Au cours des dernières décennies, le poids politique des minorités raciales et des autres groupes opprimés ayant quelque peu augmenté, l’ancienne pratique consistant à blâmer les victimes pour les problèmes rencontrés par ces minorités s’était quelque peu estompée. Cela a été particulièrement le cas après 2020 quand le mouvement Black Lives Matter a obtenu des concessions telles que les programmes DEI (Diversité, Équité, Intégration) mis en œuvre par un nombre important d’entreprises. Ces modestes avancées ont bénéficié à certaines couches de la population américaine, tandis que d’autres Américain·nes bouillonnaient de ressentiment envers les minorités raciales et sexuelles prétendument favorisées.
Cette rancœur a grandement facilité la montée de la réaction de droite et l’annulation sous le règne haineux de Donald Trump des avancées réalisées par les groupes opprimés. Ce dernier a donné le ton à la nouvelle offensive consistant à blâmer les victimes, qu’il s’agisse des travailleurs et travailleuses migrantes, des minorités raciales ou personnes étrangères, que Trump attaque avec un manque total de respect, voire sans un minimum de décence.
Les agressions dirigées contre les groupes opprimés, en particulier les immigré·es sans papiers et les personnes de couleur, la montée en puissance de la culpabilisation des victimes ont eu en outre un effet moins visible : la création d’un environnement beaucoup plus défavorable à la prise de conscience de la nécessaire autoréflexion, tant sociale que politique, parmi la masse des groupes opprimés et exploités. Or la conscience des forces et des faiblesses de leur propre communauté reste un outil fondamental indispensable pour les mouvements démocratiques radicaux, sans parler des mouvements révolutionnaires.
Cependant, cette autoévaluation publique pose des problèmes qui lui sont propres. Parmi les groupes opprimés – ainsi que dans la gauche –, elle est souvent, et de manière compréhensible, considérée comme un cadeau potentiellement dangereux fait à l’adversaire, qui pourrait l’utiliser contre eux.
Ayant grandi en tant que plus jeune fils d’une famille juive polonaise immigrée à Cuba, dans l’ombre du nazisme européen, je comprends très bien cette attitude. Les ancien·nes de la communauté juive de La Havane nous ont maintes fois averti·es que les critiques à l’égard des Juifs/Juives devaient rester exclusivement au sein de la communauté, hors de portée des oreilles des goyim (non-juif/juives). Cela s’expliquait principalement par leur histoire où la crainte de l’antisémitisme renforçait la conviction que toute évaluation autocritique publique serait inévitablement utilisée par les antisémites à leurs propres fins.
Il y a quelques décennies, alors que nous discutions des critiques du comédien Bill Cosby à l’égard des valeurs et des pratiques de la communauté noire (c’était avant que ses agressions sexuelles contre des femmes ne soient révélées), un parent juif cubain m’a dit que, selon lui, le problème principal n’était pas de savoir si Bill Cosby avait fondamentalement raison ou tort. Pour lui, Bill Cosby n’aurait pas dû aborder ces questions devant un public blanc.
C’est sur cette toile de fond que les travaux du Juif Italien Primo Levi est très inhabituelle. Regardant la réalité en face et ignorant les répercussions potentielles de son approche critique d’une question extrêmement sensible pour les Juifs/Juives, il a richement documenté les réactions des victimes déportées à Auschwitz, où il avait lui-même été déporté, et les blessures psychologiques et physiques qui les ont marquées. Il a écrit :
Plus l’oppression est dure, plus la volonté de collaborer est répandue parmi les opprimé : terreur, séduction idéologique, imitation servile du vainqueur, désir myope de tout pouvoir, même ridiculement circonscrit dans l’espace et dans le temps, lâcheté et, enfin, calcul lucide visant à éluder les ordres imposés.
Cependant, loin de blâmer les victimes, Primo Levi insistait sur la distinction fondamentale entre les victimes innocentes et leurs meurtriers ; il ajoutait que confondre les victimes et les assassins était « une maladie morale, un maniérisme esthétique ou un sinistre signe de complicité », et que « c’était surtout un service rendu (intentionnellement ou non) aux négateurs de la vérité ». Il soulignait également que « la plus grande responsabilité incombe au système, à la structure même de l’État totalitaire ».
