La chute spectaculaire du taux de natalité et l’explosion du nombre de divorces, parallèlement à l’augmentation du nombre de mariages qui se défont, sont autant de signes qui indiquent une érosion de la cellule familiale capitaliste en République populaire de Chine (RPC). Cette évolution représente en outre une crise existentielle pour la nation, car l’aggravation de la crise de la reproduction sociale dans ce pays post-socialiste menace également la reproduction de la force de travail dont il a besoin. Mais en quoi consiste exactement cette crise de la reproduction sociale, et quelle est, le cas échéant, la spécificité de la situation en RPC ?
Quel rôle joue le mouvement féministe en RPC dans tout cela ?
Dans cette interview, Ralf Ruckus s’entretient avec Yige Dong, qui a observé le mouvement des jeunes militantes féministes au cours des années 2010 et a mené des recherches sur le rôle des femmes prolétaires en RPC. Dong a beaucoup écrit sur différents aspects de la crise de la reproduction sociale en Chine, les luttes des femmes et le féminisme.
Ralf Ruckus – Selon vous, que recouvre le terme « reproduction sociale » ?
Yige Dong – Selon moi, le terme marxiste-féministe « reproduction sociale » désigne les institutions et les processus qui maintiennent et renouvellent la main-d’œuvre et les relations sociales au sein des sociétés capitalistes.
En d’autres termes, la reproduction sociale consiste à créer les conditions nécessaires au renouvellement et à la pérennité des sociétés capitalistes. Cela peut faire référence à des tâches quotidiennes telles que le ménage, la cuisine, les soins prodigués aux enfants, aux personnes âgées et aux malades, ou à des systèmes plus institutionnels tels que le système de santé, le système de retraite et le système éducatif.
Ces dernières années, le concept de reproduction sociale a suscité un intérêt croissant. Cependant, la plupart des personnes qui utilisent ce terme le font de façon purement descriptive, sans tenir compte de ses origines en tant que terme critique issu d’une longue tradition féministe marxiste. Pour vraiment comprendre ce terme, il faut en analyser les implications latentes, en particulier dans des contextes extérieurs aux sociétés où il a été développé.
Fondamentalement, le paradigme de la reproduction sociale met en évidence la tension entre, d’une part, le rôle essentiel de la reproduction sociale dans la perpétuation des structures du système capitaliste et, d’autre part, la dévalorisation et la non-rémunération des activités de reproduction sociale. En d’autres termes, utiliser le terme « reproduction sociale » revient à reconnaître ces tensions structurelles inhérentes au système.
Quelles sont les références théoriques que vous utilisez lorsque vous vous servez de la notion de reproduction sociale ?
Comme je l’ai dit, j’utilise cette notion dans son contexte, comme cadre ancré dans la tradition théorique féministe marxiste.
J’ai découvert ce terme au début des années 2010, lorsque la pensée féministe marxiste connaissait un regain d’intérêt dans le monde universitaire, sous la forme de la théorie de la reproduction sociale (SRT). Parmi les féministes contemporaines de la reproduction sociale qui m’ont influencée, je citerai notamment Lise Vogel, Cindi Katz, Nancy Fraser, Sue Ferguson, Tithi Bhattarcharya, Cinzia Arruzza et Alessandra Mezzadri. Elles s’inspirent des débats et du militantisme antérieurs menés par des figures telles que Mariarosa Dalla Costa, Selma James, Silvia Federici, Leopoldina Fortunati et la sociologue allemande Maria Mies, aujourd’hui décédée. Bien sûr, Marx lui-même a également évoqué la reproduction de la force de travail dans le volume 1 du Capital, mais pour lui, le fait que les femmes effectuent tout le travail domestique non rémunéré était un phénomène qui allait de soi.
Dans les années 1980, 80% de la population vivait encore en milieu rural. Mais lorsque les réformes visant à instaurer l’économie de marché ont commencé à être mises en place, les populations rurales ont pu se rendre dans les villes pour vendre leur force de travail. De nombreuses femmes migrantes rurales ont trouvé un emploi dans le secteur informel des services à la personne, car les familles urbaines à double revenu ayant des parents âgés et des enfants en bas âge pouvaient désormais externaliser les tâches ménagères et certains soins en les employant.
