Beaucoup d’organisations en France et ailleurs se sont réclamées de la victoire de Zohran Mamdani ,du Democratic Socialists of America, à New York. Pourtant, verticales et caporalisées, elles sont loin des préoccupations des DSA concernant la démocratie et la création de structures préfigurant le socialisme. Certes toutes tiennent un discours sur la participation lors des périodes électorales, mais comme disent les auteurs une participation sans influence est la recette du cynisme. Au delà d’un éventuel succès électoral l’objectif doit être la création d’une capacité démocratique durable pour les citoyens. ML
PAR GABRIEL HETLAND et BHASKAR SUNKARA
Si Zohran Mamdani veut vraiment tenir ses promesses, il lui faut plus que des politiques : il lui faut des institutions qui donnent du pouvoir aux travailleurs. Les assemblées populaires offrent un moyen de construire une nouvelle culture politique ascendante à New York.
Zohran Mamdani devrait sérieusement envisager de faire des assemblées populaires un élément clé de sa stratégie de gouvernance.
La victoire électorale de Zohran Mamdani représente bien plus qu’un simple bouleversement électoral. Elle confirme que la politique socialiste démocratique, lorsqu’elle est menée avec discipline, vision et vigueur, peut trouver un large écho, même dans une ville connue pour ses structures de pouvoir bien établies et le veto silencieux des riches. La campagne a réussi non pas parce que les New-Yorkais sont soudainement devenus des idéologues, mais parce que Zohran est apparu comme crédible, authentique et sérieux dans sa volonté d’améliorer la vie des gens. Les électeurs ont répondu à un programme axé sur l’accessibilité financière, ancré dans les pressions quotidiennes, les coûts du logement, les transports, la garde d’enfants, les courses alimentaires, et aussi à un candidat en qui ils avaient confiance pour se battre pour eux.
Mais derrière cette campagne se cachait un message de changement. Pas seulement un changement de politique, mais un changement dans la manière dont la politique est menée et dans le rapport au pouvoir des travailleurs. Ce deuxième mandat est tout aussi important que le premier. Garantir l’accessibilité financière sans changer la relation entre les citoyens et la gouvernance risque de reproduire un schéma familier : une administration progressiste encerclée par des élites hostiles, avec des obstacles procéduraux et une base sociale qui se mobilise toutes les années d’élections pour se démobiliser une fois que le gouvernement est en place.
C’est pourquoi Mamdani devrait sérieusement envisager de faire des assemblées populaires un élément clé de sa stratégie de gouvernance. Car sans remodeler la relation entre les gouvernés et le gouvernement, son administration ne tiendra pas ses promesses socialistes, mais aura également du mal à tenir ses promesses progressistes plus générales.
Les assemblées populaires comme outil de gouvernance
L’accessibilité financière doit rester le mot d’ordre de tous les socialistes de New York. Les préoccupations liées au coût de la vie ont permis à Zohran de remporter le pouvoir, et son administration sera jugée sur sa capacité à obtenir des résultats dans ce domaine. Mais le socialisme ne peut se réduire à une liste de mesures redistributives, aussi nécessaires soient-elles.
À la base, le socialisme démocratique est un projet visant à renforcer le pouvoir de la classe ouvrière par la lutte populaire, à la fois pour obtenir des réformes immédiates et pour jeter les bases d’une société au-delà du capitalisme. Il vise non seulement à améliorer le niveau de vie par la redistribution et les services publics, mais aussi à renforcer la capacité des travailleurs à influencer collectivement les décisions qui déterminent leur vie. Ces deux objectifs sont indissociables. Les gains matériels rendent la participation politique possible, tandis que le pouvoir politique permet d’obtenir, de défendre et d’étendre ces gains.
Il existe également un argument en faveur des assemblées populaires qui est moins noble mais tout aussi convaincant : elles peuvent aider une administration Mamdani à gouverner.
Zohran Mamdani entrera en fonction face à un réseau dense de résistances institutionnelles et économiques. À New York, le pouvoir ne réside pas uniquement à la mairie. Il est exercé par les propriétaires fonciers qui peuvent faire dérailler les politiques progressistes en matière de logement, par les intérêts commerciaux qui façonnent les investissements et menacent de faire fuir les capitaux, par un establishment politique habile à faire obstruction aux procédures et par une structure étatique qui limite l’autorité du maire.