C’est dans ce contexte que Ian Thomson, son biographe [1. Ian Thomson, Primo Levi. A Life, New York, Metropolitan Books, 2003] a souligné que pour survivre, Primo Levi avait dû voler, ce qu’il rapporte lui-même dans son récit : « Voler les Allemands – des couvertures, de l’huile, n’importe quoi – était considéré comme une question de fierté, surtout si le prisonnier n’était pas pris. » Au lieu de moraliser pieusement et de condamner abstraitement, Primo Levi a fait valoir que tout jugement ne devait être confié « qu’à celles et ceux qui se sont trouvés dans des circonstances similaires et ont eu l’occasion de tester par eux-mêmes ce que signifie agir dans un état de coercition ».
La profonde humanité et la perspicacité analytique de Primo Levi contrastent avec le point de vue d’Elie Wiesel pour qui l’Holocauste, avec son martyre infini, ne pouvait faire l’objet d’une analyse historique ni être comparé aux expériences similaires subies par d’autres peuples. Comme l’a dit le politologue Corey Robin, « plus que quiconque, Elie Wiesel a contribué à sacraliser l’Holocauste, en en faisant une sorte d’événement théologique situé en dehors de l’histoire ; pour lui, l’Holocauste a été “l’événement ultime, l’histoire ultime, qui ne pourra jamais être comprise ou transmise”, ainsi qu’il l’a dit un jour [2. Jacobin, 6 juillet 2016]. ».
De plus, si Primo Levi considérait l’État d’Israël comme un « radeau de sauvetage » pour le peuple juif et un témoignage de sa volonté de survivre, il était très troublé par le problème des réfugié·es arabes et consterné par le manque d’intérêt manifesté pour ses réflexions en Israël. Primo Levi posait un problème au public israélien car ses livres ne recommandaient pas la vie en Israël ni aucune autre solution rédemptrice aux catastrophes comme le nazisme.
En outre, Primo Levi critiquait avec force l’invasion du Liban par Israël en 1982 et qualifiait le ministre de la défense israélien et chef militaire de cette invasion, le général Ariel Sharon, de « soldat dur et sans scrupule ». Elie Wiesel, quant à lui, en tant que sioniste partisan de cette invasion, critiquait Levi pour ses opinions critiques sur le conflit.
Les Afro-Américain·es et l’introspection
Les Afro-Américain·es ont tendance à partager la même opinion que celle que ma famille avait sur les dangers potentiels de l’autocritique publique concernant les coutumes juives ashkénazes.
Leur inquiétude repose sur les réalités objectives spécifiques auxquelles la communauté africaine-américaine est confrontée, comme le racisme grossier des sociologues de droite défendant le mensonge honteux de la prétendue infériorité génétique des Noir·es ou comme le racisme des sociologues et des faiseurs d’opinion prétendument libéraux qui, sous prétexte de s’attaquer aux problèmes de la pauvreté et de la criminalité dans la communauté noire, qui finissent par désigner les Noir·es eux-mêmes comme la cause principale et la source de leurs propres problèmes.
La thèse de Daniel Patrick Moynihan, qui date des années 1960, est un bon exemple de la posture insidieuse des libéraux blancs consistant à « blâmer les victimes ». Il insistait sur la « faiblesse » de la famille noire – en particulier les mères célibataires et l’abandon des pères – comme une cause majeure de la pauvreté dans la communauté africaine-américaine. Inversant la causalité, Moynihan n’envisage à aucun moment sérieusement que ces problèmes – dans la mesure où ils étaient réels, ce qui était très controversé – pouvaient être le résultat, et non la cause, de la pauvreté et de la discrimination.
En mettant l’accent sur de prétendues déficiences sociales de la communauté africaine-américaine, il détournait l’attention du public de la longue histoire d’oppression et d’exploitation économiques et sociales des Noir·es. Ses arguments ont servi de justification idéologique pour ignorer les aspects économiques du racisme et réduire l’État-providence, même s’il en préconisait par ailleurs une expansion sélective.