Aujourd’hui, cette marchandisation du travail de soins est plus prononcée que jamais. Alors que la plupart des familles de la classe moyenne ne peuvent pas se permettre d’externaliser les tâches de soins dans de nombreux pays à revenu élevé, dans les villes de premier et deuxième rangs en Chine, de nombreuses familles de cols blancs peuvent le faire en raison du coût relativement faible de la main-d’œuvre rurale. En effet, les migrants ruraux vendent leur force de travail pour effectuer des tâches industrielles ou des soins dans les villes, tandis que, jusqu’à récemment, leur propre reproduction sociale se faisait à la campagne à un coût très faible. Afin de soutenir leurs enfants travaillant dans les villes, les parents âgés des zones rurales s’occupaient de leurs petits-enfants tout en effectuant des travaux agricoles à côté.
La crise de la reproduction sociale réside dans le fait que ce système à deux vitesses est devenu moins tenable au cours des deux dernières décennies. Le coût de la vie des travailleurs migrants a augmenté aussi rapidement que les frais de scolarité et les frais de santé de leurs enfants. Cette augmentation du coût de la vie a pour conséquence que les migrants ont besoin d’emplois mieux rémunérés. De plus, beaucoup ne veulent plus travailler dans des ateliers clandestins.
La hausse du coût de la main-d’œuvre migrante a déjà entraîné une fuite des capitaux hors de Chine. La Chine pouvait supporter le coût de la reproduction de la main-d’œuvre grâce à son système à deux vitesses, mais que se passera-t-il si ce système s’effondre ? Que se passera-t-il lorsque les salaires des travailleurs migrants seront si bas que les personnes les plus défavorisées ne pourront plus subvenir à leurs propres besoins ? À mon avis, c’est là la cause profonde de la crise de la reproduction sociale.
Comme l’a observé le regretté Giovanni Arrighi, historiquement, d’autres superpuissances ont eu des manières différentes de faire face à l’augmentation des coûts de reproduction de la main-d’œuvre lorsqu’elles étaient en passe de se hisser au rang de puissances hégémoniques mondiales. L’Empire britannique, par exemple, a pu externaliser le coût de la reproduction sociale en exploitant la main-d’œuvre informelle dans ses colonies. Les États-Unis ont réduit le coût de la reproduction sociale en utilisant l’esclavage aux XVIIIe et XIXe siècles, puis en mettant en place une politique d’immigration discriminatoire. La Chine n’a pas été en mesure d’externaliser le coût de la reproduction sociale de la même manière et a donc dû, jusqu’à présent, l’internaliser entièrement. La manière dont le gouvernement chinois va s’y prendre pour faire face à ce problème de plus en plus pressant reste une question ouverte.
Cela nous amène à la question suivante : comment la crise de la reproduction sociale affecte-t-elle les femmes des différentes classes sociales en Chine ?
Les populations rurales sont les plus touchées par la crise de la reproduction sociale. La culture rurale chinoise est, à certains égards, plus patriarcale et sexiste que la culture urbaine. Par rapport à leurs homologues urbaines, les femmes rurales sont plus susceptibles de voir leur travail émotionnel et leurs soins aux membres de leur famille (en particulier aux personnes âgées) considérés comme allant de soi. On attend des femmes qu’elles fournissent ce travail gratuitement. Les femmes âgées se trouvent dans une situation particulièrement difficile, car elles doivent souvent s’occuper de leurs petits-enfants tout en travaillant dans les champs, car tous les jeunes ont quitté les villages.
Mais elles ne sont pas les seules concernées. Les travailleuses migrantes ne travaillent pas seulement dans des usines, comme celles de Foxconn qui fabriquent des iPhones, mais constituent également la plus grande main-d’œuvre informelle au monde dans le domaine des soins. Aujourd’hui, la Chine compte environ trente millions de travailleurs domestiques. Il s’agit presque exclusivement de femmes issues des zones rurales. Leur travail domestique est très informel, non réglementé et caractérisé par une forte exploitation.