Pour surmonter les obstacles prévisibles, Mamdani aura besoin d’une base organisée capable d’exercer une pression au-delà des cycles électoraux, de contester les vetos des élites et de modifier l’équilibre des pouvoirs autour de luttes politiques concrètes. Les assemblées populaires offrent un moyen de contribuer à renforcer cette capacité, non pas comme des gestes symboliques, mais comme des institutions qui relient les priorités gouvernementales à l’action collective dans la ville elle-même.
Mamdani aura besoin d’une base organisée capable d’exercer une pression au-delà des cycles électoraux, de contester les vetos des élites et de modifier l’équilibre des pouvoirs autour de luttes politiques concrètes.
Dans la pratique, cela signifie créer des espaces réguliers et institutionnalisés où les citoyens ordinaires participent aux décisions qui affectent leur quartier et leur vie quotidienne.
Bien menées, les assemblées peuvent renforcer la vie associative, créer des réseaux de participation durables et contribuer à transformer un soutien électoral ponctuel en un pouvoir politique durable. Les assemblées et les réformes associées liées à un projet plus large de gouvernance de masse peuvent apporter des avantages concrets aux communautés ouvrières. Les recherches sur les institutions participatives dans les villes d’Amérique latine montrent que ces institutions ne peuvent réussir à attirer une participation massive que dans la mesure où elles apportent des avantages réels pour la vie des gens. En donnant aux travailleurs et aux pauvres la possibilité de délibérer et d’apporter une contribution significative aux décisions qui affectent leur vie, les assemblées populaires peuvent également favoriser l’autonomisation politique de la classe ouvrière, élément essentiel à toute vision du socialisme démocratique.
Elles peuvent également contribuer à susciter l’adhésion à des politiques progressistes. Les recherches montrent systématiquement que les gens sont plus enclins à accepter des décisions, même celles avec lesquelles ils ne sont pas d’accord, lorsqu’ils estiment que le processus a été équitable, inclusif et significatif. La participation est importante non seulement pour les résultats, mais aussi pour la légitimité. Le succès du récent événement « The Mayor Is Listening » (Le maire à l’écoute), au cours duquel Zohran a rencontré pendant douze heures des New-Yorkais ordinaires au Museum of the Moving Image, en est la preuve. Cet événement, qui a donné lieu à des articles élogieux dans la presse, avait pour but de montrer que Zohran ne gouvernera pas dans le dos des New-Yorkais, mais en dialogue avec eux. Bien que couronné de succès, cet exercice était bien sûr limité : Zohran a écouté, mais n’a rien promis de plus. Les assemblées populaires peuvent tirer parti de l’énergie et de l’enthousiasme générés par cet événement et les relier à un processus plus large de gouvernance de masse.
Il existe également de plus en plus de preuves que des institutions participatives bien conçues peuvent réduire la polarisation et favoriser l’unité, même sur des questions politiquement sensibles et controversées telles que le changement climatique. Les expériences communes de délibération peuvent transcender les clivages idéologiques et sociaux, contrant ainsi l’impasse qui caractérise de plus en plus les institutions étatiques et la société civile. Et comme les gens ont tendance à faire davantage confiance aux informations provenant de leurs pairs qu’aux politiciens, les assemblées peuvent également servir de canaux de communication crédibles, et pas seulement de prise de décision. Cela s’est notamment produit grâce à des assemblées de citoyens habilitées à demander des informations à des experts, que les assemblées peuvent discuter et diffuser, d’une manière ou d’une autre, à un public plus large.
En bref, les assemblées populaires ne sont pas une distraction par rapport à la gouvernance. Elles constituent un mode de gouvernance qui renforce le pouvoir de l’administration plutôt que de l’affaiblir.
Comment les assemblées pourraient fonctionner
Il n’existe pas de modèle unique d’assemblées populaires. Elles ont pris de nombreuses formes dans différents contextes : budgets participatifs, conseils de santé et conseils de l’eau en Amérique latine ; conseils de quartier et panels de citoyens en Europe et en Amérique du Nord ; assemblées climatiques en France et ailleurs. Les résultats ont été très variés.
Les budgets participatifs sont souvent cités comme une réussite, et dans des endroits comme Porto Alegre, au Brésil, ils l’ont véritablement été. Là-bas, elle a redéfini les priorités en matière de dépenses, élargi l’accès aux services, favorisé une culture de participation et de responsabilité, et donné aux communautés ouvrières un moyen efficace d’obtenir des ressources matérielles importantes telles que le pavage, l’éclairage public et les lignes de bus. Aux États-Unis, en revanche, la budgétisation participative a généralement été mise en œuvre à une échelle beaucoup plus petite, ne contrôlant qu’une infime partie des budgets municipaux et produisant des résultats beaucoup plus limités.
