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Bilan des cent premiers jours de Donald Trump par la rédaction de Jacobin.

Après cent jours de présidence de Donald Trump, la principale victime de la guerre que mène l’Amérique contre le monde, c’est l’Amérique elle-même.

On a demandé à des amis et à des contributeurs de faire le point sur la présidence de Trump à ce stade très précoce. Axées sur l’économie, la politique étrangère, le travail et la politique partisane, ces réflexions prennent chacune la température du deuxième mandat de Trump et se demandent si le mouvement MAGA prend de l’ampleur ou se heurte à une série d’obstacles.

Lors de son premier comme de son deuxième mandat, Donald Trump a été porté au pouvoir en partie grâce à une critique anti-guerre. Lors de son premier mandat, les Américains en avaient assez de la « guerre contre le terrorisme » mondiale lancée par George W. Bush et institutionnalisée par Barack Obama ; lors de son deuxième mandat, ils étaient lassés d’envoyer des armes et de l’argent à l’étranger au lieu de dépenser davantage pour résoudre les problèmes nationaux. Pourtant, pendant ses deux mandats, Trump s’est montré, comme on pouvait s’y attendre, peu disposé à s’attaquer réellement aux fondements mêmes de l’empire. En effet, début avril, Trump a annoncé que son administration demanderait un budget de défense d’un trillion de dollars.
Comme tout ça le montre, et malgré ce qu’espèrent les critiques anti-guerre, nous vivons une époque de « réalisme impérialiste ». Peu importe ce que disent les candidats à la présidence, ils ne sont jamais prêts à penser au-delà de l’empire. C’est un gros problème pour la gauche, ainsi que pour les petits conservateurs avec lesquels les anti-impérialistes de gauche devront s’allier si on veut réduire l’empreinte de l’empire. Malheureusement, il n’y a pas d’issue facile au réalisme impérialiste.
Néanmoins, il devient de plus en plus évident que des circonstances exogènes et des processus en cours – transformations géopolitiques induites par le climat, scepticisme croissant de l’Europe quant à l’engagement des États-Unis envers la sécurité du continent et ascension continue de la Chine – pourraient bientôt encourager l’empire à se retirer, au moins en Europe et en Asie de l’Est. Comment cette transition se fera, si elle se fait, reste une question ouverte, même si, dans un monde idéal, nous, les anti-impérialistes, contribuerons à la guider dans une direction positive.
Daniel Bessner est professeur associé en politique étrangère américaine à la Henry M. Jackson School of International Studies de l’université de Washington.

Au début de l’année, j’ai interviewé une astrophysicienne dont les données spatiales avaient disparu lors de la purge du Department of Government Efficiency (DOGE). « Il suffit d’une seule personne pour détruire quelque chose », m’a-t-elle dit. « Il en faut beaucoup plus pour réparer. » Cette histoire s’est répétée des milliers de fois dans presque toutes les agences du gouvernement fédéral et dans de nombreuses autres agences qui dépendent du financement fédéral. Ce désordre est intentionnel : l’administration veut détruire les institutions publiques, les subordonner aux caprices de Trump et ouvrir la voie à une privatisation qui enrichira ses amis milliardaires.
Il y a toutefois une lueur d’espoir : le talent de Trump pour la destruction n’a d’égal que son indifférence à l’égard de la construction d’institutions politiques. Alors que nous franchissons le cap des cent jours du deuxième mandat de Trump, le taux d’approbation du président s’élève à 41 %, le plus bas de tous les présidents depuis plus de soixante-dix ans, et seuls 22 % des Américains approuvent fortement sa performance. À moins d’un revirement majeur, ces chiffres se traduiront probablement par des pertes pour les républicains lors des élections de mi-mandat. Pendant ce temps, Trump continue de jouer avec l’idée de se présenter pour un troisième mandat, malgré l’impopularité et l’irréalisabilité de cette idée, surtout si l’équilibre des pouvoirs au sein du pouvoir législatif s’éloigne de ses partisans. Si ça continue, ça empêchera quiconque de manifester le moindre intérêt pour devenir son protégé, et encore moins de préparer le terrain d’une succession ce que Trump percevrait sans aucun doute comme une trahison. Ainsi, alors que Trump est en train de démanteler activement des dizaines d’institutions américaines, il en renforce une : le Parti républicain. Le parti qu’il a revitalisé est désormais l’otage d’un homme impopulaire et dépourvu de vision à long terme.
Même dans leur état désorganisé et sans inspiration, les démocrates n’auront pas de mal à tirer parti électoralement de cette situation. La gauche, quant à elle, a une tâche importante : nous devons démontrer efficacement qu’une politique fondée sur le retour à la normalité et au décorum n’est au mieux qu’une solution à court terme. Le sentiment général de l’électorat reste celui d’un mécontentement latent face à un statu quo inégalitaire et insoutenable. Seule la réintroduction d’une politique socialiste démocratique (ou au moins sociale-démocrate) à la Bernie Sanders peut arracher définitivement l’énergie anti-establishment à la droite MAGA et à ses descendants.
— Meagan Day est rédactrice en chef de Jacobin