Un autre aspect de la crise de la reproduction sociale touche également la classe moyenne urbaine, comme on le constate avec l’apparition de la « famille sandwich », dont les membres en âge de travailler ont un nombre disproportionné de personnes âgées et de jeunes à charge. La Chine est très particulière à cet égard, car depuis 1980, elle a appliqué la politique de l’enfant unique. En 2015, cette politique a été abandonnée, permettant aux familles d’avoir jusqu’à trois enfants. Aujourd’hui, de nombreux couples d’âge moyen avec des emplois de cols blancs peuvent avoir jusqu’à quatre parents âgés et plusieurs enfants à charge. En raison des normes de genre, les femmes, en tant que filles, épouses et mères, doivent encore assumer la majeure partie des tâches domestiques dans ces familles. Comme je l’ai mentionné précédemment, ces personnes gagnent peut-être suffisamment d’argent pour pouvoir externaliser une partie des tâches domestiques, mais cela ne couvre pas toujours les besoins croissants en matière de soins.
De plus, en raison de la contraction du marché du travail, les familles de la classe moyenne investissent beaucoup dans l’éducation de leurs enfants. Les mères, qui avaient peut-être un emploi rémunéré, se sont de plus en plus retirées du marché du travail pour se consacrer à un travail de soin, intensif et non rémunéré, afin de soutenir l’éducation de leurs enfants.
Les hommes utilisent souvent l’excuse qu’ils sont occupés par leur « 996 » (une expression populaire sur Internet qui signifie travailler de 9 h à 21 h, 6 jours par semaine) et qu’ils n’ont donc pas le temps de s’occuper des tâches domestiques. La crise n’est donc pas simplement due à la pénurie de main-d’œuvre relativement « bon marché » pour les tâches domestiques, ni au fait que la population vieillissante a besoin de plus de soins ; elle est également liée à un marché du travail compétitif et impitoyable en général. Sur le plan psychologique, toutes classes confondues, les gens – et les femmes en particulier – se sentent dépassés par les tâches domestiques qu’ils doivent accomplir pour les membres de leur famille de différentes générations.
En parlant des pressions économiques qui se sont accrues au cours de la dernière décennie, dans quelle mesure cette crise de la reproduction sociale vient-elle contribuer à un tournant déterminant dans la trajectoire du capitalisme en Chine ?
C’est une question importante. La flambée des coûts de main-d’œuvre a déclenché une fuite des capitaux. Il est faux de croire que cela est exclusivement dû à la guerre tarifaire déclenchée par Trump. Bien avant que les États-Unis n’augmentent leurs droits de douane, les capitaux avaient déjà commencé à quitter la Chine à la recherche d’une main-d’œuvre et de ressources moins coûteuses. Le gouvernement chinois a réagi en encourageant la modernisation industrielle de l’économie nationale. Il souhaite soutenir le développement d’une main-d’œuvre plus qualifiée et d’industries à forte concentration de capital, censées remplacer les emplois non qualifiés et faiblement rémunérés dans les secteurs actuels à forte intensité de main-d’œuvre et orientés vers l’exportation. Pour les économistes, le problème réside donc dans le fossé entre l’ambition des dirigeants de moderniser les industries et le fait que de nombreux travailleurs en Chine sont non qualifiés ou peu qualifiés, tandis que de nombreux jeunes migrants sont au chômage.
C’est certainement un élément à prendre en considération, mais la réalité est plus complexe que cela. Investir davantage dans le capital humain des travailleurs migrants ne signifie pas que tous trouveront un emploi, ni que tous les problèmes seront résolus. Du point de vue de la théorie du taux de rotation du capital (SRT), l’accumulation nécessite une armée de main-d’œuvre bon marché et précaire, qui est à la fois le pilier de l’économie et incapable de se maintenir en raison de l’austérité ; cette contradiction est inhérente au capitalisme lui-même. Le système est donc en proie à des crises.
À mon avis, ces contradictions et ces crises sont les moteurs qui permettent au capital de se développer. Même si l’État souhaite investir davantage dans l’éducation et les ressources humaines, il maintiendra ses politiques d’austérité. Il ne souhaite pas répartir les ressources de manière équitable ni assurer l’égalité en matière d’éducation ou de compétences. Ce que nous observons, c’est une « fuite » du capital, c’est-à-dire la mondialisation du capital chinois détenu par l’élite de la société chinoise. Alors que le capital chinois investit dans d’autres pays en développement, la majorité de la population chinoise reste pauvre et peu qualifiée. Ce système favorise les puissants en Chine, car il leur permet de continuer à diviser la population en différentes classes concurrentes.
