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Les réseaux de corruption d’extrême droite au bénéfice de la Russie

Au-delà de Reform UK : la condamnation de Nathan Gill pour corruption révèle le réseau russe qui influence l’Europe

3 décembre 2025 

Matteo Pascoletti

matteo@valigiablu.it

Le 21 novembre, l’ancien député européen Nathan Gill, ancien responsable de Reform UK au Pays de Galles, a été condamné à 10 ans et demi de prison par le tribunal central de Londres. Gill avait déjà reconnu huit chefs d’accusation pour corruption : il avait reçu de l’argent en échange d’interventions en faveur d’intérêts russes lorsqu’il était membre du Parlement européen, entre 2018 et 2019, pour un montant total de 40 000 livres sterling. Il est le premier homme politique britannique à être inculpé en vertu du Bribery Act pour des faits de ce type.

Pour la juge Cheema-Grubb, Gill a « fondamentalement compromis l’intégrité » du Parlement européen dans ses relations avec la Russie, en abusant de manière « particulièrement grave » de sa position et en recrutant d’autres députés européens pour qu’ils répètent la même ligne pro-russe, sans que ceux-ci aient connaissance des paiements qu’il avait reçus. Dans les motifs de son jugement, la juge qualifie la corruption d’un élu de menace persistante pour la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques, qui doit être combattue par une « punition sévère ».

Âgé de 52 ans, Nathan Gill a grandi à Anglesey, dans le nord du Pays de Galles. Il a été conseiller local avant d’être élu au Parlement européen en 2014 pour l’UKIP, dont il a dirigé la section galloise entre 2014 et 2016. Il a été membre de l’Assemblée galloise (aujourd’hui Senedd) entre 2016 et 2017 et a dirigé la campagne de Reform UK pour les élections galloises de 2021, avant de démissionner après la défaite.

Gill a longtemps été proche de Nigel Farage. L’ancien leader de l’UKIP l’avait en effet soutenu en tant que responsable du parti pour le Pays de Galles. En 2019, Gill s’est présenté aux élections législatives britanniques avec le Brexit Party, parti rebaptisé Reform UK, mais n’a obtenu que la quatrième place.

Pour quoi Nathan Gill a-t-il été condamné ?

Le jugement reconstitue en détail les mécanismes de la corruption. Élu en 2014 comme député européen du UKIP, puis passé au Brexit Party, Gill est resté en fonction jusqu’à la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne en 2020. En 2021, il a été pendant une brève période le leader de Reform UK au Pays de Galles. Toutes ces incarnations politiques étaient dirigées par Nigel Farage.

Entre décembre 2018 et juillet 2019, Gill a accepté de l’argent d’Oleg Voloshyn, ancien député ukrainien considéré comme un « pion des services secrets russes ». À l’époque, Voloshyn était lié à la chaîne de télévision privée 112 Ukraine, rattachée à une personne proche de l’oligarque Viktor Medvedchuk, lui-même proche du président russe Vladimir Poutine. Dans le jugement, Voloshyn est décrit comme « l’architecte » des pots-de-vin et Medvedchuk comme « la source ultime des demandes et de l’argent » que Gill recevait.

Selon le jugement, les activités rémunérées comprennent :

  • – un discours au Parlement européen dans lequel Gill dénonçait les dérives antidémocratiques présumées de l’Ukraine et les atteintes à la liberté de la presse, sur la base d’un texte rédigé par Voloshyn ;
  • – des interviews sur la chaîne 112 Ukraine pour défendre Medvedchuk contre des accusations de haute trahison ;
  • – le recrutement d’autres députés européens britanniques et d’un collègue allemand pour faire des déclarations conformes au récit fourni par Voloshyn ;
  • – la promotion en séance plénière d’un « plan de paix pour le Donbass » lié à Medvedchuk ;
  • – une question écrite à la Commission européenne qualifiant de « terroriste » le tir d’une roquette contre le siège de 112 Ukraine et demandant une enquête urgente.

Les communications entre Gill et Voloshyn se faisaient principalement via WhatsApp. Les deux hommes utilisaient des expressions codées telles que « cadeaux de Noël » ou « cartes postales » pour désigner les paiements. L’enquête a permis de retracer des versements en euros et en dollars, souvent remis en espèces à Gill.

L’affaire a été révélée après que Gill a été arrêté par la police à l’aéroport de Manchester en septembre 2021, deux jours avant de partir pour une conférence à Moscou. L’analyse de son téléphone a permis de découvrir les messages échangés avec Voloshyn. Gill a ensuite été interrogé en mars 2022, mais il a longtemps maintenu sa position de «no comment». Il avait initialement annoncé son intention de se défendre lors du procès, mais il a finalement plaidé coupable peu avant son ouverture.

