Idées et Sociétés

Intersectionnalité : une critique marxiste

publié par MARX 21

par Barbara C. Foley

L’intersectionnalité aborde des questions d’une importance vitale pour toute personne, qu’elle soit universitaire ou profane, qui s’intéresse aux questions de justice sociale et s’efforce de comprendre les types de causalité qui donnent lieu aux inégalités flagrantes qui imprègnent la société actuelle. Mes étudiants à l’université Rutgers-Newark, en particulier les plus avertis qui tentent de théoriser des moyens de comprendre, de résister et de lutter contre ces inégalités, font constamment référence, bien que de façon assez vague, à des choses (qu’il s’agisse de mouvements, d’identités ou simplement d’idées) qui « se croisent ». Afin d’évaluer l’utilité de l’intersectionnalité en tant que modèle analytique et programme pratique, cependant, et en fait, pour décider si elle peut réellement être considérée comme une « théorie », comme l’affirment nombre de ses partisans, nous devons nous demander non seulement quels types de questions elle encourage et résout, mais aussi quels types de questions elle décourage et quels types de solutions elle exclut.

I.

Dans les discussions sur l’intersectionnalité, il est courant de citer des précurseurs importants, de Sojourner Truth à Anna Julia Cooper, d’Alexandra Kollontai à Claudia Jones en passant par le Combahee River Collective, mais ensuite de se concentrer sur les travaux de la théoricienne juridique Kimberlé Crenshaw, qui a été la première à inventer et à expliquer ce terme à la fin des années 1980.

Les hommes n’ont rien à voir là-dedans (Sojourner Truth, 1851)

« Cet homme là-bas dit que les femmes ont besoin qu’on les aide à monter dans leurs attelages, qu’on leur évite de marcher dans les saletés et qu’elles aient partout les meilleures places. Moi, personne ne m’aide jamais à monter dans un attelage, ni n’essaie de m’éviter de marcher dans la boue, ni ne me donne la meilleure place. Pourtant, ne suis-je pas une femme ? Regardez mon bras ! J’ai labouré, planté et engrangé et aucun homme ne me surpasse en cela ! Pourtant, ne suis-je pas une femme ? Je peux travailler et manger autant qu’un homme, quand c’est possible, et porter le fouet aussi bien que lui. Pourtant, ne suis-je pas une femme ? J’ai eu treize enfants dont la plupart ont été vendus comme esclaves, et lorsque je m’effondrais en larmes en pensant à eux, personne, excepté Jésus, ne m’entendait ! Pourtant, ne suis-je pas une femme ? Cet homme là-bas a dit que les femmes ne pouvaient avoir les mêmes droits que les hommes parce que Jésus n’était pas une femme, mais d’où vient votre Jésus ? D’où vient votre Jésus ? Il vient de Dieu et d’une femme, les hommes n’ont rien à voir là-dedans. Si la première femme que Dieu ait faite était assez forte pour renverser toute seule le monde, les femmes réunies ici ne seraient-elles pas capables de le remettre à sa place ? Et si elles demandent à le faire, les hommes ont meilleur temps de les laisser faire » (une partie de ce discours est reproduit dans Une histoire populaire des Etats-Unis, pp. 146-147)

Soucieuse de surmonter la situation discriminatoire à laquelle étaient confrontées les travailleuses noires chez General Motors, Crenshaw a démontré l’insuffisance des catégories existantes désignant le genre et la race comme motifs d’action en justice, car celles-ci ne pouvaient être mobilisées simultanément dans le cas d’un individu donné : il fallait être soit une femme, soit une personne non blanche, mais pas les deux à la fois. Crenshaw a développé la célèbre métaphore d’un carrefour entre deux avenues, l’une désignant la race, l’autre le genre, pour souligner que les accidents survenant à l’intersection ne pouvaient être attribués à une seule cause ; il fallait un mouvement selon deux axes pour qu’un accident se produise (Crenshaw, 1989). 

Si le modèle de Crenshaw décrit habilement le fonctionnement de ce que Patricia Hill Collins a appelé une « matrice d’oppressions », sa bidimensionnalité montre ses limites pour expliquer pourquoi cette matrice existe en premier lieu (Collins, 1990). Qui a créé ces avenues ? Pourquoi certaines personnes les empruntent-elles ? Sur quel terrain ont-elles été construites et à quel moment ? La métaphore spatiale aplatie et aplatissante empêche de se poser ces questions, et encore moins d’y répondre ; le fait que les femmes noires soient des travailleuses vendant leur force de travail sur le marché capitaliste, où elle produit une plus-value, c’est-à-dire le terrain sur lequel les routes ont été construites, est une évidence. Si Crenshaw a réussi à démontrer que les ouvrières de GM avaient été victimes d’une double discrimination — ce qui est sans aucun doute un résultat très précieux pour les femmes qu’elle représentait —, son modèle d’analyse et de réparation se limitait au domaine de la jurisprudence bourgeoise. En fait, comme Delia Aguilar l’a ironiquement fait remarquer, la classe sociale n’était même pas une catégorie « exploitable » pour les ouvrières en question (Aguilar, 2015, 209).