De temps à autre, ils appliquent des pansements, sous la forme de mesures sociales ponctuelles. S’ils veulent que les familles aient plus d’enfants, ils peuvent leur verser des allocations familiales à cette fin. Reste à voir si cela fonctionnera, compte tenu des crises budgétaires qui ont affecté les gouvernements locaux ces dernières années.
Jusqu’ici, je me suis concentrée sur les aspects structurels. J’aimerais ajouter quelque chose à propos du point de basculement. Il importe de souligner le rôle des acteurs, car la capacité de résilience du capitalisme et la montée du capitalisme social ailleurs sont liées à la résistance et aux protestations des travailleurs à la base. En Chine, le contexte politique n’a pas été propice à ce type de changements, mais lors des licenciements massifs des années 1990, les travailleurs des entreprises publiques ont résisté en masse. Même si cela fait rarement la une des journaux aujourd’hui, des travailleurs chinois continuent de se mobiliser, de façon éclatée et parcellaire, au moment où nous parlons. Il est donc important de réfléchir à des méthodes de lutte efficaces venues du terrain pour savoir comment riposter et formuler des revendications.
Si l’État chinois est à court de main-d’œuvre « bon marché » et s’il manque de personnel pour s’occuper des personnes âgées, alors il faut bien qu’il lâche quelque chose aux masses. Je pense que pour les personnes qui vivent cette situation sur le terrain, même une version du capitalisme chinois actuel avec un système de protection sociale plus étendu vaut mieux que pas de changement du tout.
Comment l’État chinois gère-t-il les différents aspects de la crise de la reproduction sociale ?
Je ne sais pas à quel jeu multidimensionnel joue le gouvernement de Pékin, s’il y en a un. Il constate le besoin urgent de main-d’œuvre plus nombreuse sur le marché du travail dans le secteur des soins, en particulier pour s’occuper des personnes âgées. La population chinoise vieillit rapidement. Il n’y a pas assez d’enfants pour remplir toutes les places dans les crèches et les jardins d’enfants, si bien que ces derniers ferment leurs portes, tout comme les écoles primaires. Il y a un secteur en pleine croissance, connu sous le nom « d’économie des boucles d’argent », qui est centré sur les soins aux personnes âgées, mais les gens ne veulent pas travailler dans ce secteur en raison des bas salaires et du caractère pénible et fastidieux du travail.
Il y a donc un certain pouvoir de négociation vis-à-vis de l’État. Alors que celui-ci tente d’imposer des normes de qualité pour le travail domestique, il n’est toujours pas disposé à lui accorder un statut. En Chine, les travailleurs domestiques ne sont pas couverts par le droit du travail et ne bénéficient donc d’aucune protection sociale. Leur contrat est basé sur le droit civil. Cela signifie qu’ils ont toutes les responsabilités tout en étant privés de nombreux droits. L’État devrait régulariser le travail domestique au lieu de laisser des agences à but lucratif dominer ce marché du travail.
L’État adopte également une stratégie ciblée pour stimuler les taux de fécondité. Depuis cette année, le gouvernement central a commencé à verser des allocations familiales, chaque enfant donnant droit à un total de 1 500 dollars américains répartis sur les trois premières années suivant sa naissance. Ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Nous pouvons prendre l’exemple du Japon ou de la Corée du Sud. Une fois que le taux de fécondité est devenu extrêmement bas, quelles que soient les mesures prises par les gouvernements, ils n’ont pas réussi à le faire remonter.
Il ne suffit pas d’accorder des avantages plus importants aux familles. La mise en place de telles mesures incitatives ne signifie pas que les gens vont soudainement décider d’avoir plus d’enfants. Il s’agit désormais d’un problème structurel, qui a des répercussions tant matérielles que psychologiques. Les gens sont pessimistes et ne veulent pas mettre au monde de nouveaux enfants dans une société qui souffre. Cela est devenu évident pendant la pandémie de COVID-19. Dans une vidéo qui est devenue virale sur les réseaux sociaux, un représentant du gouvernement a lancé à un homme : « Si vous ne faites pas ceci ou cela, nous punirons vos enfants. » L’homme a répondu : « Il n’y aura pas d’enfants, nous sommes la dernière génération ! » Cela montre à quel point certaines personnes en Chine sont déjà complètement désabusées.
