International, Politique et Social

La gauche et la question de la défense

Ces réflexions ont été publiées par Hanna Perekhoda sur son blog Mediapart. Je pense qu’elles peuvent être très utiles pour les échanges que nous avons sur notre liste gauches-questions-militaires ou dans notre publication Lignes de mire. Nous devons continuer à approfondir notre réflexion collective y compris en affrontant certaines de nos divergences. 

Nous remercions Hanna Perekhoda de nous avoir autorisé à republier son texte. ML

Les slogans sur l’abolition de la guerre ne relèvent plus de la politique. Une discussion sérieuse doit partir de la réalité des menaces et ne pas confondre le militarisme, à rejeter, avec défense d’un espace démocratique, dans lequel il reste possible de lutter contre le néolibéralisme.

Hanna Perekhoda (avatar)

Hanna Perekhoda

Historienne, chercheuse à l’Université de Lausanne

Une récente discussion sur le réarmement et la militarisation m’a aidé à clarifier mes idées. Je suis consciente que ma position n’est pas partagée par beaucoup de gens à gauche, et cela ne me dérange pas. J’espère simplement que cela permettra d’ouvrir un espace de réflexion honnête, aussi bien pour moi que pour les autres.

Avant même de commencer à parler de défense, nous devons nous poser une question fondamentale : faisons-nous face à une menace réelle ? Et pour y répondre, nous devons définir ce que nous entendons par « nous ».

Au niveau national, pour la plupart des pays d’Europe centrale et occidentale, il n’y a aucun risque d’invasion militaire directe. Et de nombreux populistes de gauche et de droite ne s’expriment qu’en termes nationaux : « Il n’y a pas de menace militaire pour notre nation, alors pourquoi dépenser de l’argent pour la défense ? »

Mais cette position est contre-productive. En attisant les sentiments isolationnistes, la gauche fait le jeu de l’extrême droite. L’extrême droite est plus cohérente car elle promeut l’égoïsme dans tous les domaines, de sorte que la gauche est toujours perdante dans ce jeu.

Si nous adoptons plutôt une perspective européenne, nous devons admettre que oui, l’Europe en tant qu’entité est menacée. En revanche, la forme de cette menace varie selon les endroits.

  • La menace ? Une domination russe à l’Est, des gouvernements d’extrême droite à l’Ouest

Si nous incluons l’Ukraine dans notre conception de l’Europe, alors la guerre est déjà là, et elle est énorme. Or, la production européenne d’armes est loin d’être suffisante pour couvrir ne serait-ce que les besoins immédiats de l’Ukraine. Cela signifie qu’il faut augmenter la production et envoyer les armes là où elles sont nécessaires.

Pour les pays situés à l’ouest de l’Ukraine, le danger ne vient pas des chars qui fonceraient sur Berlin. Un scénario plausible serait une provocation dans les pays baltes, destinée à tester la crédibilité de la dissuasion européenne. Ce qui constitue une invasion et ce qui n’en est pas une est toujours une question d’interprétation. N’oubliez pas que les avions de combat russes violent déjà l’espace aérien d’autres pays. Pas à pas, ils testent jusqu’où ils peuvent aller. 

Du point de vue de Poutine, le scénario est tentant. Car il pense que l’Europe occidentale ne se battra pas pour quelques millions d’Estoniens, de Lituaniens ou de Moldaves. Et il a des raisons de le croire. Si les grands États décident effectivement que cela n’en vaut pas la peine, alors leur dissuasion s’effondrera. 

Pendant des décennies, les Européens ont compté sur la puissance militaire américaine. Mais ce mécanisme de sécurité s’effrite. Le problème, c’est que les secteurs stratégiques nécessaires au fonctionnement des armées européennes dépendent presque entièrement des États-Unis : transport aérien, renseignement par satellite, missiles balistiques, défense aérienne, etc. 

Si les États-Unis se retirent, les systèmes de défense des pays européens deviendront complètement inopérants. La réalité aujourd’hui est que l’existence des pays européens dépend du régime d’extrême droite de Trump, qui ne réagira probablement pas en cas d’invasion. Ils sont également vulnérables au régime d’extrême droite de Poutine, qui se réarme, se mobilise et cherche activement la confrontation. 

Les pays baltes, la Pologne et la Finlande doivent donc reconstituer leurs stocks et renforcer leurs infrastructures. Lorsque votre voisin est la deuxième puissance militaire mondiale, qu’il bombarde quotidiennement des villes, consacre un tiers de son budget à la guerre et qualifie votre pays d’« erreur historique », la capacité à se défendre ne peut pas être taxée de course à l’armement. C’est une question de survie. Mais cette survie n’est possible qu’avec l’aide des alliés d’Europe occidentale, car aucun pays d’Europe de l’Est n’est capable de produire les armes nécessaires et d’affronter seul l’armée russe. 