La résurgence de la « culture » et la culpabilisation des victimes
L’approche de droite de la réalité sociale a été mise en évidence en 2016 par celui qui allait devenir vice-président des États-Unis, J.D. Vance, dans son ouvrage à succès, Hillbilly Elegy. A Memoir of a Family and Culture in Crisis [3. J.D. Vance, Hillbilly Elegy. A Memoir of a Family and Culture in Crisis, New York, Harper, 2016. On pourrait traduire le titre par « La complainte d’un péquenaud : mémoires d’une famille et d’une culture en crise ». « Hillbilly » est un terme désignant de manière péjorative les habitant·es des Appalaches et des monts Ozarks]. À l’époque, s’il était certes un conservateur autoproclamé, Vance n’était pas encore le méprisable candidat d’extrême droite à la vice-présidence qui déclarait que les travailleur·euses migrant·es haïtien·nes de Springfield, dans son État natal du Kentucky, volaient des animaux de compagnie pour les manger. Conservateur respectable, il reconnaissait chez Trump que le mépris qu’il manifestait à l’égard des élites était positif, il avait eu cependant suffisamment de réserves à son encontre pour préférer voter à l’élection présidentielle 2016 pour un candidat indépendant.
À l’époque, J.D. Vance critiquait consciencieusement le système de protection sociale (au demeurant fortement réduit après sa transformation en 1996 par le Congrès républicain et le président démocrate Bill Clinton) Cependant, il critiquait simultanément les conservateurs pour ne pas avoir compris que ce système avait considérablement réduit la souffrance humaine, y compris celle de ses propres grands-parents « hillbillies ».
Mais qui était responsable de la situation difficile ces « péquenauds blancs » dans des coins comme le Kentucky rural où Vance était né ?
Sur ce point, J.D. Vance était d’accord avec le « libéral » Daniel Patrick Moinyhan en affirmant que la « culture » était la principale responsable de tous ces problèmes. Vance approuvait ainsi la déclaration de Moynihan selon laquelle « la vérité conservatrice fondamentale est que c’est la culture, et non la politique, qui détermine le succès d’une société ». Bien qu’il ait fait preuve d’une certaine ambivalence à l’égard de la culture blanche des Appalaches dont il se plaignait, il n’hésitait pas à décrire cette communauté comme affligée par l’alcoolisme, la consommation de drogues, la violence et l’incapacité à conserver un emploi, et par conséquent à ne jamais être en mesure d’avoir une promotion professionnelle. De toute évidence, selon J.D. Vance, la vision du monde des « hillbillies » était profondément imprégnée de fatalisme.
Pour contrer les effets de la culture « hillbilly » et de son fatalisme, J.D. Vance défendait un individualisme extrême ancré dans le comportement de ses grands-parents : « une foi presque religieuse dans le travail acharné et le rêve américain. » Pour les membres de sa famille, le travail acharné avait plus d’importance que la richesse et les privilèges des personnes qu’ils méprisaient. Comme le disait sa grand-mère, « ne sois jamais comme ces putains de minables (losers) qui pensent que les dés sont pipés. Tu peux faire tout ce que tu veux ».
Outre l’influence de ses grands-parents, Vance cite deux expériences qui ont façonné sa réussite de la vie.
La première a été son engagement chez les Marines qui a considérablement renforcé son patriotisme « hillbilly », lui-même ancré dans l’enseignement de ses grands-parents : « nous vivons dans le plus grand pays du monde ». D’autre part, comme il le décrit, les Marines ont à la fois une école de discipline militaire et une école de « discipline de vie » où l’on apprenait comment acheter la meilleure voiture possible et où les recrues devaient obligatoirement suivre des cours de gestion d’un compte bancaire, d’épargne et d’investissement.
Les Marines lui ont également montré, tout comme sa grand-mère l’avait fait, à exciser, comme le ferait un chirurgien d’une tumeur, l’idée que les choix n’ont pas d’importance, un sentiment qui, selon Vance, est courant parmi la classe ouvrière blanche.