Comment les femmes des diverses classes sociales en Chine ont-elles réagi aux différents aspects de la crise ?
J’ai discuté avec de nombreuses travailleuses migrantes ainsi qu’avec des travailleuses urbaines qui ont été licenciées. Si beaucoup souffrent de ce système patriarcal et du sexisme culturel, elles ont néanmoins une grande marge de manœuvre. Elles ne se contentent pas de suivre les attentes de leur famille. Les travailleuses de Foxconn à qui j’ai parlé m’ont dit qu’elles étaient venues travailler à l’usine pour gagner de l’argent pour leurs enfants scolarisés et qu’elles s’inquiétaient pour le mariage futur de leurs enfants, en particulier s’ils avaient un fils, en raison du montant élevé de la dot [1].
Certaines femmes se sont également tournées vers les réseaux sociaux tels que WeChat, où elles publient des messages tels que : « Il me faudrait d’abord réfléchir à la manière d’être une femme aujourd’hui. Je dois faire quelque chose pour moi-même. Je devrais profiter des petites choses de ma vie. » Elles accordent autant d’importance à leur indépendance économique et à leur dignité qu’à l’avenir de leurs enfants.
Au cours des quinze dernières années, on a également assisté à un renouveau réjouissant du féminisme chinois, qui lui a valu un soutien international. Ce mouvement est principalement porté par des Chinoises relativement jeunes, instruites, férues de technologie et parlant un peu anglais. Elles ont déjà profondément bouleversé la culture populaire. Le marché a été le plus rapide à réagir à ce changement de mentalité. Si vous voulez faire un film à succès aujourd’hui, vous devez y ajouter un élément féministe, par exemple un personnage féminin marquant.
Cette vague a commencé au début des années 2010, lorsque certaines initiatives féministes locales ont lancé des actions telles que « Occupons les toilettes des hommes », pour réclamer davantage de toilettes publiques ou sur le lieu de travail pour les femmes. Elles ont également fait campagne pour le congé maternité et dénoncé le harcèlement sexuel. Ces revendications ont pour la plupart été reprises par l’État. Le nouveau Code civil comprend un paragraphe contre le harcèlement sexuel, davantage de toilettes pour femmes ont été créées sur de nombreux lieux de travail, etc. L’État reprend systématiquement ces revendications en raison du large soutien dont elles bénéficient et de l’élan qu’elles ont suscité. Mais pour maîtriser totalement l’énergie féministe, l’État a arrêté et réduit au silence les individus et les petits groupes qui ont été à l’origine de ces revendications. Beaucoup de ces personnes ont quitté la Chine.
Quel est l’impact du féminisme sur les femmes de différents âges et de différentes classes sociales ? Les femmes en général se réfèrent-elles au féminisme comme à un véritable principe, ou se contentent-elles de s’identifier aux revendications et aux contenus féministes ?
D’après mes propres observations, nous avons assisté à un changement radical. Il y a vingt ans, de petits groupes de féministes se sont réunis et ont milité pour ces revendications. Mais la plupart des gens dans la population en général n’utilisaient pas le terme féminisme et ne savaient pas ce qu’il signifiait. Cela a changé. Les jeunes femmes urbaines semblent toutes connaître ce terme, et certaines d’entre elles osent l’adopter. Il y a une réaction négative de la part des hommes qui invoquent ce terme sur les réseaux sociaux en disant que le féminisme est une mauvaise chose, qu’être féministe signifie être égoïste et vouloir contrôler les hommes. Cela montre à quel point ils se sentent menacés.