Les limites explicatives du modèle de Crenshaw — limites dont elle s’est d’ailleurs déclarée pleinement consciente par la suite — n’ont pas empêché d’autres théoriciens sociaux antiracistes et féministes d’ajouter la classe sociale à l’équation et de proposer l’intersectionnalité comme paradigme explicatif global, capable non seulement de décrire le fonctionnement des différents modes d’oppression, mais aussi d’en localiser les causes profondes. C’est là, à mon avis, que son utilité prend fin et qu’elle devient en fait un obstacle lorsque l’on commence à se poser d’autres questions sur les raisons de l’inégalité, c’est-à-dire lorsque l’on dépasse le discours sur les « droits » et la politique institutionnelle, qui présupposent l’existence de relations sociales capitalistes. [1]

II.

Genre, race et classe — la « Sainte Trinité contemporaine », comme Terry Eagleton les a un jour appelées (Eagleton, 1986, 82), ou la « trilogie », selon l’expression de Martha Gimenez — comment ces catégories sont-elles corrélées, et quel type de paradigme causal est proposé lorsque l’on stipule leur interaction ? (Gimenez, 2001).

Je suis disposé à admettre l’objection soulevée par certains partisans de l’intersectionnalité selon laquelle ces catégories ne devraient pas être réduites à des « identités » ; elles sont, comme l’affirme Ange-Marie Hancock, des « catégories analytiques » (Hancock, 2011, 51). [2] Mais si le genre, la race et la classe sont des catégories analytiques, de quel type sont-elles ? Sont-elles commensurables ou distinctes ? Leurs rôles causaux peuvent-ils être situés dans une sorte de hiérarchie, ou sont-ils, en raison de leurs opérations « imbriquées » et simultanées, nécessairement ontologiquement équivalents ? Peuvent-ils être séparés les uns des autres à des fins d’investigation ? Ou, comme le demande Hester Eisenstein dans sa contribution à ce symposium, faut-il parler d’elles toutes en même temps pour pouvoir en parler ?

Lorsque je pose ces questions, je ne prétends pas qu’une femme noire, ouvrière dans une usine automobile, serait noire le lundi et le mercredi, femme le mardi et le jeudi, prolétaire le vendredi et, pour faire bonne mesure, musulmane le samedi. (Nous laisserons le dimanche pour une autre identité de son choix.) [3] Mais je propose que certains types de causes aient la priorité sur d’autres et, de plus, que si le genre, la race et la classe peuvent être considérés comme des positions comparables, ils nécessitent en fait des approches analytiques très différentes, comme le souligne Lise Vogel dans sa contribution à ce symposium. C’est là qu’intervient l’argument marxiste en faveur de la supériorité explicative de l’analyse de classe, et que la distinction entre oppression et exploitation revêt une importance cruciale.

L’oppression, comme le dit Greg Meyerson, est en effet multiple et croisée, produisant des expériences de toutes sortes ; mais ses causes ne sont pas multiples, elles sont uniques (Meyerson, 2000). Autrement dit, la « race » ne cause pas le racisme, et le genre ne cause pas le sexisme. Mais la manière dont la « race » et le genre ont été historiquement façonnés par la division du travail peut et doit être comprise dans le cadre explicatif fourni par l’analyse de classe. Sinon, comme le souligne Eve Mitchell, les catégories permettant de définir les types d’identité qui sont elles-mêmes le produit d’un travail aliéné finissent par être réifiées et, ce faisant, légitimées (Mitchell, 2013).

De plus, même si l’intersectionnalité insiste sur le fait que diverses catégories analytiques coexistent chez une personne donnée ou dans un groupe démographique donné, le fait que ces catégories soient à l’origine stipulées sur la base de la différence signifie que, comme l’a observé Himani Bannerji l’a observé, elles continuent à s’affronter lorsque l’on recherche la causalité dans la « dissociation » interactive (Banneiji, 2015, 116). On peut donc se demander si elles ont réellement réussi à transcender les limites de la politique identitaire.

III.

Une critique efficace des limites de l’intersectionnalité repose sur la formulation d’une compréhension plus solide et plus matérialiste de la classe sociale que ce qui est généralement admis : non pas la classe en tant que position ou identité, mais l’analyse de classe en tant que mode de compréhension structurelle. Dans les écrits de Marx, la « classe » apparaît de plusieurs manières. Parfois, comme dans le chapitre sur « La journée de travail » du volume I du Capital, il s’agit d’une catégorie empirique, peuplée d’enfants qui inhalent la poussière des usines, d’hommes qui perdent leurs doigts dans les métiers à tisser mécaniques, de femmes qui tirent des péniches et d’esclaves qui cueillent du coton sous un soleil de plomb (Marx, 1990, 340-416).

Toutes ces personnes sont opprimées et exploitées. Mais la plupart du temps, pour Marx, la classe est une relation, une relation sociale de production ; c’est pourquoi il peut parler de la marchandise, avec son identité étrange de conjonction de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, comme l’incarnation d’antagonismes de classe irréconciliables.