Malgré les attaques agressives de Donald Trump contre les migrants, la liberté d’expression universitaire, les droits des travailleurs, les services publics et même le régime commercial mondial mis en place par les États-Unis, il est difficile de considérer que son administration a réussi sur le plan politique. Le DOGE d’Elon Musk n’a pas réussi à faire une brèche dans les dépenses fédérales. Trump a été contraint de revenir sur une grande partie de sa politique tarifaire déclarée face aux plaintes généralisées de la classe dirigeante et au chaos sur les marchés financiers. (Incidemment, cet épisode semble donner raison aux théories marxistes de l’État.) Le président et ses politiques sont de plus en plus impopulaires chaque jour.
D’un autre côté, la stratégie de « saturation » de l’administration a atteint son objectif déclaré, qui était de désorienter l’opposition. La direction du Parti démocrate est toujours aussi faible et incompétente, sans message clair et incapable de faire mieux que des déclarations « très fermes » et d’affirmer ouvertement que les démocrates n’ont aucun moyen de pression ; elle semble déterminée à adopter la stratégie conseillée par James Carville, qui consiste à « faire le mort ». Jusqu’à présent, cette stratégie ne semble pas porter ses fruits. Même si la cote de popularité de Trump chute rapidement, les démocrates n’en profitent pas : fin mars, la cote de popularité du parti était à un niveau historiquement bas.
Il y a quand même des signes de vie à gauche, depuis les employés fédéraux de base qui organisent des manifestations contre les coupes budgétaires du DOGE, jusqu’aux efforts pour protéger les migrants contre les poursuites judiciaires abusives, en passant par les rassemblements « Fighting Oligarchy » de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez qui attirent des foules record. La question est de savoir si et comment ces pousses prometteuses peuvent se transformer en un mouvement efficace pour arrêter la dynamique du trumpisme et, idéalement, proposer une alternative politique convaincante.

L’appel de Sanders à davantage d’indépendants issus de la classe ouvrière à se présenter aux élections suggère une voie possible pour l’avenir. La question de savoir si l’apport d’une énergie indépendante dans l’arène électorale contribuera réellement à construire un véritable rempart contre le MAGA dépendra sans aucun doute de la capacité des travailleurs à adopter une position plus militante et des forces de gauche à former une organisation populaire capable de prendre des initiatives indépendamment des démocrates sclérosés.
— Nick French est rédacteur en chef de Jacobin