Il y a aussi une petite minorité d’hommes qui disent des choses comme : « Je suis un homme féministe ! » Dans le film à succès « Hao Dongxi », un film grand public à gros budget sorti en 2024, le héros masculin dit à l’héroïne qu’il souhaite avoir une bonne relation avec elle et qu’il va donc lire un livre féministe de Chizuko Ueno [2]. J’ai été agréablement surprise quand j’ai entendu cela ! Ueno est une féministe marxiste japonaise qui est devenue populaire auprès des lecteurs chinois, en particulier des femmes urbaines, ces dernières années. Mais je n’aurais jamais pensé que son nom apparaîtrait dans un film populaire en Chine.
Néanmoins, comme dans d’autres contextes, chacun a sa propre opinion sur ce que signifie réellement le féminisme. Si l’on compare le féminisme critique avec ce que disent certaines féministes autoproclamées en Chine, on pourrait penser que ces dernières représentent un féminisme « allégé » ou un féminisme d’entreprise, ou qu’elles ne sont pas assez progressistes. Mon opinion à ce sujet est probablement peu orthodoxe. Je pense que dans la Chine d’aujourd’hui, il est positif que davantage de personnes se déclarent féministes, car elles sont confrontées à un environnement politique généralement étouffant. Mais l’énergie féministe spontanée, issue de la base et qui se revendique comme telle, de même que pour tous les autres mouvements sociaux, ne résoudra certainement pas tous nos problèmes. Par exemple, les féministes déclarées en Chine sont très critiques à l’égard de la violence sexiste, du harcèlement sexuel et de la traite des femmes, mais très peu d’entre elles sont en mesure de s’interroger sur ce que représente le nationalisme chinois. À cet égard, je ne blâme pas entièrement le féminisme chinois. Les commentaires critiques à l’égard du nationalisme chinois sont beaucoup plus susceptibles d’être censurés en ligne en Chine, alors que les gens ont plus d’espace – bien que restreint – pour soulever des questions liées au genre.
Après avoir observé cette crise de la reproduction sociale et les contestations sociales qui l’entourent, que pensez-vous qu’il va se passer dans les prochaines années ? Y a-t-il un moyen d’atténuer la crise ? Ou cela va-t-il conduire à des symptômes de crise encore plus graves ?
Je ne vois pas d’ouverture politique prometteuse dans un avenir proche où, tout à coup, ces activités féministes de base pourraient réapparaître. Nous assisterons probablement à une intégration encore plus importante de la part de l’État et des entreprises de ce qui émane des revendications féministes. Du point de vue de l’État, la faible fécondité et le vieillissement de la population continueront d’être des sujets de préoccupation. À l’heure où nous parlons, de nouvelles prestations sociales autour de la fécondité et du vieillissement sont mises en place. Et nous pourrions assister à une marchandisation plus agressive des services de soins, en particulier pour les personnes âgées, car cela a déjà commencé.
La génération de l’enfant unique née dans les années 1980 est désormais à un âge où elle doit se soucier de ses parents. Cette génération a peu de temps pour s’occuper d’eux, mais elle dispose de certaines ressources financières. Cela en fait une cible de choix pour le secteur lucratif.
Il est également possible que l’État tente d’importer des travailleurs étrangers pour combler une partie du vide. Cela constituera un changement majeur, car l’État chinois n’a pas encore les capacités nécessaires pour gérer un afflux important d’immigrant.e.s. Cependant, il envisage déjà cette possibilité.
En outre, le taux d’urbanisation a atteint près de 70%, et seuls 30% de la population sont encore considérés comme ruraux. L’urbanisation croissante, l’augmentation du coût de la vie et la marchandisation continue du travail obligeront l’État à améliorer les prestations sociales, telles que les régimes de retraite. Mais de nombreux gouvernements provinciaux n’ont littéralement pas d’argent et sont laissés à eux-mêmes par l’État : 90% des ressources nécessaires aux soins doivent être fournies par les familles. Si vous êtes riche, vous pouvez vous offrir les services de soins nécessaires, si vous êtes pauvre, vous ne le pouvez pas.
Après avoir brossé un tableau plutôt sombre de la situation actuelle et de ce qui nous attend à l’avenir, quelle serait une alternative féministe ? Où commence une perspective alternative qui pourrait à terme dépasser le capitalisme patriarcal ?
