En date du 12 octobre 2025
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Le Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) s’adresse à vous avec gravité. L’avenir de la Nouvelle-Calédonie ne peut se jouer une nouvelle fois sur la base d’informations tronquées, de lectures biaisées et de décisions précipitées prises à Paris, loin de la réalité du pays.
Nous vous demandons solennellement de rejeter la proposition de loi organique relative au report des élections provinciales [1] et la modification du corps électoral provincial. Ce texte, en apparence technique, serait en réalité une régression politique majeure : il mettrait fin unilatéralement au processus de décolonisation engagé par l’accord de Nouméa et reconnu par la France, en contradiction avec le droit international et des engagements solennels de la République.
Avant les événements tragiques de mai 2024, les informations transmises au Parlement par le gouvernement et le député non-indépendantiste étaient erronées. Le gouvernement de l’époque vous avait présenté une situation sous contrôle dans un pays en paix, un mouvement indépendantiste marginalisé et un « corps électoral figé » qui était une anomalie à régulariser sur le plan juridique. Vous avez été mal informés, et vous avez, pour certains, en toute bonne foi, pris les mauvaises décisions.
Les conséquences de ce passage en force ont été dramatiques : la Nouvelle-Calédonie a connu, une flambée de violences, des morts, des blessés, des destructions, et surtout une fracture sociale profonde. Ces blessures auraient pu être évitées si la parole du FLNKS avait été entendue.
Aujourd’hui encore, certains continuent d’affirmer que le mouvement indépendantiste est affaibli, que le peuple kanak serait résigné ou divisé. C’est une élucubration. Les consultations référendaires locales, les réalités de terrain, les mobilisations de 2024 et le résultat des élections législatives de 2024 [2] ont démontré qu’une écrasante majorité de notre peuple aspire à l’indépendance, dans un cadre pacifique et négocié. Le 24 septembre 2025, le peuple kanak, par la voix du FLNKS, des représentants traditionnels et coutumiers autochtones, des partis politiques nationalistes, de l’EPKNC [3] et des forces vives ont proclamé avec détermination leur volonté de voir accéder le pays de leurs ancêtres à la pleine souveraineté.
Non, nous ne sommes pas des extrémistes. L’extrémisme c’est plutôt cet entêtement incessant de l’Etat français et des non-indépendantistes à maintenir une domination coloniale archaïque et à se désengager coûte que coûte du dessein de l’accord de Nouméa.
Dans la culture kanak, chacun est libre de ses opinions, et la recherche du consensus guide nos décisions collectives. Nous avons toujours su tendre la main et reconnaître l’autre, comme à Nainville-les-Roches en 1983, lorsque nous, représentants du peuple kanak, avons reconnu les victimes de l’histoire [4] comme nos propres frères et avons partagé avec eux notre droit à l’autodétermination.
Mais nous ne pouvons accepter que la parole donnée à notre peuple en voie de décolonisation soit effacée par une loi votée à Paris.
Cette volonté de tendre la main, de construire ensemble malgré les blessures du passé, a trouvé son prolongement dans les Accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa, qui ne sont pas de simples compromis politiques : ils constituent un engagement moral de la République française, pris par le peuple français, envers le peuple kanak, puisque les Français ont voté par référendum. Ils ont fixé une trajectoire claire vers la reconnaissance du peuple premier et une communauté de destin dans la pleine souveraineté.
Après trente-sept ans de paix relative, il est temps de sortir de ce processus par le haut, avec l’accompagnement bienveillant de la France. C’est le sens même de la décolonisation : aller au terme du chemin, en ne faisant pas bégayer l’histoire.
Or, le projet de Bougival s’inscrit à contre-courant de cet esprit. En juillet dernier, le FLNKS a participé aux discussions parisiennes dans un esprit de responsabilité et de dialogue. Mais nous avons été trompés sur la nature et sur la finalité du texte présenté. Ce qui devait être un cadre de travail a été transformé unilatéralement par le gouvernement en accord politique, diffusé comme s’il avait été validé. Or, aucune signature n’engage le FLNKS : toutes celles apposées
à titre de travail ont été retirées officiellement par l’ensemble de nos délégués [5]. Ce texte ne dispose d’aucune légitimité politique et ne peut servir de base à la poursuite du dialogue avec l’État.
De surcroît, le 45ᵉ congrès extraordinaire du FLNKS, réuni en août 2025, s’est démocratiquement prononcé contre le projet de Bougival. Notre position est claire et constante : nous ne voulons pas d’un troisième accord « dans la France ». Le peuple kanak a trop attendu. Cela fait trente-sept ans que nous respectons nos engagements, dans la paix et la patience. Nous avons accepté deux accords – Matignon et Nouméa – parce qu’ils ouvraient la voie vers la souveraineté. Mais le temps de la promesse est révolu : il faut désormais achever le processus de décolonisation par la pleine émancipation tel que prévu par le point 5 de l’accord de Nouméa.
C’est pourquoi nous avions accepté de continuer à discuter de la proposition de l’Etat à Déva, fondée sur une souveraineté partagée avec la France, et non « dans la France ». Cette formule, équilibrée et ambitieuse, était une base de négociation satisfaisante pour achever le processus de décolonisation par la pleine souveraineté. Or, le projet de Bougival, lui, referme la porte de l’émancipation et de l’indépendance politique. Il substitue à la décolonisation un rattachement administratif, contraire à l’esprit des Accords et aux principes du droit international. Et tandis que ce projet demeure suspendu, l’État cherche à en imposer les effets en repoussant les élections provinciales dans la négation de l’intérêt des populations intéressées et de la démocratie, pourtant chère à la République française.