La leçon à tirer de Trump 2.0 jusqu’à présent, c’est que les choses peuvent toujours empirer. Après avoir choqué même ses propres conservateurs en emprisonnant des gens pour des propos politiques qui ne leur plaisaient pas, le régime Trump s’est surpassé cette semaine en matière de sadisme autoritaire en expulsant, entre autres horreurs, un enfant de quatre ans atteint d’un cancer en phase terminale et citoyen américain. Voilà pour les mauvaises nouvelles. Les bonnes nouvelles ? Des millions d’entre nous sont d’accord pour dire que c’est grave.
Le soutien populaire dont bénéficie Trump est très faible. Dans un récent sondage, plus de répondants ont attribué la note « F » à ses cent premiers jours au pouvoir qu’à toute autre note. Des manifestations ont envahi les rues dans tout le pays.
Les mesures de Trump qui suscitent le plus de protestations – l’expulsion sans procédure régulière du travailleur du bâtiment Kilmar Abrego García vers une horrible prison salvadorienne, le démantèlement de la recherche scientifique et médicale, l’autorisation donnée à Elon Musk de détruire des institutions chères au cœur des Américains – sont particulièrement impopulaires, selon les sondages.
Quelle forme politique peut prendre toute cette opposition ? La direction du Parti démocrate est affaiblie. Mais la gauche n’est pas sans leaders. Le sénateur et la députée socialistes, Bernie Sanders et AOC, ont attiré des dizaines de milliers de personnes lors de leur « Fighting Oligarchy Tour » à travers l’Amérique rouge. La campagne socialiste de Zohran Mamdani pour la mairie de New York séduit chaque semaine davantage de New-Yorkais. Et certains qui ne partagent même pas notre politique jacobine, notamment des gouverneurs, des membres du Congrès et des juges, refusent de se plier au trumpisme.
Il est temps de se mobiliser. Comme l’a souligné Jane McAlevey avant sa mort, pendant le premier mandat de Trump, il a fallu la gauche et les intérêts corporatifs concernés pour contrer l’attaque républicaine contre l’Obamacare. Les États-Unis capitalistes et l’Union soviétique communiste ont dû bosser ensemble pour vaincre les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. La gauche ne peut pas battre ces oligarques toute seule. Le centre non plus. On a besoin de tout le monde.
— Liza Featherstone est chroniqueuse pour Jacobin et autrice de Selling Women Short: The Landmark Battle for Workers’ Rights at Wal-Mart.

Le Conseil national des relations du travail (NLRB) s’est retrouvé sans quorum après le licenciement illégal de Gwynne Wilcox, membre du conseil (brièvement réintégrée et à nouveau démise de ses fonctions quelques jours plus tard), et les droits de négociation de 67 % de l’ensemble des employés fédéraux ont été menacés par un décret présidentiel (actuellement suspendu). Pendant ce temps, Sean O’Brien et les Teamsters ont célébré la nomination de Lori Chavez-DeRemer, fille d’un membre des Teamsters, au poste de secrétaire au Travail, et Shawn Fain et l’United Auto Workers ont salué, de manière partielle mais ferme, les droits de douane imposés par Trump comme le signe « du début de la fin [de l’Accord de libre-échange nord-américain] et du désastre du « libre-échange ». Tels sont les événements contradictoires qui ont marqué le monde du travail au cours des cent premiers jours du mandat de Trump.
Même si ces deux premiers mois ont été riches en événements, on a le sentiment que le plus gros reste à venir. La « Coalition pour un lieu de travail démocratique », une association patronale anti-syndicale, fait pression sur la ministre de la Justice Pam Bondi pour qu’elle invalide quinze décisions du NLRB, remettant ainsi en cause le régime des relations du travail en vigueur depuis les années 1930. Ces deux derniers mois, le nombre d’élections organisées par le NLRB a baissé. Il est trop tôt pour parler de tendance, mais ça pourrait être un signe que les syndicats se replient.
Dans ce contexte, il ne serait pas surprenant que les syndicats se montrent plus prudents et défensifs. Mais avec Amazon qui dépasse United Parcel Service (UPS) en termes de volume de colis, les Teamsters s’apprêtent à mener des négociations contractuelles difficiles avec UPS en 2028. Une série de négociations « concessionnaires »(en recul) pour le plus gros contrat syndical du pays aurait des répercussions sur l’ensemble du mouvement syndical. Cette évolution, parmi d’autres, indique que la défense seule ne suffira pas. Il est temps pour les syndicats de débloquer leurs fonds de guerre et d’affronter Trump II avec de nouvelles dépenses massives pour l’organisation. Les syndicats doivent prendre l’ascendant pour trouver leur voix politique en 2028.
— Benjamin Y. Fong est directeur adjoint du Center for Work and Democracy de l’Arizona State University et auteur de Quick Fixes: Drugs in America from Prohibition to the 21st Century Bing