Un aspect prometteur est que de nombreux jeunes parlent de « rester couchés », ils refusent de travailler beaucoup ou de faire des heures supplémentaires. Ce phénomène ne se produit pas seulement en Chine, mais partout dans le monde. Avec la diminution des possibilités d’ascension sociale, une partie de la jeune génération ne veut pas céder au capitalisme ou au néolibéralisme ; elle veut s’en retirer. Elle se demande : « Pourquoi devrais-je consacrer toute mon énergie et tout mon temps au monde des entreprises ou à la méritocratie ? Et si je vivais avec un maigre salaire et utilisais mon temps pour faire ce que j’ai envie de faire ? » C’est une façon spontanée de réajuster notre système de valeurs. Ce n’est peut-être pas la meilleure solution, mais c’est certainement une solution intéressante.
Une chose que nous pouvons apprendre du féminisme de la reproduction sociale, c’est la remise en question du système de valeurs actuel. La dévalorisation du travail de soins est arbitraire, aliénante et obéit à une logique capitaliste. Nous devrions réévaluer chaque activité de notre vie et ne pas tout considérer comme une composante de l’échange marchand. Il est très difficile d’y parvenir à grande échelle. Mais je pense que les gens prennent déjà des mesures, peut-être inconsciemment, pour réajuster leur système de valeurs. Ils refusent de se marier, d’avoir des enfants et de faire des heures supplémentaires. Ce sont là des remises en question essentielles du statu quo.
Je suis partisanne de la version progressiste du revenu universel de base (RUB), car elle nous permet de réajuster notre système de valeurs. Je sais que le RBU en tant qu’idée abstraite est très controversé, car des personnes de droite en soutiennent également certaines versions, mais j’y vois une possibilité de mettre en place une structure dont la dimension humaine est incontestable et qui permet de repenser ce qui est vraiment important pour soi et pour la communauté. Le féminisme défendu par Kathi Weeks est particulièrement intéressant à cet égard [3].
Ma dernière question : nous parlons de la Chine, et vous êtes actuellement aux États-Unis. À votre avis, que peuvent apprendre les femmes et les féministes hors de Chine des luttes féministes en Chine ?
Beaucoup de choses ! Si on replace cela dans un contexte historique plus large et qu’on observe le début du XXe siècle, on se rend compte que la politique chinoise a souvent été marquée par des troubles et des violences. Mais à chaque moment de l’histoire chinoise, on trouve des féministes résolues. À la lumière des travaux de Wang Zheng, nous pouvons apprendre de ces féministes à faire preuve de sens stratégique et à recourir à ce qu’elle appelle la « politique de la dissimulation » [4].
À propos de mes propres recherches sur l’ère Mao (1949-1976), le public me pose souvent des questions telles que « Vous évoquez l’action, la résistance et la mobilisation, mais cela ne ressort pas de vos données. Où étaient donc les protestations populaires des travailleuses dans les années 1950 ? » Il est important de comprendre que, dans le contexte chinois, la résistance ne se limite pas à descendre dans la rue ou à manifester ouvertement. Parfois, les femmes ont dû dissimuler leurs véritables intentions, coopérer avec leurs partenaires masculins ou adopter une position marginale dans le système. Il vaut mieux être résilient – être comme l’eau, pour reprendre le terme utilisé par les manifestants de Hong Kong – que de ne rien faire. Je pense que ce type de capacité de résilience est sous-estimé dans la politique occidentale, car les Occidentaux considèrent comme acquis le droit de manifester ouvertement. Dans des environnements tels que la Chine, cette option n’est pas toujours envisageable.
De plus, les femmes chinoises sont aujourd’hui parmi les plus véhémentes précisément en raison d’un sentiment de privation. J’appartiens à la génération de femmes chinoises qui ont atteint l’âge adulte au moment où la Chine réintégrait le marché mondial. La Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes à Pékin en 1995 a été un moment fort. À l’époque, les féministes chinoises pensaient que, par rapport à l’Occident, notre féminisme était sous-développé et que nos droits humains en tant que femmes n’étaient pas protégés. Le féminisme occidental était l’idéal auquel nous comparions notre situation.