Vance a également bénéficié d’une autre aide institutionnelle très importante – aide financière dépassant ses « rêves les plus fous » – de la part de la faculté de droit de Yale. Et, comme il le souligne, « ce n’était pas grâce à quelque chose que j’avais fait ou mérité, mais parce que j’étais l’un des enfants les plus pauvres de l’école ».
L’actuel vice-président des États-Unis Vance a longuement réfléchi à son expérience à Yale, citant un article du New York Times qui rapportait que les écoles les plus chères étaient paradoxalement moins coûteuses pour les étudiant·es à faibles revenus. Il a aussi été impressionné lorsqu’il a découvert que la faculté de droit de Yale avait formé plusieurs juges de la Cour suprême ainsi que la secrétaire d’État de l’époque, Hillary Clinton. Notons également que Vance a également eu la chance d’avoir pour mentor la professeure de droit Amy Chua, célèbre pour son rôle de « mère tigre [4. NdT. Défendant une éducation particulièrement stricte, Amy Chua est l’auteure de L’hymne de bataille de la mère Tigre, Paris, Gallimard, 2011] ». En bref, il a rencontré et appris à connaître l’élite américaine.
Compte tenu de son expérience à Yale, J.D. Vance s’est demandé pourquoi il avait été le seul diplômé de son lycée à avoir intégré l’Ivy League [5. NdT. Désigne les huit universités privées les plus prestigieuses et les plus anciennes du nord-est des États-Unis] et pourquoi les gens comme lui étaient si peu représentés dans les institutions de l’élite. Mais jamais il n’a remis en question la notion individualiste clé selon laquelle les individu·es peuvent s’élever grâce à leurs propres efforts. Une question qui n’était clairement pas celle de la politique de discrimination positive de Yale en faveur des étudiant·es blanc·hes issu·es comme lui de milieu modeste. À l’époque, le programme de discrimination de Yale ne concernait que les minorités raciales, ce que Vance ne mentionne pas.
Finalement, en 2023, un arrêt de la Cour suprême conservatrice (Students for Fair Admissions versus Harvard) – dont trois juges avaient été nommés par Trump lors de son premier mandat –, a déclaré que la discrimination positive était contraire à la Constitution.
« Aveugle à la couleur », Vance montrait également dans son livre qu’il est allergique à toute analyse fondamentale de l’ordre socio-économique qui prévaut aux États-Unis. Prenons, par exemple, son analyse de la crise à Middletown, la ville de l’Ohio où lui et sa famille avaient déménagé après avoir quitté le Kentucky. La ville était ravagée par la pauvreté, toutes communautés raciales confondues, et tous ses équipements publics étaient dans un état de délabrement avancé. Selon Vance, Middletown avait eu autrefois un centre-ville très animé avec des centres commerciaux, des restaurants et des bars, mais au moment où il a publié son livre, « le centre-ville de Middletown n’était guère plus qu’une relique de la gloire industrielle, avec des vitrines brisées alignées au cœur du centre-ville ».
J.D. Vance associe le déclin de Middletown à celui, brutal, du principal employeur de la ville, Armco Kawasaki Steel. Après avoir initialement attribué le faible nombre d’heures travaillées à Middletown à la paresse, il prend du recul et reconnaît qu’il n’y a pas beaucoup de travail disponible parce que les aciéries faisaient faillite. Mais il ne se pose pas la question des causes de la disparition de ces entreprises qui ont laissé les gens sans emploi. Était-ce un phénomène naturel, comme le temps, contre lequel on ne peut rien faire ? Ou bien plutôt le résultat d’un système, anarchique et non planifié, où, la recherche du taux de profit le plus élevé par les entreprises, ne laisse que peu ou pas de place à la sécurité et aux besoins des travailleurs et des travailleuses ?
Selon J.D. Vance, ce sont les efforts et le soutien sans faille de ses grands-parents·e qui l’ont sauvé du destin peu enviable qui a touché la plupart de ses camarades de classe de Middletown. Mais en quoi les efforts individuels de ses grands-parents pour le sauver du désastre peuvent s’appliquer pour sauver la population du désastre économique et social ?
Ne serait-ce pas plutôt que les catastrophes économiques, bien qu’elles aient toutes le même impact général, ont des effets moins uniformes, car même les différences relativement mineures entre les familles et les individus peuvent permettre à certains d’éviter ou d’échapper aux pires effets d’une crise ?