John Maynard Keynes a dit un jour que les économistes devraient aspirer à être des gens humbles et compétents, comme les dentistes. Quand les économistes deviennent des célébrités, c’est que le monde va mal. Je pense qu’on peut faire une analogie avec les droits de douane et les brosses à dents : ce sont des outils mineurs, utiles pour des tâches assez spécifiques. Mais quand ils deviennent l’objet d’une attention et d’un débat soutenus, c’est qu’il y a un problème.
Les droits de douane ont leur utilité : ils protègent les industries naissantes, apportent un soulagement temporaire aux secteurs vulnérables en période de ralentissement économique ou protègent les secteurs essentiels à la sécurité nationale. Mais en général, ils ne sont efficaces que dans le cadre d’un plan global dont les autres éléments sont généralement plus importants. Au cours de ses cent premiers jours, Donald Trump a pris la brosse à dents, l’a transformée en arme et s’en sert maintenant pour tenir le monde entier en otage. Ce sont des actions qui tiennent du désespoir plutôt que d’une stratégie. Elles ont déjà sapé, peut-être de manière irréparable, la confiance dans les institutions économiques américaines. Elles pourraient encore contribuer à forger un nouvel ordre mondial sans hégémonie américaine.
— Nic Johnson enseigne dans le programme Droit, lettres et société à l’université de Chicago.

L’Amérique est attaquée : tel est le leitmotiv du deuxième mandat de Trump jusqu’à présent. Et les « droits de douane réciproques » sont les armes auxquelles il a recours pour se défendre. Il en résulte un spectacle impressionnant d’incohérence politique : revirements fréquents, suspensions d’une durée indéterminée, communiqués de presse confus (y compris ceux de la Maison Blanche) et appels téléphoniques hallucinatoires avec des responsables chinois. Rien dans ces cent premiers jours ne correspond à la définition d’une politique responsable. Les actions de l’administration Trump sont aussi complètement à l’opposé de son objectif déclaré de renouveau industriel national. Avec une précision malveillante, sa politique s’en est prise à d’autres fondements de l’exception américaine, notamment son attractivité pour les talents mondiaux et ses centres de recherche scientifique. La brutalité de sa politique frontalière et son attaque contre le système universitaire sapent ces deux fondements.

La principale victime de la guerre que l’Amérique mène contre le monde est donc l’Amérique elle-même. Mais toute guerre a des dommages collatéraux. Dans ce cas, il s’agit d’une crise de la dette qui se profile dans les économies en développement, qui pourrait désormais inclure à la fois les pays du Sud et les États-Unis eux-mêmes, dont la monnaie et la dette ont récemment montré des symptômes évidents de détresse des marchés en développement. À l’avenir, cependant, le « découplage » sino-américain sera ressenti par les pays qui ont surfé sur la vague de la demande chinoise en matières premières et, par extension, de la demande américaine en biens de consommation.
La réponse réaliste à un monde post-américain est la formation de blocs géoéconomiques. En effet, des alliances étranges sont déjà en train de se former. Il est donc prématuré de faire le bilan de la politique commerciale internationale. Après tout, les idées de Trump ne datent pas d’hier. Au XIXe siècle, les forces de la mondialisation et de l’économie ouverte ont créé des gagnants et des perdants. À l’époque comme aujourd’hui, les droits de douane et les restrictions à l’immigration ont joué un rôle important dans la réponse des perdants. À l’époque également, le ver dans le fruit systémique était l’incapacité des nations capitalistes à absorber les externalités négatives du commerce mondial et de l’intégration financière.
Ce système a pris fin avec la conflagration de 1914-1918. Ce qui a persisté, cependant, c’est ce que les historiens Michael Geyer et Charles Bright ont appelé « la condition mondiale » : une sphère de politique mondiale autoréflexive et contestée. La rupture actuelle, loin de mettre fin à ce système, pose avec une nouvelle force la question de la relation entre l’économie mondiale et cette sphère. C’est aux héritiers potentiels de l’hégémonie américaine qu’il revient de redéfinir cette relation. Le développement du Sud et, surtout, la coordination rapide des investissements verts ne peuvent se permettre d’être des dommages collatéraux.
Dominik A. Leusder est économiste et écrivain basé à Londres.

