L’attaque perpétrée ce week-end à Bondi Beach, en Australie, était un acte terroriste antisémite. Elle doit être condamnée sans réserve, sans hésitation et sans les tergiversations rituelles qui accompagnent désormais si souvent la dénonciation des violences racistes. Les Juifs/Juives ont été pris·es pour cible parce qu’elles et ils étaient juifs/juives. Ce fait n’est ni ambigu ni négociable, et toute politique qui hésite à le dire a déjà renoncé à ses responsabilités morales.
Il existe une tendance, en particulier à gauche, à aborder ce genre de situation de manière défensive, en s’inquiétant de la manière dont la condamnation sera instrumentalisée ou des acteurs/actrices malveillant·es qui pourraient tirer profit d’une prise de position claire. Cette réaction instinctive est compréhensible (l’attaque est déjà utilisée pour justifier une réaction hostile à l’antisionisme et pour exacerber un climat déjà explosif d’islamophobie), mais elle est également erronée. La violence antisémite est réelle et mortelle. Et elle ne le devient pas moins parce qu’il est politiquement gênant de la reconnaître. La nommer n’est pas une concession au pouvoir, mais la condition minimale d’un sérieux éthique.
Condamner une attaque antisémite ne signifie pas approuver les actions d’Israël, approuver le sionisme ou accepter l’assimilation cynique de la sécurité des Juifs/Juives à la violence d’État. Cela signifie simplement adhérer à l’idée que personne ne devrait être attaqué, terrorisé ou assassiné en raison de son identité. Lorsque la condamnation est mitigée ou retardée, cela alimente l’idée corrosive selon laquelle certaines vies doivent d’abord être jugées politiquement avant de pouvoir être pleurées.
Dans le même temps, la clarté morale n’est pas la même chose que la compréhension politique. La condamnation nous dit ce qui ne va pas, mais elle ne nous dit pas pourquoi cette violence continue de se reproduire. Considérer l’attaque de Bondi comme une explosion de haine irrationnelle, isolée du monde politique dans lequel elle s’est produite, ne nous laisse que le choc et la répétition. La tâche la plus difficile consiste à concilier deux idées : la violence antisémite doit être condamnée sans hésitation, et les conditions qui la rendent possible doivent être examinées sans crainte.
C’est là qu’apparaît généralement une objection familière. Toute tentative d’expliquer la violence antisémite, nous dit-on, risque de l’excuser. Cette objection a une force intuitive, mais elle repose sur une confusion. La condamnation et l’explication répondent à des questions différentes. L’une nomme un crime, l’autre demande comment ce crime est devenu concevable. Les confondre ne protège pas contre la violence, mais garantit seulement qu’elle se reproduira.
Nous avons déjà abordé cette distinction. Après le 11 septembre, il était possible – voire nécessaire – de dire que les attentats étaient des crimes et qu’ils avaient provoqué une vague d’islamophobie qui avait remodelé la politique mondiale, les forces de l’ordre, l’immigration et la guerre. Observer cette relation ne revenait pas à blâmer les musulman·es pour le 11 septembre, ni à justifier les meurtres de masse. Cela revenait à reconnaître que la violence raciste ne s’arrête pas à l’événement lui-même, mais qu’elle réorganise le monde qui suit.
La même logique s’applique ici. L’antisémitisme n’est pas une force éternelle qui plane au-dessus de l’histoire et qui s’enflamme au hasard. Il s’agit d’une formation politique et idéologique qui s’active dans des conditions spécifiques, se voit attribuer de nouveaux objets et est redirigée par les structures de pouvoir existantes. Refuser d’examiner ces conditions ne protège pas les Juifs/Juives. Cela laisse l’antisémitisme intact, mystérieux et donc plus difficile à combattre.
Une grande partie du débat contemporain oscille entre deux positions stériles. D’une part, la violence antisémite est traitée comme la preuve d’une haine immuable, à gérer par la surveillance, le contrôle policier et la dénonciation morale. D’autre part, tout effort visant à en déterminer les causes est rejeté comme une « contextualisation » suspecte. L’un mystifie la violence et l’autre empêche toute analyse. Aucun des deux ne contribue beaucoup à prévenir la prochaine attaque.
Pour comprendre l’antisémitisme aujourd’hui, il faut se pencher sur le contexte politique dans lequel il se reconfigure. Ce contexte comprend le génocide perpétré par Israël à Gaza et le cadre idéologique utilisé pour le défendre. Cela ne signifie pas que les Juifs/Juives sont responsables de cette guerre, ni que la violence antisémite est une réponse rationnelle ou légitime à celle-ci. Il s’agit plutôt de souligner que la fusion de longue date entre l’identité juive et un État souverain, prônée par le sionisme, a des conséquences mondiales qui ne s’arrêtent pas aux frontières d’Israël.