C’est la gravité d’une crise et ses effets inévitables sur la plupart des gens qui constituent véritablement le sujet principal d’une politique publique, et non la capacité individuelle de quelques-uns à échapper à ses pires effets.
Il ne fait aucun doute que la profonde crise de la désindustrialisation, l’abandon de ses victimes par les partis démocrate et républicain – à l’exception peut-être de certains programmes apportant un soulagement temporaire là où une intervention chirurgicale majeure aurait été nécessaire – ont démoralisé bien des personnes, à tel point qu’elles n’ont même pas pu profiter de la rare opportunité de conserver un emploi prometteur.
Mais ces attitudes ne changeront pas de manière significative si la situation objective reste la même. Et même si certain·es profitent des rares opportunités existantes, d’autres remplaceront celles qui ont échoué précédemment dans les rangs des personnes désespérées.
Ainsi, la prémisse de J.D. Vance est trompeuse quand il affirme que son livre traite de «la vie des gens ordinaires lorsque l’économie industrielle s’effondre. Il s’agit de réagir aux mauvaises circonstances de la pire manière possible. C’est une culture qui encourage de plus en plus la dégradation sociale au lieu de la contrer ». C’est une façon peu subtile de « blâmer les victimes » plutôt que les circonstances terribles qui produisent systématiquement l’échec et la démoralisation.
Il convient de noter dans ce contexte que les millions de personnes qui sont mortes, ont été blessées ou mutilées par les guerres ne constituent pas la cause de la terrible décadence causée par la guerre. Elles en sont plutôt l’horrible symptôme. La volonté relativement plus grande des opinions conservatrices aux États-Unis d’offrir une aide aux anciens combattants souffrant de maladies telles que le syndrome de stress post-traumatique n’est pas seulement due au patriotisme mais au fait que ces blessures sont totalement transparentes dans leurs causes et leurs conséquences. Ce qui n’est pas le cas pour les victimes de la destruction schumpétérienne causée par le capitalisme.
L’impersonnalité des forces du marché, renforcée par le fétichisme du marché, nous empêche de percevoir la réalité matérielle.
De plus, Vance ne prend pas en considération que la culture n’est pas un phénomène figé, comme elle lui apparaît dans les Appalaches. Il existe bel et bien un phénomène appelé changement culturel. Par exemple, l’Espagne et la République d’Irlande ont été pendant des siècles des sociétés où prédominaient des cultures catholiques et des valeurs conservatrices précapitalistes. Pourtant, au cours des soixante-dix dernières années, elles sont devenues des sociétés sensiblement différentes. Le développement économique et les changements politiques majeurs ont joué un rôle prépondérant dans ces processus. Dans ces deux pays, le changement culturel a été l’effet des changements économiques et politiques majeurs, et non leur cause.
J. D. Vance et la politique du ressentiment
Où mène l’individualisme radical des gens comme J.D. Vance quand il échoue inévitablement pour des millions de personnes ? Je dirais qu’en l’absence d’une alternative collective radicalement progressiste fondée sur une mobilisation généralisée des travailleurs et des travailleuses à la base, l’individualisme extrême conduira probablement à une forme particulière de politique du ressentiment.
La conclusion implicite, voire explicite, de cette politique est que le problème ne réside pas dans l’ordre social lui-même, mais plutôt dans le fait que de nombreuses personnes privilégiées ont des valeurs et des opinions politiques erronées, tout en occupant des positions de pouvoir au sein de cet ordre social. Au fond, cette attitude est l’expression inconsciente, voire consciente, du proverbe populaire espagnol « Quitate tu para ponerme yo » (« Tu devrais te retirer pour que je puisse occuper ta place »), plutôt que l’expression d’une volonté de changer la structure de classe et hiérarchique de l’ordre social au profit de la majorité.
