austérité néolibérale, le pouvoir des grandes entreprises, la corruption des élites et l’échec historique de l’ANC à transformer l’économie – pour la détourner vers les migrants, les minorités et des ennemis imaginaires.
Ce faisant, il a creusé un fossé entre la gauche et les communautés mêmes dont elle cherche à défendre les intérêts.
Faiblesse de la gauche
Le drame, c’est que la gauche sud-africaine entre dans cette période dangereuse affaiblie et fragmentée. Des années d’érosion organisationnelle, de dérive idéologique et de confusion stratégique ont fait des ravages. Les syndicats restent essentiels, mais ils sont divisés. Les mouvements sociaux qui menaient autrefois de puissantes luttes locales ont, dans de nombreux endroits, perdu leur capacité organisationnelle ou bien se sont dissous en raison de pressions. Les formations émergentes ont eu du mal à trouver leur place ou à construire des structures durables.
Pendant ce temps, les effets de la hausse du coût de la vie, du chômage et de l’effondrement des services de base ont créé un vide. Et la droite a su le combler beaucoup plus rapidement et habilement que la gauche.
Cela rend le défi qui nous attend à la fois urgent et immense : comment rétablir la confiance de la population dans la politique de gauche ; comment rétablir l’ancrage dans les communautés ouvrières ; et comment formuler un programme qui réponde directement aux besoins immédiats de la population, tout en ouvrant la voie à une transformation profonde.
S’organiser ou mourir
Le point de départ doit être de revenir aux fondamentaux de l’organisation politique. La gauche doit mener campagne sur les questions qui préoccupent le plus les gens :
• la flambée des prix des denrées alimentaires, des transports et de l’électricité ;
• le chômage, en particulier chez les jeunes ;
• l’accès à l’eau, à l’assainissement, au logement et aux soins de santé ;
• la sécurité, la dignité et le droit de vivre sans crainte ;
• un État qui fonctionne et qui soit capable de fournir les services de base.
Ces luttes ne peuvent rester au stade de discours ou se limiter aux espaces intellectuels. Elles doivent s’ancrer dans la vie quotidienne, dans les comités de rue, dans les assemblées de quartier, dans les organisations communautaires, dans les syndicats démocratiques et dans des campagnes concrètes et gagnantes.
Reconstruire la gauche signifie reconstruire l’organisation locale, bâtiment par bâtiment, quartier par quartier, municipalité par municipalité.
Cela signifie également renouer avec une culture du rassemblement. Si les divergences idéologiques sont inévitables et parfois productives, la fragmentation est devenue un luxe que la gauche ne peut plus se permettre. Nous avons besoin de fronts unitaires locaux capables de coordonner les luttes, de partager les ressources et de répercuter les revendications des pauvres et de la classe ouvrière. Et au niveau national, nous devons redoubler d’efforts pour construire de larges coalitions capables de contrer à la fois le centre-droit libéral et la dangereuse droite ethno-nationaliste.
Les 100 prochains numéros
Si les 100 premiers numéros d’Amandla ! ont contribué à créer des espaces de dialogue critique, de débat stratégique et de solidarité au sein de la gauche, les 100 prochains seront encore plus indispensables. À mesure que la droite se renforce et s’organise, la gauche aura besoin de plateformes capables d’analyser honnêtement la situation, de dénoncer les forces réactionnaires, de mettre en avant les luttes populaires et d’aider à clarifier la stratégie politique.
Amandla ! a toujours été plus qu’un magazine. Il fait partie d’un écosystème de mouvements, de penseurs, de militants, de travailleurs, de féministes, d’organisateurs de la jeunesse et d’internationalistes engagés dans la construction d’une société juste, démocratique et égalitaire. Cet écosystème doit désormais devenir plus dynamique, plus enraciné et plus capable de défier la droite sur tous les fronts : idéologique, organisationnel et matériel.
Atteindre le cap des cent numéros est un exploit qui mérite d’être célébré. Mais cela nous rappelle également tout le travail qui reste à accomplir. En cette période de désespoir, la tâche de la gauche est de reconstruire l’espoir, non pas l’espoir superficiel des promesses vaines, mais l’espoir fondé sur l’action collective, la solidarité et la lutte.
Amandla Collective !
Source – Amandla numéro 100, 27 novembre 2025 :
https://www.amandla.org.za/amandla-at-100-confronting-the-threat-of-a-resurgent-right/
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de Deeplpro