Selon les reconstitutions du Byline TimesGill a joué un rôle actif dans la stratégie russe envers l’Ukraine entre 2018 et 2020. Au cours de ces années, le Kremlin a renforcé son contrôle militaire sur les frontières ukrainiennes, limité l’accès de Kiev à la mer d’Azov et accéléré la délivrance de passeports dans les territoires occupés du Donbass. Parallèlement, Medvedchuk a consolidé un véritable empire médiatique avec trois chaînes de télévision (112NewsOne et ZIK) et a pris la tête du parti pro-russe Plateforme d’opposition – Pour la vie, qui est entré au parlement en 2019 avec des dizaines de sièges.

Dans ce contexte, Gill a contribué à diffuser en Europe la délégitimation des institutions et du gouvernement ukrainiens, présentant le pays comme corrompu et instable. À l’inverse, Medvedchuk était présenté comme un interlocuteur indispensable pour la paix. Certains discours et interventions télévisées du politicien gallois, comme le souligne Byline Times, reprenaient presque mot pour mot les arguments avancés par Voloshyn et l’entourage de Medvedchuk.

Les réactions à la condamnation

Selon Spotlight on Corruption, le procès Gill « a levé le voile sur la vulnérabilité de la politique britannique face aux opérations d’influence étrangère ». Il s’agit là d’un exemple concret de la manière dont, avec des sommes relativement modestes, des acteurs liés à un « pays hostile » ont réussi à acheter la voix d’un élu européen à un moment de forte tension entre l’UE et le Kremlin. Pour l’ONG, cette affaire doit être un « signal d’alarme » pour le gouvernement. L’existence d’un organisme chargé de lutter contre les influences étrangères (la Defending Democracy Taskforce) ne suffit pas si l’on ne connaît pas la portée et les résultats de son travail. Selon Spotlight on Corruption, il faut une agence de lutte contre la corruption dotée de ressources spécifiques et d’un mandat clair.

Même Transparency International UK considère ce jugement comme paradigmatique. La condamnation de Gill « montre comment des agents agissant pour le compte d’intérêts hostiles au Royaume-Uni ont tenté de corrompre nos processus démocratiques par des paiements directs à un élu » et représente « un moment significatif » dans la compréhension des menaces d’ingérence étrangère. Le danger, souligne l’organisation, est « réel et urgent ».

La condamnation a relancé les accusations de liens entre Reform UK et des intérêts russes. Le Premier ministre travailliste Keir Starmer a demandé à Nigel Farage de lancer « de toute urgence » une enquête interne afin de vérifier l’existence d’autres liens entre le parti et la Russie. M. Starmer a également appelé à une réponse plus large à l’ingérence étrangère dans la politique britannique. Pour sa part, Farage a déclaré connaître bien Gill et avoir été « choqué » de découvrir qu’il avait affaire à une « pomme pourrie » qu’il considérait comme un « chrétien dévoué ». Le leader de Reform a également exclu de lancer une enquête interne.

Le 23 novembre dernierla division antiterroriste de la police britannique a confirmé que d’autres anciens députés européens britanniques faisaient l’objet d’une enquête.

Pourquoi ce jugement est important et peut constituer un tournant

Malgré les déclarations de Farage, l’affaire pourrait ne pas en rester là. Un ancien député européen de l’UKIP et du Brexit Party, David Coburn, est cité dans les documents judiciaires : dans certains messages WhatsApp, Voloshyn discute avec Gill d’une somme de 6 500 dollars « pour un autre député européen », identifié comme « D » ou « David ». Coburn est le seul David à avoir participé à une réunion du conseil d’administration des deux chaînes 112 et NewsOne à cette époque. Il n’y a toutefois aucune preuve que de l’argent ait été offert à Coburn, ou qu’il en ait reçu. Interrogé par des journalistes devant son domicile en France, Coburn a répondu « non » à la question de savoir s’il avait jamais reçu de l’argent en rapport avec l’affaire Gill.

Dans les jours qui ont suivi la condamnation, une pétition sur le site du Parlement a dépassé en quelques jours les 100 000 signatures, seuil qui permet de débattre de la question à la Chambre des communes. Le texte demande une enquête « à l’échelle nationale » afin de déterminer « la profondeur et l’ampleur » des éventuelles campagnes d’influence russe dans la politique britannique.

Une autre mobilisation a vu l’Ukraine Solidarity Campaign (USC) et d’autres organisations manifester devant le tribunal le jour du verdict. Les manifestants ont brandi des pancartes de protestation (« Les profiteurs bigots de la Russie », « Régression au Royaume-Uni », entre autres) et ont scandé des slogans tels que « Et alors, Farage ? ». Dans un communiqué, l’USC a appelé le mouvement syndical et la gauche britannique à demander une « enquête approfondie et exhaustive » sur l’ingérence russe et à placer Farage et les dirigeants de Reform UK « au centre » de toute enquête :

Il n’est pas nécessaire d’attendre les résultats de l’enquête pour savoir que Reform UK est un agent de l’influence russe au Royaume-Uni. Cet alignement fait partie intégrante de leur politique d’extrême droite, anti-travailleurs, anti-migrants et pro-milliardaires.