Cette vision du monde ressort de l’analyse que fait J.D. Vance des raisons de l’impopularité d’Obama. S’il se trompe en rejetant le racisme comme l’une des causes du sentiment anti-Obama, il suggère d’autres raisons crédibles expliquant pourquoi les gens n’aiment pas le premier et, jusqu’à présent, le seul président africain-américain de l’histoire des États-Unis. Comme il le souligne, Obama est brillant, riche, sûr de lui, il s’exprime bien et il est professeur de droit constitutionnel. Mais, écrit Vance, il « est arrivé sur la scène publique au moment même où de nombreuses personnes de ma communauté commençaient à croire que la méritocratie moderne n’était pas faite pour eux. » « barack Obama, écrit-il encore, touche au cœur de nos insécurités les plus profondes. »
Ailleurs dans cet ouvrage, il est encore plus explicite lorsqu’il admet que « toute ma vie, j’ai nourri du ressentiment envers le monde ». Entre autres humiliations, il en voulait à ses parents, il n’aimait pas ses vêtements et détestait le fait de ne pas avoir de voiture et de vivre dans une petite maison. Mais finalement, il a commencé à apprécier la chance qu’il avait eue de naître « dans le plus grand pays du monde » et de pouvoir profiter de tout le confort moderne et de l’amour de sa famille.
L’autocritique progressiste et ses problèmes : le cas de Richard Wright
C’est précisément à la lumière des obstacles réels auxquels sont confronté·es les Afro-Américain·es – comme d’autres groupes victimes de discrimination –, en tant que minorité opprimée engagée dans un processus d’autocritique, que l’œuvre de Richard Wright (1908-1960) mérite une attention particulière.
Intellectuel et écrivain afro-américain de premier plan des années 1930 jusqu’à sa mort prématurée en 1960, il s’est engagé dans certains des courants intellectuels et politiques les plus importants de son époque. En 1932, il a adhéré au Parti communiste américain, qu’il a quitté en 1944 en raison de sa discipline oppressive et de sa politique. Il est toutefois resté, de manière générale, une personnalité de gauche, même s’il a eu tendance à se ranger du côté de l’Occident dans la guerre froide. Il s’est également impliqué dans l’existentialisme et, après la Seconde Guerre mondiale, il s’est installé, comme tant d’autres écrivain·es et artistes noir·es américain·es de son époque, en France, où il s’est lié d’amitié avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. En 1948, il collabora avec Sartre à la direction du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), une organisation éphémère qui prônait un socialisme révolutionnaire et démocratique, rejetant tout à la fois le stalinisme du Parti communiste français, le réformisme des socialistes français et la politique de Washington et de Moscou.
Profondément attaché à l’Afrique noire, Richard Wright s’est également engagé dans le mouvement anticolonialiste de l’après-guerre ; favorable au panafricanisme, il s’est lié d’amitié avec George Padmore, figure majeure de la politique panafricaine, qui avait quitté le Parti communiste américain en 1934 après avoir joué un rôle important dans l’Internationale communiste.
C’est dans ses écrits politiques sur l’Afrique, où il vécut en 1953 en tant qu’invité de Kwame Nkrumah – le leader du mouvement anticolonialiste contre la Grande-Bretagne qui conduisit le Ghana à l’indépendance – que la critique de Wright est la plus acerbe. Consignées dans son livre Black Power, publié en 1954, les impressions et les réflexions sur cette visite manifestent sa vive critique et son opposition au tribalisme (ainsi qu’aux religions et superstitions africaines). Non pas tant en raison de leur sens politique et de leurs conséquences, qu’à cause des croyances et des comportements magiques, irrationnels et antiscientifiques qu’elles favorisent.
Pour Richard Wright, dont Cornel West écrit qu’il est un authentique représentant des Lumières, le mouvement anticolonialiste panafricain devait ouvrir la voie à une modernité africaine fondée sur une « religion laïque » qui rassemblerait les peuples refusant d’imiter aussi bien l’Ouest que l’Est.
On pourrait à juste titre reprocher à l’écrivain de n’avoir fait que peu d’efforts, voire pas du tout, pour comprendre les causes et les systèmes de croyances du tribalisme dans toute leur complexité ; après tout, comprendre les causes et la nature d’un ensemble de croyances et de pratiques ne conduit pas nécessairement à les justifier ou à les soutenir.