Cette génération de féministes a formulé de nombreuses revendications basées sur un féminisme occidental idéalisé. Aujourd’hui, il est clair que l’Occident n’est pas ce que nous pensions qu’il serait, mais le fait d’avoir essayé de se conformer à cet idéal pendant deux décennies a créé l’énergie qui a poussé ma génération de féministes à formuler ses revendications. C’est pourquoi ces féministes se sont fait entendre. Elles ont toujours pensé que les choses pouvaient être meilleures et que le gouvernement chinois était mauvais et en retard en matière de soutien aux femmes, en particulier en ce qui concerne les droits individuels, par exemple contre le harcèlement sexuel.
Je pense que la mondialisation, avec toutes ses prémisses et ses difficultés, a eu cet effet intéressant sur le féminisme chinois. C’est le cas des ONG de défense des droits humains et des ONG de défense des travailleurs. Elles ont également formulé des revendications et mis au point des moyens de pression basés sur leur vision idéalisée de l’Occident. Dans le passé, les ONG chinoises avaient de nombreux liens avec les États-Unis et les pays qui leur sont alliés par le biais d’agences internationales de développement. Ces organisations n’étaient pas des marionnettes ; elles savaient comment naviguer entre les failles politiques pour faire avancer leurs propres revendications.
Aujourd’hui, alors que l’Occident, en particulier les États-Unis, perd ou abandonne sa position dominante sur les mouvements sociaux mondiaux, les militants chinois doivent compter sur leurs propres forces pour développer des stratégies pour changer les choses de l’intérieur. C’est sans aucun doute une tâche difficile et dangereuse, car la censure et les autres formes d’oppression politique sont très sévères.
Le côté positif, c’est qu’il y a toujours eu une certaine marge de manœuvre pour les militants. Dans un pays où le marxisme est encore, non sans ironie, la théorie politique officielle, les concepts fondamentaux de la tradition marxiste tels que « travail », « syndicat », « exploitation », « révolution », « libération des femmes » et « égalité salariale » ne peuvent être censurés, car ils rejoignent le discours officiel. Un grand nombre de jeunes (les générations nées après les années 1990 et 2000) ont été attirés par ces concepts et idées marxistes et en débattent avec enthousiasme.
Ces jeunes pourraient devenir, peut-être de manière inattendue, les germes d’un changement futur. Après tout, qui aurait pu imaginer, il y a vingt ans, que Chizuko Ueno, la féministe marxiste japonaise, deviendrait une autrice à succès en Chine ?
Entretien de Ralf Ruckus avec Yige Dong
Ralf Ruckus est l’auteur de The Communist Road to Capitalism : How Social Unrest and Containment Have Pushed China’s (R)evolution since 1949 (PM Press, 2021), The Left in China : A Political Cartography (Pluto Press, 2023), et co-éditeur de China from Below : Critical Analysis & Grassroots Activism (gongchao.org, 2023). D’autres textes de Ralf sont disponibles sur nqch.org.
Yige Dong est professeure adjointe de sociologie et d’études mondiales sur le genre et la sexualité à l’université de Buffalo, université d’État de New York. Elle est co-auteure de « What is made-in-China feminism (s) ? Gender discontent and class friction in post-socialist China » (Critical Asian Studies, 2019) avec Angela Xiao Wu, et travaille actuellement sur sa première monographie intitulée provisoirement The Fabric of Care : Women’s Work and the Political Economy of Industrial China.
Notes
[1] Selon les normes sociales chinoises contemporaines, la famille du marié est censée offrir à la famille de la mariée une dot importante sous forme d’argent ou de biens immobiliers, le plus souvent un appartement et une voiture, d’une valeur totale allant de plusieurs milliers à environ vingt mille dollars américains.
[2] Le titre anglais du film est « Her Story », voir
https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=1000014591.html
[3] Voir Kathi Weeks. The Problem with Work : Feminism, Marxism, Antiwork Politics and Postwork Imaginaries, Duke University Press, 2011.
[4] Voir, par exemple : Wang Zheng. Finding Women in the State : A Socialist Feminist Revolution in the People’s Republic of China, 1949–1964. Oakland : University of California Press, 2017.
Source – Spectre. 18 novembre 2025 :
https://spectrejournal.com/the-crisis-of-social-reproduction-womens-agency-and-feminism-in-china/
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de Deeplpro.
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article77157