Affirmer la priorité d’une analyse de classe ne signifie pas prétendre qu’un travailleur est plus important qu’une femme au foyer, ni même que le travailleur se considère avant tout comme un travailleur ; en effet, compte tenu de son expérience personnelle de la violence conjugale ou de la brutalité policière, il peut très bien se considérer davantage comme une femme ou une personne noire. Il s’agit de proposer, cependant, que les modes d’organisation de l’activité humaine productive et, dans une société de classes, obligent la masse de la population à se diviser en différentes catégories afin de garantir que le plus grand nombre travaille au profit d’une minorité. Cette organisation de classe constitue la question principale à examiner si nous voulons comprendre les racines de l’inégalité sociale. Dire cela ne signifie pas « réduire » le genre ou la « race » à la classe en tant que modes d’oppression ni traiter la « race » ou le genre comme des épiphénomènes. Il s’agit plutôt d’insister sur le fait que la distinction entre exploitation et oppression permet de comprendre les racines matérielles des oppressions de toutes sortes.

Il s’agit également de souligner que le « classisme » est un concept profondément erroné, car — dans une étrange interprétation du « réductionnisme de classe » — ce terme réduit la classe à un ensemble d’attitudes préjugées fondées sur de fausses oppositions binaires, équivalentes aux idéologies du racisme et du sexisme. En tant que marxiste, je dis que nous avons besoin de plus d’antipathie fondée sur la classe, et non moins, car les oppositions binaires qui constituent l’antagonisme de classe ne sont pas enracinées dans l’idéologie, mais dans la réalité.

Pour conclure, je soutiens la suggestion de Victor Wallis selon laquelle l’intersectionnalité, plutôt que de fournir un cadre analytique pour comprendre la réalité sociale actuelle, peut être considérée de manière plus utile comme symptomatique de l’époque à laquelle elle a pris de l’importance (Wallis, 2015). Cette époque, qui remonte maintenant à plusieurs décennies, a été marquée par plusieurs développements interdépendants. L’un d’eux est la défaite historique mondiale (même si à long terme temporaire) des mouvements visant à établir et à consolider des sociétés égalitaires gérées par les travailleurs, principalement en Chine et en URSS.

Un autre, qui n’est guère indépendant du premier, est l’assaut néolibéral contre le niveau de vie des travailleurs du monde entier, ainsi que contre les syndicats qui ont historiquement fourni un terrain pour une résistance basée sur la classe et consciente de la classe contre le capital. Le régime croissant de l’accumulation flexible (Harvey, 1990, 141-72), qui fragmente la main-d’œuvre en diverses formes d’économie à la demande, a accompagné et consolidé cette offensive néolibérale. Depuis plusieurs décennies, une manifestation politique de ces circonstances économiques modifiées a été l’émergence de « nouveaux mouvements sociaux » posant la nécessité de coalitions pluralistes autour d’une série de mouvements de réforme non classistes plutôt que de résistance au capitalisme.

Au cœur de tous ces développements se trouve le « retrait de la classe », une expression inventée par Ellen Meiksins Wood (Wood, 1986) ; dans les milieux universitaires, cela s’est traduit par des attaques contre le marxisme, considéré comme un récit dominant réductionniste de classe qui doit être complété par toute une série de méthodologies alternatives.

Ces phénomènes et d’autres phénomènes connexes constituent depuis un certain temps déjà l’air idéologique que nous respirons ; l’intersectionnalité est à bien des égards une médiation conceptuelle de cette matrice économique et politique. Mes étudiants qui se tournent vers l’intersectionnalité pour comprendre les causes des inégalités sociales qui s’intensifient chaque jour, ici et dans le monde entier, feraient bien mieux de chercher une analyse et un remède dans un marxisme révolutionnaire antiraciste, antisexiste et internationaliste, un marxisme qui envisage la transformation communiste de la société dans un avenir pas trop lointain.

* Cet article est paru dans Science & Society, 82 (2), avril 2018, pp. 269-275. Traduction de l’anglais,  illustrations et insertion du discours de Sojourner Truth de notre rédaction
Barbara C. Foley est une écrivaine américaine et professeure émérite d’anglais de l’Université Rutgers–Newark. Ses recherches et son enseignement portent sur le radicalisme littéraire aux États-Unis, la littérature afro-américaine et la critique marxiste.

Notes

[1] Dans ce qui suit, j’omets de discuter des autres vecteurs d’oppression souvent invoqués dans les discussions sur l’intersectionnalité — la sexualité, l’âge, le handicap, etc. — non pas parce que je ne les considère pas comme faisant partie intégrante de la « matrice des oppressions », mais parce que c’est précisément la relation entre cette matrice des oppressions et l’exploitation fondée sur la classe que je souhaite examiner de manière critique.
[2] En tant que marxiste, je suis hypersensible à l’affirmation erronée selon laquelle le marxisme est un déterminisme économique. Je suis donc encline à accorder aux partisans de l’intersectionnalité la courtoisie de ne pas les accuser immédiatement de réductionnisme culturaliste, et je prendrai plutôt au sérieux certaines de leurs critiques du multiculturalisme et de la politique identitaire comme étant statiques et hégémoniques.
[3] Je dois cette formulation plutôt astucieuse à Kathryn Russell (Russell, 2007).