Cependant, il ne « blâmait pas la victime », bien au contraire. Ainsi, dans Black Power, il affirmait sans ambiguïté que sans le colonialisme, les Africain·es « auraient pu créer des conditions bien meilleures… si on les avaient été laissé·es tranquilles ». Il en concluait que « le colonialisme développe les pires traits de caractère tant chez l’impérialiste que chez sa malheureuse victime ».
Conscient du paternalisme raciste de la domination coloniale, et malgré sa croyance en l’éducation scientifique, au progrès et à la modernité, Richard Wright a décrit avec perspicacité le sort de membres de l’élite africaine éduquée vivant dans le monde blanc européen : bien qu’« occupant une place d’honneur, cette place sera auprès des races inférieures et soumises », où ces membres comprendront rapidement « qu’ils devront éviter de dire certaines choses ; par exemple, s’ils sont connus pour être nationaliste, ils ne réussiront certainement pas ses examens du barreau. L’inhibition s’installe et il faut choisir si on veut faire partie des favorisés ou des méprisés. »
Fidèle à son esprit critique, Richard Wright a également exprimé son scepticisme quant aux concessions que Nkrumah, son hôte, avait accordées aux Britanniques afin d’obtenir l’indépendance du Ghana. Richard Wright ne pensait certes pas qu’il y avait quelque chose de répréhensible à cela, mais il en soulignait les conséquences politiques en termes de divisions et de démoralisation que cela engendrait dans le camp nationaliste. L’approche politique de l’auteur est certes teintée d’un certain élitisme de gauche et d’une politique venue d’en haut. Comme le note Cornel West dans son introduction au très précieux recueil qu’il a compilé sous le titre Black Power : Three Books from Exile [6. Richard Wright, Black Power : Three Books from Exile New York, Harper Perennial, Modern Classics, 2008], qui comprend Black Power ainsi que The Color Curtain et White Man, Listen, Richard Wright a appelé Nkrumah à agir comme une sorte de commandant national, insistant pour qu’il mette en route une politique de production, de paix au service de la population et qu’il « libère les esprits de toute forme de charabia ». Tout en se déclarant opposé à toute forme de dictature militaire, il appelait également à une « discipline sociale », à la fermeté et au « sang-froid » qui permettent de construire un « pont entre l’homme tribal et le 20e siècle » (West).
Il convient de noter que W.E.B. Dubois, sociologue et penseur noir très influent, était lui aussi élitiste, de manière certes beaucoup plus explicite que Richard Wright. Dubois mettait ainsi l’accent sur les « 10% les plus talentueux » de la communauté noire et traitant durement les masses noires analphabètes et sans instruction, qu’il considérait comme vivant dans une « misère stupide » et une « infantilité ». Mais comme l’a souligné Aldon Morris dans The Scholar Denied. W.E.B. Dubois and the Birth of Modern Sociology [7. Aldon Morris, The Scholar Denied. W.E.B. Dubois and the Birth of Modern Sociology, Los Angeles, University of California Press, 2015] , Dubois considérait cette misère comme le résultat de l’oppression blanche, ce qui correspond bien à l’esprit dans lequel Richard Wright abordait la question.
Cependant, cela souligne que même si elle part d’une perspective progressiste, l’évaluation autocritique des communautés opprimées peut malgré tout sombrer dans l’élitisme.
Dans ses romans centrés sur l’Amérique noire, les évaluations critiques de Richard Wright sont également un mélange de caractérisations brillamment abruptes et discutables. Basées sur la tradition « naturaliste » et « réaliste urbaine » qu’il a adoptée dans ses écrits littéraires, elles intègrent paradoxalement, compte tenu de son rationalisme en politique, un élément d’existentialisme et une forme sui generis de nihilisme. Comme dans son roman Le transfuge [8. Richard Wright, Le transfuge, Paris, Gallimard, 1979], il présente l’Amérique noire telle qu’il la voit, sans embellissement ni idéalisation. Dans son remarquable Black Boy, un roman autobiographique plein de rage retenue dans sa dénonciation cinglante du racisme américain (qu’il a également dénoncé dans ses nouvelles dans Les enfants de l’Oncle Tom [9. Richard Wright, Les enfants de l’Oncle Tom, Paris, Gallimard, 1988]), il déplore également ce qu’il considère comme l’étrange absence chez les Noirs de véritable gentillesse, combien leur tendresse était instable, leur manque de passion authentique et de grands espoirs, combien leur joie était timide et leurs traditions dépouillées, leurs souvenirs vides et le manque de ces sentiments intangibles qui lient les être humains entre eux. Même leur désespoir, écrit-il, est superficiel.