Dès ses débuts, le sionisme politique a cherché à transformer la judéité, identité religieuse et culturelle dispersée, en une identité nationale, ancrée dans un territoire, une souveraineté et une autodéfense armée. Au fil du temps, et en particulier après 1967, ce projet s’est cristallisé en un État qui revendiquait de plus en plus d’agir non seulement pour les Juifs/Juives, mais aussi comme l’expression politique de la vie juive elle-même. Dans les moments de calme relatif, cette revendication comportait déjà des risques. Dans les moments de violence de masse, elle devient explosive.
Lorsque Israël mène une guerre en termes explicitement civilisationnels – se présentant comme un avant-poste de l’Occident contre la barbarie et la menace existentielle –, il imprègne l’imaginaire mondial d’une association entre la judéité et un régime de pouvoir particulier : militarisé, punitif et irresponsable. Les antisémites n’ont pas inventé cette association, mais elles et ils l’exploitent avec empressement. Lorsque les institutions et les symboles juifs sont mobilisés pour défendre les actions d’Israël, lorsque les Juifs/Juives dissident·es sont dénoncé·es comme des traîtres, lorsque le discours sur la sécurité des Juifs/Juives est associé à la guerre de siège et aux punitions collectives, les Juifs/Juives du monde entier sont considéré·es comme des symboles plutôt que comme des voisin·es ou des citoyen·nes.
Le racisme ne fonctionne pas par un raisonnement minutieux. Il fonctionne par des schémas, des abstractions et des déplacements. Il cible des symboles plutôt que des structures. En insistant sur le fait qu’Israël agit au nom de tous les Juifs/Juives et en traitant la critique de ses actions comme une attaque contre l’existence juive elle-même, les défenseur·es du sionisme universalisent le risque. La judéité devient un signifiant politique mondial, susceptible d’être adoré ou attaqué selon les circonstances.
Dans le même temps, un autre danger doit être affronté. Il existe une mauvaise façon d’expliquer le soutien indéfectible de l’Occident à Israël, et cette façon a causé d’immenses dommages historiques. Attribuer ce soutien au pouvoir juif, à l’influence juive ou au contrôle juif caché est non seulement faux, mais cela reproduit le fantasme central de l’antisémitisme lui-même.
Les États-Unis ne soutiennent pas Israël parce que les Juifs/Juives « dirigent le monde » ou manipulent les gouvernements dans les coulisses. Cette explication s’inscrit dans une longue tradition qui imagine les Juifs/Juives comme des agent·es omnipotent·es tirant les ficelles de l’histoire. Elle refait surface chaque fois que le pouvoir semble distant et irresponsable. Elle opère également un déplacement fatal, en déplaçant la responsabilité des États, des armées, des entreprises et des classes dirigeantes pour la faire porter aux Juifs/Juives en tant que tel·les.
La réalité est plus banale et plus accablante. Le soutien occidental à Israël est ancré dans l’utilité impériale. Depuis des décennies, Israël joue le rôle de gendarme régional, de centre de renseignement, d’avant-poste militaire et d’allié idéologique des États-Unis et de leurs partenaires. Cela a été déclaré ouvertement. En 1986, Joe Biden a déclaré de manière tristement célèbre que si Israël n’existait pas, les États-Unis devraient l’inventer, car il servait les intérêts américains dans la région. Cette logique n’a jamais vraiment changé. Les fabricants d’armes, les élites de la sécurité et les institutions diplomatiques ont tiré des avantages matériels et institutionnels de cet arrangement. Aucune conspiration n’est nécessaire. C’est ainsi que fonctionne l’empire.
Il est également soutenu par des forces qui n’ont pratiquement rien à voir avec la sécurité des Juif/Juives. Le sionisme chrétien, particulièrement aux États-Unis, mais aussi de plus en plus dans les pays du Sud, a été l’un des piliers les plus durables et les plus influents sur le plan politique du soutien à Israël. Ancré dans une théologie apocalyptique plutôt que dans le souci de la vie juive, il traite Israël comme un instrument prophétique et non comme une communauté politique responsable de ses actes. Son influence nous rappelle que le soutien occidental au sionisme n’a jamais été principalement motivé par l’exercice du pouvoir par les Juifs, mais par la projection par des acteurs/actrices non juifs/juives d’une signification, d’une stratégie et d’un fantasme sur l’existence juive.
Cette distinction est importante car l’antisémitisme prospère précisément lorsque le pouvoir est personnalisé et mystifié. Une opposition sérieuse au sionisme et à la complicité de l’Occident dans la violence d’Israël doit refuser toute explication conspirationniste. Sinon, la critique de l’empire s’effondre dans les mythes mêmes qui ont historiquement fait des Juifs/Juives des cibles.
Il y a une autre raison pour laquelle cela est important aujourd’hui. L’utilité d’Israël pour l’Occident n’est plus aussi stable qu’elle l’était autrefois. Ses actions sont devenues coûteuses sur le plan diplomatique, corrosives sur le plan moral et déstabilisantes sur le plan stratégique. À mesure que cette utilité s’estompe, le cadre idéologique qui justifiait autrefois un soutien inconditionnel commence à se fissurer. L’histoire montre que lorsque l’utilité symbolique d’un groupe s’érode, l’affection peut se transformer en ressentiment à une vitesse effrayante.