Pour justifier le report des élections provinciales, l’État invoque deux raisons : la nécessité d’ouvrir le corps électoral et une supposée menace pour la paix civile. Aucune de ces justifications ne résiste à l’examen.
Sur le plan juridique, le Conseil constitutionnel, dans sa décision récente, a confirmé la validité du corps électoral gelé et sa conformité aux principes constitutionnels ainsi qu’à l’esprit de l’Accord de Nouméa. Il ne pouvait pas en être autrement, puisque l’ouverture du corps électoral dans un territoire non autonome, déjà en soi une concession des indépendantistes, n’est pas en accord avec le droit international et notamment la résolution 2625 des Nations Unies. De plus, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est constante sur ce sujet depuis l’arrêt Py c. France en 2005 [6].
Cette décision réaffirme donc que le cadre électoral actuel est légitime et pleinement applicable pour la tenue des prochaines élections provinciales.
Sur le plan politique, le constat est tout aussi clair. Depuis des mois, le gouvernement et certains responsables politiques, à Paris comme sur le territoire, affirment qu’il serait « dangereux » de les organiser en fin d’année. C’est une contre-vérité. Ce qui a mis le feu au pays c’est le désespoir des populations longtemps marginalisées et invisibilisées par la politique que mène l’État et les non indépendantistes.
Le peuple kanak et les citoyens de Nouvelle-Calédonie attendent et exigent que la démocratie reprenne ses droits.
Les élections permettront à chacun.e d’exprimer son opinion dans les urnes plutôt que dans la rue. C’est le principe même du jeu démocratique : un régulateur social qui évite la violence physique et le chaos. À l’inverse, chaque report nourrit la frustration, entretient l’instabilité et fragilise la paix civile.
En 2024, nous avions averti : imposer le dégel du corps électoral, c’était remettre en cause les engagements liés à l’Accord de Nouméa. Nous n’avons pas été entendus. Aujourd’hui, nous vous le disons à nouveau : imposer le projet d’accord de Bougival et retarder les élections, c’est prendre le risque de répéter les erreurs du passé.
Si la situation paraît aujourd’hui apaisée, c’est justement parce que le projet de Bougival mort-né s’éloigne, après le choc de son annonce le 12 juillet 2025. Colère, tristesse, incompréhension : ces sentiments ont traversé nos tribus et nos quartiers. Ce calme apparent ne doit pas tromper. Il repose sur un espoir fragile, celui que l’État ne passera pas en force une nouvelle fois, contre la volonté du peuple kanak et des communautés qui nous ont rejoint dans l’espoir de bâtir une nation libre et multiculturelle. Mais nous marchons encore sur des braises : le désespoir rallume toujours la violence, comme l’histoire de la Nouvelle-Calédonie nous l’a cruellement rappelé en 1984 et en 1988.
Pour éviter que le pays ne revive ces drames, une seule voie est possible : une issue politique négociée avec le FLNKS pour l’indépendance. Nous ne refusons pas le dialogue, nous le revendiquons. Mais après tant de fourberies, de promesses détournées et de passages en force, il est temps de reprendre la discussion sur des bases claires, fondées sur la vérité, la confiance, le respect mutuel et sur l’accession à la pleine souveraineté.
Nous demandons que la France reste fidèle à l’esprit des Accords et qu’elle accompagne, sans tutelle ni contrainte, la naissance d’un État souverain : la République de Kanaky.

Mesdames et Messieurs les parlementaires,
La responsabilité du Parlement français est aujourd’hui engagéeet l’avenir de la Nouvelle-Calédonie dépend de votre discernement et de votre lucidité à accompagner le processus de décolonisation dans le respect de la parole de l’État faite au peuple kanak pour la pleine émancipation.
La France a su, en 1988 comme en 1998, choisir la voie du courage politique et du respect des peuples à la libre détermination. En 2025, la France, pays de la déclaration des droits de l’homme, doit à nouveau faire ce choix : celui de la fidélité à sa parole, à l’héritage des Lumières et aux valeurs républicaines qui fondent sa devise : liberté, égalité, fraternité.
Refuser le passage en force et maintenir les élections provinciales en novembre, c’est préserver la paix et rouvrir la voie d’un avenir serein pour nos populations et pour de nouvelles relations avec la France. Aussi, Mesdames et Messieurs les parlementaires, je vous demande de tout mettre en œuvre pour que ce texte soit rejeté.
Il est encore temps.
Le Président du FLNKS
Christian TEIN
[1] Proposition de loi organique visant à reporter le renouvellement général des membres du Congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie pour permettre la mise en oeuvre de l’accord du 12 juillet 2025
[2] 10 226 voix d’écart en faveur des deux candidats indépendantistes sur les deux circonscriptions de la NC.
[3] Église Protestante de Kanaky Nouvelle-Calédonie
[4] Descendants des populations arrivées sur le territoire du temps de la colonisation (bagnards, colons libres, travailleurs sous contrat, ..)
[5] Courrier du FLNKS adressé au Premier ministre le 30 septembre 2025
[6] CEDH, arrêt du 11 janvier 2005, Py c. France, n° 66289/01
Télécharger la lettre ouverte : Lettre ouverte de Christian Tein aux parlementaires – 12 oct 2025