La caractérisation de Richard Wright visait à répondre à « celles et ceux qui pensaient que les Noir·es menaient une existence si passionnée ! J’ai compris que ce qui avait été pris pour notre force émotionnelle était en fait nos confusions négatives, nos fuites, nos peurs, notre frénésie sous la pression ».
Dans ses œuvres de fiction, il évite d’explorer les possibilités de résistance et de transformation personnelles et/ou collectives. Sa description sévère des Afro-Américain·es a notamment été dénoncée par James Baldwin, qui la considérait comme stéréotypée, ignorant leur complexité en tant qu’êtres humains à part entière, dotés de traits contradictoires, bons et mauvais, capables d’agir et d’intelligence.
On lui a également reproché son ton moralisateur et didactique, en particulier dans son célèbre Native Son [10. Richard Wright, Un enfant du pays, Paris, Gallimard, 1988], qu’il a écrit alors qu’il était encore membre du Parti communiste, pour avoir introduit de l’extérieur le communisme et les communistes dans le drame plutôt que de les faire émerger naturellement de l’histoire elle-même, et pour les avoir imposés, pour ainsi dire, d’en haut, comme le guide de la bonté et de la noblesse.
Quelle que soit la validité de ces critiques, elles n’enlèvent rien à la valeur artistique et à l’intégrité globales de l’œuvre, inégale mais remarquable, de Richard Wright. Son travail reste une tentative exemplaire d’observer sa propre communauté sans œillères. Cela illustre également les risques et les obstacles liés à la maîtrise des problèmes liés à l’autoévaluation critique : il est difficile de conserver une vision critique de sa propre communauté opprimée sans tomber dans une perspective excessivement dure ou négative. Perspective qui en plus de fournir des arguments à ses adversaires, contribue à la démoralisation et à l’impuissance plutôt qu’au développement de la confiance en soi nécessaire pour riposter.
Il est probable, comme l’a fait valoir le critique Robert A. Bone, que le « profond dégoût » à peine reconnu par la conscience de Richard Wright envers « les tendances autolimitantes de la vie des Noir·es » l’ait conduit à sous-estimer son héritage noir.
Conclusion : autocritique et opposition au système
L’autocritique est un outil indispensable pour les mouvements sociaux. Cela devient particulièrement évident dans les situations révolutionnaires où l’avenir de la communauté opprimée est en jeu. C’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’adopter une position critique et d’agir contre la toxicomanie et le trafic de drogue, l’alcoolisme, la corruption généralisée, la petite délinquance et autres maux sociaux qui constituent de véritables obstacles parce qu’ils affligent les personnes – à travers les peurs et la profonde démoralisation que ces maux perpétuent souvent dans les communautés opprimées – à la lutte pour la libération.
C’est la voie qu’ont empruntée des révolutionnaires comme Malcolm X et l’Algérien Ali la Pointe. Ce dernier s’est non seulement transformé en abandonnant sa vie de petit escroc, mais, comme le décrit avec justesse le film La bataille d’Alger [11. Gillo Pontecorvo, La bataille d’Alger, 1971], a mené la lutte pour nettoyer la Casbah du crime et de la drogue comme condition du succès de la lutte révolutionnaire algérienne contre le colonialisme français.
Samuel Farber, 3 décembre 2025
Né et élevé à Cuba, Samuel Farber vit à New York. Il a écrit de nombreux articles et livres sur ce pays, ainsi que sur la révolution russe et la politique américaine. En français : Che Guevara : ombres et lumières d’un révolutionnaire, Paris, Syllepse, 2017.
Article publié par New Politics.
Traduction : ML, DE et PS