C’est là que le concept de philosémitisme impérial devient indispensable. Le philosémitisme, dans ce sens, n’est pas une véritable solidarité avec la vie ou la sécurité des Juif/Juives. Il s’agit d’une admiration conditionnelle pour les Juifs dans la mesure où ils sont censés remplir une fonction civilisationnelle. Comme le dit la vieille blague, « un philosémite n’est souvent qu’un antisémite qui aime les Juifs ».
Le philosémitisme et l’antisémitisme ne sont pas opposés. Ce sont des positions adjacentes dans une vision du monde qui instrumentalise l’identité. Les Juifs/Juives ont longtemps été tour à tour méprisé·es et embrassé·es, exclu·es et élevé·es, selon ce qu’elles ou ils étaient censé·es représenter à un moment donné. Ce qui importe, ce n’est pas l’affection, mais l’utilité. Lorsque les Juifs/Juives sont présenté·es comme les porteurs des valeurs occidentales ou de la détermination civilisationnelle, elles et ils sont temporairement intégré·es à l’image que le pouvoir a de lui-même. Lorsque cette image se fissure, l’intégration cède la place au blâme.
Le soutien occidental contemporain à Israël est imprégné de cette logique. Israël est célébré comme un symbole moral, la « seule démocratie du Moyen-Orient », une frontière de l’illumination. Par extension, les Juifs/Juives sont accueilli·es comme les avatars de cette histoire. Leurs souffrances sont mises en avant, leurs craintes amplifiées. Mais cet accueil est conditionnel. Il dépend des performances. Il transforme la judéité en un principe plutôt qu’en une identité vécue, et fait de la sécurité une condition de l’alignement géopolitique.
Vu sous cet angle, l’antisémitisme et l’islamophobie apparaissent moins comme des pathologies rivales que comme des formes structurellement liées de racisme civilisationnel. Ils fonctionnent différemment, s’appuient sur des histoires distinctes et s’attachent à des figures de peur différentes. Mais tous deux réduisent des mondes politiques complexes à des abstractions moralisatrices. Tous deux déplacent les questions de pouvoir vers des ennemi·es imaginaires.
L’antisémitisme a souvent fonctionné comme une critique déformée de la modernité, imaginant les Juifs/Juives comme abstrait·es, omniprésent·es et excessivement puissant·es. L’islamophobie présente les musulman·es comme une masse envahissante, culturellement arriérée et démographiquement menaçante. L’un considère le pouvoir comme trop caché, l’autre considère la menace comme trop présente. Dans les deux cas, la politique est remplacée par l’identité, et la structure par l’essence. La violence devient envisageable parce que les cibles ne sont plus considérées comme des personnes situées vivant dans des relations sociales spécifiques.
Cette symétrie est importante, car nous vivons une année de panique civilisationnelle. Partout en Europe, les musulman·es sont présenté·es comme un problème existentiel. Aux États-Unis, les communautés somaliennes sont désignées comme particulièrement étrangères et déloyales. Au Nigeria, le discours sur le « génocide chrétien » réduit une crise sécuritaire complexe à une apocalypse religieuse. En Afrique du Sud, le mythe du « génocide blanc » transforme les inégalités en victimisation. Dans chaque cas, les explications structurelles cèdent la place à une guerre identitaire.
Cela nous amène à une dernière vérité dérangeante. Aujourd’hui, l’antisémitisme fait l’objet d’un diagnostic dangereusement erroné. L’attention du public s’est concentrée de manière écrasante sur la surveillance de la gauche, tandis que les projets antisémites les plus cohérents prospèrent à droite. De nombreux mouvements d’extrême droite admirent ouvertement Israël comme un modèle d’État ethnique, tout en colportant des théories du complot sur les mondialistes et les élites cachées. Ces positions ne sont pas incohérentes. Elles reflètent une vision du monde dans laquelle les Juifs/Juives sont toléré·es tant qu’elles et ils servent le pouvoir civilisationnel, et rejeté·es lorsqu’elles et ils ne le font pas.
La sécurité des Juifs/Juives ne peut être garantie par l’alignement sur l’empire, la surveillance ou la répression. Ces outils n’ont jamais protégé les minorités pendant longtemps. L’attaque de Bondi révèle non seulement la persistance de l’antisémitisme, mais aussi l’épuisement d’un ordre politique qui s’explique par le mythe civilisationnel. Résister à l’antisémitisme dans ces conditions nécessite de rejeter le tournant civilisationnel lui-même. Cela nécessite une politique qui nomme le pouvoir là où il réside réellement – dans les États, les marchés, les armées et les empires – plutôt que de le projeter sur des abstractions racialisées.
William Shoki, rédacteur en chef
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