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Le néolibéralisme comme stratégie coloniale en Palestine – conversation avec Toufic Haddad

Toufic Haddad est l’auteur de « Palestine Ltd. : Neoliberalism and Nationalism in the Occupied Territory », dans lequel il examine comment les initiatives de « paix » néolibérales menées par l’Occident depuis la signature des accords d’Oslo en 1993 ont renforcé l’inégalité sous le couvert de la construction de l’État palestinien. Mašina s’est entretenu avec lui.

Mašina s’est entretenu avec l’écrivain palestinien Toufic Haddad avant sa participation à la Journée de la Palestine à Belgrade, le 22 juin, au Centre culturel des étudiants libérés (SKC). À 16h30 ce jour-là  les participants se sont dirigés vers le Centre de la jeunesse de Belgrade pour une manifestation contre les exportations d’armes serbes vers Israël, organisée par l’initiative Support for the People of Palestine (Soutien au peuple de Palestine). Après la fin de la marche au centre commercial Rajićeva, les participants sont retournés au SKC, où la conférence de Toufic Haddad a débuté à 19 heures.

Haddad est l’auteur du livre « Palestine Ltd. : Neoliberalism and Nationalism in the Occupied Territory », dans lequel il examine comment les initiatives de « paix » néolibérales menées par l’Occident depuis la signature des accords d’Oslo en 1993 ont renforcé l’inégalité sous le couvert de la construction de l’État palestinien. Il est important de comprendre ces processus, car ils ont finalement contribué et conduit au génocide d’aujourd’hui.

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Quel rôle les institutions néolibérales ont-elles joué dans l’élaboration du soi-disant processus de paix et quel est le lien avec ce qui se passe aujourd’hui ?
Les institutions néolibérales ont joué un rôle central dans l’élaboration du « processus de paix » post-Oslo, non pas en résolvant le conflit, mais en le gérant de manière à préserver le contrôle israélien. Le processus n’a jamais été conçu pour aborder les questions politiques fondamentales – l’occupation, la souveraineté, les réfugiés – mais pour offrir à Israël un moyen de maintenir sa domination démographique et territoriale tout en se débarrassant du fardeau de l’occupation directe.

Après la première Intifada, Israël a reconnu que le contrôle militaire direct n’était pas viable. Il est donc passé à un régime indirect, déléguant la gouvernance à une nouvelle Autorité palestinienne. Cet arrangement, soutenu par l’Occident, a imité les bantoustans de l’Afrique du Sud de l’époque de l’apartheid, en créant des zones fragmentées et semi-autonomes sous l’égide d’élites locales, tandis qu’Israël conservait le pouvoir réel sur les terres, les frontières et les ressources.

Des institutions comme la Banque mondiale et le FMI ont facilité cet arrangement en façonnant les fondements économiques de l’autonomie palestinienne. Les donateurs occidentaux ont fourni jusqu’à 50 milliards de dollars pour mettre en place des institutions qui ont favorisé la création d’un « État » dans la forme, mais pas dans le fond. La logique économique était néolibérale : privatisation, déréglementation et partenariats d’élite entre les capitaux palestiniens, israéliens et internationaux.

Cela a créé un système dans lequel les élites palestiniennes ont administré l’occupation au nom d’Israël, gérant la population politiquement, économiquement et même en termes de sécurité. La résistance a été assimilée au terrorisme, et le monde a été encouragé à y voir un progrès vers la paix, alors même que les colonies se développaient et que les Palestiniens étaient de plus en plus fragmentés.

Le résultat a été 155 enclaves palestiniennes déconnectées, en particulier Gaza, qui est devenue une zone surpeuplée et sous-développée. Les négociations politiques étant dans l’impasse, Gaza est devenue l’exemple le plus extrême de cet arrangement raté : une « prison à ciel ouvert » qu’Israël contrôlait à distance, qu’il étranglait économiquement et qu’il soumettait finalement à des assauts répétés qui ont culminé avec le génocide actuel.

Quel est le lien entre la situation actuelle avec l’Iran et ce qui se passe en Palestine ?
Israël poursuit une escalade régionale, en particulier avec l’Iran, dans le cadre de sa stratégie plus large de consolidation du pouvoir. Si Gaza reste sa cible immédiate, Israël saisit le moment géopolitique actuel – soutien des États-Unis, fragmentation arabe, instabilité régionale – pour s’en prendre à l’Iran, son rival de longue date.

Cette escalade est en partie motivée par l’incapacité d’Israël à atteindre ses objectifs stratégiques à Gaza. Malgré des destructions massives, Israël n’a pas vaincu la résistance palestinienne ni transformé l’opinion mondiale en sa faveur. Militairement, il s’est appuyé sur la force ; politiquement, il a perdu sa légitimité morale. Aujourd’hui, il tente de déplacer le champ de bataille au niveau régional, en espérant qu’une guerre plus large remettra les pendules à l’heure.

Mais l’assaut d’Israël contre l’Iran vise également à maintenir son rôle de puissance dominante dans un Moyen-Orient réorganisé. Il s’agit d’une démarche à haut risque qui pourrait se retourner contre lui. Le contexte international est instable et nombreux sont ceux qui craignent que la situation ne dégénère en une guerre régionale plus large, voire en un conflit mondial. Ce qui est clair, c’est que l’ancien ordre international est en train de s’effondrer et que ce qui le remplacera est toujours en suspens.

Quelle est la voie à suivre pour libérer les Palestiniens ?
Il n’y a pas de voie unique, mais il est essentiel de comprendre que la lutte des Palestiniens ne se limite pas à la souffrance : il s’agit d’un mouvement politique d’envergure mondiale. La résilience et le pouvoir d’organisation des Palestiniens inspirent les gens bien au-delà de la région. Leur lutte contre l’apartheid, l’occupation et le colonialisme de peuplement rejoint les luttes menées ailleurs : pour l’autodétermination, pour la justice, pour la dignité.

La solidarité avec la Palestine n’est pas seulement une question d’empathie humanitaire, c’est aussi la reconnaissance de conditions communes. Les technologies de surveillance qu’Israël teste sur les Palestiniens sont exportées dans le monde entier, y compris vers les gouvernements européens. En Serbie, par exemple, des logiciels espions israéliens ont été utilisés contre des journalistes et des militants. La répression à laquelle sont confrontés les Palestiniens est normalisée et exportée.

Le virage à droite dans le monde est intimement lié au soutien à Israël. C’est pourquoi la cause palestinienne doit s’inscrire dans le cadre de mouvements internationalistes, antifascistes et antiautoritaires plus larges. Nous devons nous organiser non seulement contre ce qui se passe « là-bas », mais aussi contre ce que cela reflète et permet « ici ».

Le génocide à Gaza n’est pas une horreur isolée, c’est un avertissement. Et c’est aussi un appel : construire un monde différent, où la solidarité et la résistance peuvent offrir une véritable alternative au fascisme et à l’empire.

Un entretien à retrouver en version anglaise ici.

Mašina
Revue serbe – Droit du travail, luttes ouvrières, mouvements sociaux
https://blogs.mediapart.fr/masina/blog/110725/le-neoliberalisme-comme-strategie-coloniale-en-palestine-conversation-avec-toufic-haddad