En Europe occidentale, la menace est différente. Il s’agit moins d’une invasion que de la montée de l’extrême droite. Pour Poutine, pour Trump, pour J. D. Vance, le scénario idéal est clair : une Europe de l’Est sous domination russe, une Europe occidentale dirigée par des gouvernements d’extrême droite qui acceptent leur vision d’un monde divisé en zones d’influence autoritaires.

Ici, la défense a donc une autre signification : lutter contre la désinformation, protéger les infrastructures, bloquer l’argent étranger dans la politique, se défendre contre les cyberattaques, le sabotage et le chantage énergétique. Et aider ceux qui ont immédiatement besoin d’armes pour survivre. 

En bref : nous devons adapter nos outils aux menaces. Et surtout, nous devons cesser de penser uniquement en termes nationaux étroits. Car c’est précisément cette logique nationale qui a alimenté des siècles de guerre, de destruction et de division sur le continent européen.

  • Défense et militarisme

Alors, où cela nous mène-t-il ? Je pense qu’il faut distinguer le militarisme de la défense.

Le militarisme, c’est la guerre comme opportunité commerciale, motivée par le profit capitaliste. C’est aussi placer la guerre au centre et y subordonner toute la société. La défense, c’est la capacité de la société à se protéger contre les agressions. Et aujourd’hui, alors que les trois plus grandes puissances militaires menacent ouvertement d’envahir d’autres pays – la Chine veut annexer Taïwan, les États-Unis ont évoqué celle du Groenland, et la Russie mène déjà une guerre en Ukraine –, on ne peut pas prétendre que le problème de la défense n’existe pas.

Le problème n’est pas la production en soi. Le problème est de laisser le marché décider ce qui est produit, pour qui et selon quelles règles. C’est là que se trouve le véritable champ de bataille. Qui décide ? Dans quel but ? Dans quelles conditions ? Et c’est là que la gauche a un rôle crucial à jouer s’agissant des armes : imposer des règles strictes en matière d’exportation, la transparence des contrats, le contrôle démocratique sur leur destination. 

Aujourd’hui, même au sein de ma propre organisation, j’entends dire : « Nous n’avons pas la capacité d’imposer de telles règles. » Et je réponds : « Avons-nous plus de capacité à abolir la guerre et les armes sur toute la planète ? »

À ce stade, nous devons être honnêtes. Les slogans sur l’abolition de la guerre ne relèvent plus de la politique. Ils sont beaucoup plus proches de la religion, insensibles aux exigences de la réalité. Lorsque nous formulons des revendications prétendument radicales sans aucun moyen de les réaliser et sans organisation de masse en vue, le résultat pratique est simple : nous abandonnons le terrain à ceux qui sont déjà au pouvoir. Ils organiseront alors leur défense entièrement selon leurs propres règles et intérêts. Et nous obtiendrons exactement le militarisme que nous prétendons combattre.

Nous pouvons bien sûr prétendre que le fait d’adopter des positions maximalistes aiguisera les contradictions, approfondira les divisions sociales et précipitera l’effondrement de l’État bourgeois. Et que cet effondrement apportera la révolution, la lutte finale. Même si l’extrême droite est forte. Même si une dictature militarisée se dresse à côté. Parce que nous parions que lorsque notre État s’effondrera, les populations des dictatures militarisées voisines se soulèveront – et que dans notre pays, ce sera nous, et non l’extrême droite, qui prendrons le pouvoir.

D’accord… Mais soyons sérieux un instant. Quelle est la probabilité que les gens se révoltent dans des États militarisés, d’extrême droite et illibéraux, soumis à une surveillance de masse ? Et dans un monde de violence nue, où le pouvoir se décide par la force des armes, quelles chances la gauche d’aujourd’hui a-t-elle réellement contre l’extrême droite ?

La politique n’est pas une question de fantaisie. Il s’agit d’analyser le rapport de force réel et de faire avancer ses objectifs dans ce cadre. La question qui se pose à nous est donc simple : quelle est la position réaliste de la gauche européenne dans les conditions actuelles ?

Pour moi, elle doit partir de deux exigences simultanées :

* Premièrement, garantir la survie structurelle d’un espace démocratique.

* Deuxièmement, lutter de l’intérieur de cet espace pour redéfinir son contenu politique et social.

Cela signifie lutter deux fois plus fort contre les politiques néolibérales, mais sans renoncer au cadre démocratique dans lequel cette lutte est encore possible. 

En effet, le projet européen – et à vrai dire le modèle de la démocratie libérale en général – est en contradiction totale. Il protège contre le pouvoir politique arbitraire, mais laisse les gens sans défense face à l’arbitraire du capital. Au passage, la contradiction était inverse dans les États dits socialistes : une certaine protection contre l’arbitraire économique existait, mais aucune protection contre le pouvoir politique. 

Le problème, c’est que ceux qui ont aujourd’hui la capacité et la volonté déclarée de démanteler ce projet sont les régimes dans lesquels les citoyens ne sont protégés ni de l’oppression politique ni de l’oppression économique.