Comme l’a rappelé ces derniers jours le député travailliste Luke Charters, les affinités électives entre Reform UK et le Kremlin sont nombreuses. Des déclarations de 2014 de Farage sur son admiration pour Poutine aux nombreuses reprises où il a affirmé que l’invasion de l’Ukraine avait été provoquée par l’Occident, sans compter les rémunérations perçues pour sa participation à des émissions de Russia Today (ce que Farage n’a jamais nié). En 2024, le journal DeSmog a révélé que l’un des principaux bailleurs de fonds de Reform UK avait des intérêts commerciaux en Russie.

Le siteThe Nerve a déjà publié une chronologie qui comprend les voyages de Gill, organisés à chaque fois par le même homme du Kremlin, ses déclarations en faveur de la Russie et ses relations étroites avec Nigel Farage.

Le cas Gill n’est pas un phénomène isolé en Europe

Après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine et les sanctions imposées à la Russie, plusieurs pays européens ont dénoncé ces dernières années des réseaux d’influence qui auraient utilisé l’argent russe pour influencer les politiciens, les médias et l’opinion publique.

En mars 2024, les autorités tchèques et polonaises ont annoncé avoir démantelé un réseau de propagande pro-russe qui aurait utilisé le site Voice of Europe comme vecteur pour diffuser des discours anti-ukrainiens et payer des politiciens européens non identifiés. Selon les informations recueillies par les services tchèques, des responsables politiques d’Allemagne, de France, de Pologne, de Belgique, des Pays-Bas et de Hongrie auraient reçu de l’argent pour influencer le débat public en vue des élections européennes.

Les paiements auraient été effectués en espèces, lors de réunions confidentielles à Prague, ou par le biais de cryptomonnaies. Derrière ce réseau se trouverait une fois de plus Viktor Medvedchuk, désigné par les autorités tchèques comme le principal instigateur de l’opération, dont la gestion quotidienne serait confiée à Artyom Marchevsky, tous deux sanctionnés par Prague. Le Premier ministre belge Alexander De Croo a déclaré que parmi les destinataires figuraient également des membres du Parlement européen.

Petr Bystron, député d’Alternative für Deutschland (AfD) et candidat aux élections européennes de 2024, aurait, selon les services de renseignement tchèquesété filmé en train de recevoir 20 000 euros en espèces de Marchevsky, dans une voiture garée à Prague. Le parquet de Munich a ouvert une enquête préliminaire pour suspicion de corruption, et en mai dernier, Bystron a vu son immunité de député européen levée. En mai de l’année dernière, son immunité parlementaire lui avait été retirée et son bureau avait été perquisitionné.

Un autre membre éminent de l’AfD, Maximilian Krah, a été interrogé par le FBI en décembre 2023 au sujet d’éventuels paiements provenant de milieux proches du Kremlin. On lui a montré des messages dans lesquels Voloshyn parle de « rémunérations » pour ses « frais techniques » et assure que, à partir de mai, « tout serait comme avant février ». En avril 2024, le parquet de Dresde a ouvert deux enquêtes préliminaires pour corruption liées à des paiements présumés provenant de sources russes et chinoises. Krah a nié toute infraction, affirmant ne pas être au courant des initiatives des magistrats. À la même période, le parquet fédéral allemand a arrêté un assistant de Krah, Jian Guo, soupçonné d’« espionnage pour le compte de la Chine » et d’avoir transmis à plusieurs reprises des informations sur le fonctionnement du Parlement européen au ministère de la Sécurité d’État de Pékin.

De la Pologne à la Russie : comment les sanctions sont contournées pour approvisionner l’armée de Poutine

Le monde de l’information n’a pas non plus été épargné par ce réseau. Une enquête conjointe de ZDFDer Spiegelet Paper Trail Media a révélé que le journaliste allemand Hubert Seipel, auteur de deux livres sur Poutine et d’un documentaire sur le président russe, a reçu 600 000 euros de sociétés liées à l’oligarque Aleksej Mordashov, proche allié du Kremlin et soumis à des sanctions occidentales. Les paiements auraient été effectués par l’intermédiaire d’une société basée à Chypre pour la rédaction et la promotion d’un livre sur le « climat politique en Russie », décrit par beaucoup comme un portrait favorable de Poutine. Selon les journalistes, Seipel aurait reçu de l’argent dès 2013, avant la publication de son premier volume. Le journaliste a confirmé avoir obtenu un « soutien financier par l’intermédiaire de Mordashov », mais nie que cela ait influencé le contenu de ses ouvrages.

C’est pourquoi, dans un tel contexte, la question des relations entre la Russie et Reform UK, ainsi que les positions de Farage sur l’Ukraine, pourraient devenir une épine dans le pied du parti d’extrême droite.

Vialigia Blu Traduction ML