Les cent premiers jours du deuxième mandat de Donald Trump ont été marqués par une guerre psychologique prolongée, basée sur la stratégie de la terreur, à l’encontre des alliés américains de l’OTAN. Le pacte est aujourd’hui confronté à la plus grande crise existentielle qu’il ait connue depuis la fin de la guerre froide. La confiance dans la durabilité du « partenariat transatlantique » n’a jamais été aussi ébranlée. Il a survécu à un Charles de Gaulle errant, mais aujourd’hui, la menace vient de Washington même, où l’alliance a été créée pour défendre ses intérêts. Lors de son premier voyage en Europe, l’agressivité de J. D. Vance a sorti de leur torpeur, provoquée par Joe Biden, les participants somnambules de la Conférence sur la sécurité de Munich. S’il restait encore un doute sur le fait que nous étions en terrain inconnu, la confrontation entre Trump et Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale (que le président américain a qualifiée de « grande télévision ») l’a confirmé : cette fois, c’est pour de vrai. Le premier mandat de Trump n’était pas une aberration. Il n’y aurait pas de retour en arrière.
Des mesures radicales ont été prises. L’Europe se réarme rapidement. Rheinmetall, le premier fabricant européen de munitions, convertit des usines automobiles allemandes en usines d’équipements de défense. Mais cette remilitarisation effrénée aura un coût : pour protéger le mode de vie européen contre les menaces étrangères, certaines des caractéristiques les plus chères de ce mode de vie, au premier rang desquelles l’État providence, seront probablement sacrifiées sur l’autel de Mars.
La rhétorique de l’ère Biden sur une grande lutte civilisationnelle entre démocraties et autocraties est en train d’être abandonnée et même d’anciens faucons comme la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, changent de ton à l’égard de la Chine, soulignant la nécessité d’une politique étrangère constructive et « transactionnelle » envers Pékin. En effet, les droits de douane imposés par Trump rapprochent la Chine et l’UE : les droits de douane imposés l’année dernière par l’UE sur les véhicules électriques chinois sont en cours de réévaluation et la Chine envisage de lever les sanctions contre les membres du Parlement européen. Parallèlement, l’italien Leonardo et le géant turc des drones Baykar viennent de signer un accord qui donnera un coup de fouet à l’industrie européenne des drones, actuellement en perte de vitesse.
L’« Europe géopolitique », une Europe qui a « appris à parler le langage du pouvoir », est susceptible de remplacer l’« Europe sociale ». Mais alors que le continent délaissé semble proche d’une solution administrative à ses problèmes de sécurité, les Européens restent désespérément attachés à Washington et incapables de concevoir leur propre politique étrangère.
— Lily Lynch est une journaliste spécialisée dans les affaires étrangères, actuellement basée à Istanbul.