La leçon à en tirer n’est pas que les assemblées ne fonctionnent pas, mais que leur conception est importante. Les institutions peuvent être source d’autonomisation ou de frustration. Plutôt que d’insister sur une forme unique, il est plus judicieux d’identifier un ensemble de principes grâce auxquels les assemblées populaires peuvent renforcer l’action politique de la classe ouvrière et développer des capacités d’organisation et de mobilisation.
Premièrement, les assemblées doivent offrir aux citoyens ordinaires des possibilités réelles et significatives d’influencer les décisions qui façonnent leur vie.
Une participation sans influence est la recette du cynisme. Si les assemblées sont perçues comme purement symboliques, comme des espaces de discussion sans impact tangible sur les politiques ou les stratégies, elles perdront rapidement leur crédibilité.
Deuxièmement, les assemblées doivent être conçues de manière à favoriser une délibération significative. Cela implique plus que le simple fait d’exprimer des griefs ou de recenser des préférences. Il s’agit de créer des espaces structurés où les participants évaluent les compromis, entendent les arguments contradictoires et exposent les raisons pour lesquelles ils préfèrent une ligne de conduite plutôt qu’une autre. La création d’espaces de délibération est cruciale non seulement pour des raisons instrumentales, mais aussi parce que la délibération est le moyen par lequel les non-élites « apprennent à se gouverner elles-mêmes ». Le débat et la délibération sont également des moyens essentiels permettant aux communautés ouvrières de forger une unité au-delà des nombreuses divisions — de race, de genre, de langue, d’origine nationale, de capacités, etc. — qui les séparent.
Les assemblées doivent offrir aux citoyens ordinaires des possibilités réelles et significatives d’influencer les décisions qui façonnent leur vie. Une participation sans influence est la recette du cynisme.(bis)
Cependant, en l’absence d’une conception délibérée, les institutions participatives ont tendance à reproduire les divisions et les inégalités existantes en termes de temps, de confiance et d’expérience politique. En d’autres termes, elles pourraient devenir un lieu de discussion pour les militants existants. Ce risque ne plaide pas contre les assemblées, mais en faveur d’une structuration minutieuse. La délibération nécessite une facilitation, des ordres du jour clairs et des processus décisionnels bien définis. Elle nécessite également une attention particulière à l’accessibilité : des horaires et des lieux de réunion adaptés aux horaires de travail, à la garde d’enfants, et des formats accueillants pour les personnes peu familiarisées avec les cadres politiques formels.
C’est là que le leadership politique devient décisif. Si les assemblées populaires doivent dépasser le cadre des personnes déjà politisées et devenir des vecteurs d’une participation plus large de la classe ouvrière, Zohran et son administration devront activement initier et guider le processus. Cela signifie établir des priorités claires, signaler que la participation influencera les décisions réelles et intégrer de manière visible les commentaires de l’assemblée dans le programme de gouvernance de l’administration. Sans ce type de leadership, les espaces participatifs ont tendance à se réserver à ceux qui sont déjà à l’aise avec la politique.
À New York, les assemblées devraient être organisées à deux niveaux principaux. Les assemblées de quartier pourraient se réunir une fois par mois dans les écoles, les bibliothèques ou les centres communautaires de la New York City Housing Authority. Ces assemblées seraient liées à des questions concrètes telles que le logement, les transports et la sécurité communautaire dans une zone définie et compteraient sur la participation du personnel municipal concerné. Les assemblées au niveau des arrondissements pourraient se réunir tous les trimestres pour débattre et classer les priorités plus larges, notamment en matière de budgets et de grands projets. Chaque cycle annuel d’assemblées se terminerait par une décision claire (telle que les priorités) qui alimenterait les calendriers et les propositions budgétaires publiés.
Pour fonctionner, les assemblées ont besoin d’une traduction garantie, d’une garde d’enfants, d’une rémunération pour les animateurs et d’un personnel permanent. Les calendriers des assemblées devraient être synchronisés avec les cycles de décision existants, tels que les budgets de l’État et de la ville, afin qu’elles deviennent une sorte de porte d’entrée vers le pouvoir institutionnel réel jusqu’à ce que les structures participatives de la ville soient alignées sur la proposition plus large décrite ici. Les assemblées devraient être liées à un projet de gouvernance de masse plus large qui comprend des projets lancés par la mairie, des campagnes budgétaires et de données, le soutien au volontariat de masse (par exemple, un corps de volontaires soutenu par la ville) et la refonte des structures, institutions et processus étatiques existants dans un cadre cohérent et doté de pouvoirs.