Nous avons commencé par nous demander ce que nous entendons par « nous ». Bien sûr, du point de vue de la gauche, il ne s’agit pas d’un État-nation ou d’une communauté européenne, mais d’une classe ouvrière mondiale. Or, je pense que nous devons garder à l’esprit que ni la vie humaine, ni les droits des travailleurs, ni l’environnement ne peuvent être protégés dans un État qui tombe dans la « zone d’influence » de puissances impérialistes extractivistes autocratiquescomme la Russie de Poutine, les États-Unis de Trump ou la Chine du Parti-État de Xi Jinping. 
Dans un monde dominé par une politique des grandes puissances sans contrôle, les organisations progressistes et leurs valeurs sont toujours anéanties, d’abord politiquement, puis physiquement.

La démocratie libérale est pleine de contradictions. Mais ce sont des contradictions contre lesquelles nous pouvons lutter de l’intérieur. La liberté de former des syndicats, les droits des femmes, les politiques sociales, la solidarité internationale – tout cela n’est pas abstrait, mais renvoie à des infrastructures matérielles qui dépendent de notre capacité à préserver le petit espace de liberté qui a été ouvert, dans nos sociétés, au prix de grands sacrifices.

  • Sortir des filtres identitaires 

À cet égard, il faut souligner qu’il n’existe pas de cloison étanche entre politique interne et externe quand il s’agit de banaliser la brutalité. Cela vaut pour la droite… comme pour la gauche. 

Les néolibéraux qui condamnent les abus de pouvoir à l’étranger tout en promouvant, chez eux, une logique darwinienne, sont ainsi en dissonance totale. L’aggravation des inégalités et le sentiment croissant d’injustice minent la légitimité des États dits démocratiques. Cela ouvre un terrain fertile à la montée des forces fascistes et populistes, qui exploitent ces fractures en affirmant que les gouvernements sacrifient les intérêts du peuple au profit de causes présentées comme lointaines — tel le soutien à l’Ukraine.

Mais le discours de Jean-Luc Mélenchon, qui dénonce les injustices sociales et fait preuve de complaisances multiples envers les régimes autoritaires se présentant comme « anti-américains », est lui aussi dissonant. Une société qui tolère — voire encourage — le cynisme à l’international finira inévitablement par normaliser ces mêmes dynamiques dans ses rapports sociaux internes, et inversement.

L’opinion publique, elle aussi, se fragmente. Pour les uns, il y a « le génocide à Gaza » et pas « la guerre en Ukraine ». Pour les autres, c’est l’inverse. Les positions sont filtrées par des appartenances identitaires, elles-mêmes amplifiées par les algorithmes des réseaux sociaux, qui produisent des bulles informationnelles presque imperméables. Le véritable deux poids-deux mesures n’est donc pas seulement dans les institutions : il est aussi dans nos propres filtres identitaires. Ce n’est pas une fatalité, mais cela exige un effort. Celui de regarder les victimes d’agression comme des sujets à part entière, et non comme de simples occasions de marquer des points dans le jeu politique français.

***

Quelques mots maintenant sur les mesures concrètes qui peuvent être prises dans le contexte suisse, là où je réside. La Suisse n’est pas une île. L’instabilité dans l’UE affecte immédiatement la sécurité suisse. Une fois de plus, la Suisse semble choisir son ancien rôle : celui d’un refuge pour les criminels de guerre et leur argent.

C’est pourquoi nous devons agir :

• Contre la stratégie de la Suisse qui consiste à se cacher derrière sa « neutralité » tout en faisant commerce avec des criminels de guerre. Contre le secret bancaire et les paradis fiscaux qui font de la Suisse un paradis pour les corrompus et les criminels.

• Pour des sanctions plus sévères et des mesures diplomatiques maximales contre les États qui commettent des crimes de guerre et violent le droit international.

• Pour la confiscation des centaines de milliards d’actifs russes gelés et leur utilisation pour financer la défense de l’Ukraine et la sécurité européenne. Certains craignent que cela ne crée un dangereux précédent. Ils ont raison ! La justice est toujours un dangereux précédent dans un système conçu pour protéger les riches. Mais c’est le seul précédent qui vaille la peine d’être créé.

• Pour la réexportation d’armes vers l’Ukraine et contre la vente d’armes aux dictatures et aux États qui violent le droit international.

• Contre les dépenses de plusieurs milliards pour la « défense nationale ». La Suisse n’est pas menacée par l’Allemagne, la France ou l’Italie. Cet argent devrait plutôt contribuer à la sécurité collective européenne.

• Pour l’abandon des combustibles fossiles russes et l’investissement massif dans les énergies renouvelables. L’autonomie énergétique est synonyme de sécurité. Chaque franc dépensé pour le gaz russe est un franc dépensé pour la guerre de Poutine.

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