Donald Trump a brandi son épée en direction du Canada, du Groenland et du Panama. Mais il a ordonné à Israël de ne pas attaquer l’Iran (tout en laissant s’effondrer le cessez-le-feu à Gaza dont il s’était attribué le mérite) et a poussé la Russie et surtout l’Ukraine vers une forme de paix dans ce qu’il a joyeusement qualifié de « guerre de Joe Biden, le somnolent ». DOGE a atteint le ministère de la Défense et Pete Hegseth, administrateur embarrassé et contesté du Pentagone, a réduit les contrats de près de 6 milliards de dollars. Trump n’a guère été à la hauteur des normes élevées qu’il avait fixées en demandant que son administration soit jugée « non seulement sur les batailles que nous gagnons, mais aussi sur les guerres que nous finissons, et peut-être plus important encore, sur les guerres dans lesquelles nous ne nous engageons jamais ». D’un autre côté, bien qu’il ne soit pas isolationniste, qu’il parle fort et qu’il brandisse toujours un gros bâton, Trump n’a pas encore agi selon ses pires instincts. Mais son hostilité envers la Chine, à la suite de son prédécesseur, s’est intensifiée avec l’imposition de droits de douane punitifs.
Les dégâts causés par ses cent premiers jours sont plus importants dans le domaine de la politique intérieure, où Trump a tiré les leçons de ses résultats médiocres lors de son premier mandat pour s’entourer de flagorneurs et lutter contre la résistance à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement. La réduction des effectifs de l’administration fédérale va la paralyser pendant des années. Il n’a toutefois adopté aucune loi, de sorte que tout ce qu’il a fait, en particulier lorsqu’il s’agit de refuser illégalement de dépenser l’argent du Congrès, peut être rapidement modifié par son successeur. Elon Musk revient discrètement chez Tesla, qui a été durement touchée malgré la générosité de Trump. Son « restrictionnisme » en matière d’immigration est déjà de retour, mais il est désormais devenu une priorité bipartisane. L’année prochaine, l’élaboration du budget sera marquée par de vives tensions. L’objectif ultime, à savoir le renouvellement des réductions d’impôts pour les riches de son premier mandat, sera suffisamment coûteux pour rendre tentante la réduction des prestations sociales. Ces mesures pourraient changer définitivement l’État américain et s’avérer être l’héritage le plus toxique de Trump.

— Samuel Moyn est professeur de droit et d’histoire à l’université de Yale et auteur de Liberalism Against Itself: Cold War Intellectuals and the Making of Our Times

Depuis cent jours, Tom Homan est frustré. « On doit arrêter plus de gens », a-t-il supplié Trump. Depuis, Homan a expulsé un enfant de dix ans malade, un enfant de quatre ans… « On expulse la mère », dit-il ; les enfants, qui sont citoyens américains, choisissent de partir avec elle. Le logo du régime, c’est une botte qui piétine les faibles ; son effet sonore, un gémissement. Tout est précaire, sauf les institutions de violence. Le sort d’un Américain sur cinq dépend de l’avenir de Medicaid. Celui de quarante millions de personnes dépend de l’avenir du SNAP. Beaucoup de ces dernières vivent dans des bases militaires ; vingt-quatre millions vivent dans des États pro-Trump, dont beaucoup ont une économie agricole subventionnée par la pauvreté des gens qui ont faim. Le milliard déjà supprimé de l’aide alimentaire a touché les programmes des cantines scolaires, les crèches, les banques alimentaires et les agriculteurs locaux. La fermeture du ministère de l’Éducation signifie que les enfants handicapés et transgenres sont sacrifiables. La remise en cause de la sécurité sociale menace toutes les familles qui ont un enfant malade, tous les travailleurs handicapés et la plupart des personnes âgées, pour qui le suicide est un plan de secours.
Seuls les piratages rapides de DOGE dans les « rouages » de l’État administratif surprennent vraiment. La cruauté était promise. Peut-être pas l’externalisation vers le Salvador, mais quelle symétrie dans le choix ! Ronald Reagan a donné à « Make America Great » son premier tour de piste en licenciant des travailleurs, en doublant le nombre de sans-abri, en restant muet alors que 46 134 hommes, pour la plupart homosexuels, mouraient du sida et en faisant hurler l’Amérique centrale. Avec Trump, l’escroquerie était attendue, tout comme le mépris du pouvoir judiciaire. On ne poursuit pas en justice pour obtenir l’impunité et se retenir ensuite. La colère de Homan était touchante. Il semblait ne pas comprendre que la violence est un moyen d’arriver à une fin, pas une fin en soi. La droite s’est organisée pendant soixante ans pour ce moment. « Assiéger les institutions », comme le préconise Christopher Rufo, vise à démanteler l’État providence, l’héritage des années 60, à un retour au maccarthysme, qui attaquait la gauche pour mettre à genoux le libéralisme. Ce que les gens ne comprennent pas, a dit un jour le stratège de gauche Eric Mann, c’est que « la droite refuse de perdre ».
JoAnn Wypijewski est l’auteure, plus récemment, de What We Don’t Talk About: Sex and the Mess of Life (Ce dont on ne parle pas : le sexe et le désordre de la vie).