Il y a inévitablement des compromis à faire : entre les assemblées de quartier et celles axées sur des thèmes spécifiques, entre le pouvoir consultatif et le pouvoir contraignant, entre les formats en présentiel et hybrides. Ces choix doivent être guidés par l’objectif plus large de renforcer l’action de la classe ouvrière et de construire une base sociale capable de soutenir la réforme.
La démocratie à l’intérieur et à l’extérieur de l’État
Ces questions ne sont pas nouvelles.
Dans les années 1970, le théoricien marxiste Nicos Poulantzas avertissait que la social-démocratie et le socialisme d’État de type soviétique partageaient une méfiance à l’égard de l’initiative populaire. L’un voulait gérer le capitalisme par le haut dans l’intérêt des travailleurs, l’autre supprimait le pluralisme au nom de la volonté populaire. L’alternative qu’il proposait était une stratégie de double démocratisation : transformer les institutions représentatives tout en développant simultanément des formes directes de démocratie en dehors de l’État.
Mamdani peut considérer l’enthousiasme populaire comme une ressource temporaire à dépenser ou à investir comme fondement d’un nouveau type de politique.
Il ne s’agissait pas d’un rejet des élections ou du gouvernement représentatif, mais d’un moyen de les approfondir. Dans cette optique, la démocratie représentative est renforcée, et non affaiblie, par une citoyenneté organisée capable d’exercer des pressions, de générer des idées et de demander des comptes aux dirigeants. Un tel mouvement devient un rempart contre la stagnation technocratique et la réaction autoritaire.
Cette vision reste convaincante. Gouverner depuis la mairie sans un mouvement fort risque de conduire à une forme technocratique de social-démocratie qui apporte des gains progressifs tout en laissant intactes les relations de pouvoir sous-jacentes.
Après tout, nous avons eu la chance d’élire quelqu’un qui n’est pas la réincarnation de Bill de Blasio, mais un socialiste déjà familier avec les idées démocratiques radicales, tout en étant profondément conscient des limites de la politisation qu’il a déclenchée jusqu’à présent — et de l’urgence de transformer cette énergie en un changement institutionnel durable.
Partir de là où nous en sommes
La force électorale de Zohran Mamdani dépasse de loin la force organisée de la classe ouvrière dans la ville. La plupart des gens sont occupés, sceptiques et peu habitués à une participation politique soutenue.
C’est précisément pour cela que les assemblées populaires sont importantes. Elles peuvent servir de ponts entre le soutien électoral et une organisation durable. Les assemblées de quartier et d’arrondissement, liées à des questions concrètes d’accessibilité financière, peuvent connecter les gens au programme qui a porté Zohran au pouvoir, leur donner un rôle dans son élaboration et leur permettre de se considérer comme des acteurs politiques plutôt que comme de simples électeurs.
En ce sens, les assemblées ne sont pas simplement un moyen de canaliser un mouvement déjà existant. Elles sont un moyen d’aider à en construire un. Elles offrent un moyen de traduire l’enthousiasme électoral en une capacité démocratique durable, de créer, par le haut, les conditions d’une participation ascendante qui n’existe pas encore à grande échelle.
Zohran Mamdani s’est vu offrir une occasion rare. Il peut considérer l’enthousiasme populaire comme une ressource temporaire à dépenser ou y investir comme fondement d’un nouveau type de politique. Les assemblées ne sont pas une panacée. Mais sans institutions qui élargissent l’action politique parallèlement à la réforme matérielle, la promesse de ce moment sera plus difficile à tenir et plus facile à défaire.
Si le socialisme démocratique doit signifier plus qu’une administration progressiste, il doit trouver une expression institutionnelle. À New York, cela devrait commencer par donner aux citoyens ordinaires une véritable place à la table des négociations et le pouvoir de façonner l’avenir.
Gabriel Hetland est professeur associé d’études latino-américaines, caribéennes et latino-américaines à l’université SUNY Albany et auteur de Democracy on the Ground: Local Politics in Latin America’s Left Turn (2023).
Bhaskar Sunkara est le rédacteur en chef fondateur de Jacobin, le président du magazine Nation et l’auteur de The Socialist Manifesto: The Case for Radical Politics in an Era of Extreme Inequality.
Traduction ML pour Réseau Bastille.
