Le paradoxe de pays qui se bousculent pour blanchir al-Charaa et s’attirer les faveurs d’un régime considéré comme une entité terroriste il y a quelques mois encore est un spectacle approprié à l’état de la politique mondiale en cette ère trumpienne.
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Professeur émérite, SOAS, Université de Londres
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Le blanchiment d’Ahmed al-Charaa
Gilbert Achcar
Une invitation à visiter la Maison Blanche a toujours été le summum du blanchiment politique, du moins d’un point de vue occidental. Ahmed al-Charaa, qui est passé du jour au lendemain d’Abou Mohammed al-Joulani, émir de Hayat Tahrir al-Cham (anciennement Jabhat al-Nousra), un groupe dissident d’Al-Qaïda, à Ahmed al-Charaa, président de la République arabe syrienne, abandonnant son uniforme djihadiste kaki pour un costume-cravate à l’occidentale, ce même Ahmed al-Charaa était lundi à la Maison Blanche où Donald Trump l’a reçu derrière son bureau comme pour l’interroger avant de donner son approbation. Trois jours auparavant, le nom d’al-Charaa/al-Julani avait été retiré de la liste des « terroristes » recherchés par les États-Unis, avec une prime de dix millions de dollars pour sa capture, mort ou vif, comme un méchant tout droit sorti d’un western hollywoodien.
La visite d’Al-Charaa à la Maison-Blanche est intervenue moins d’un mois après une autre visite, encore plus étonnante, bien qu’elle ait attiré beaucoup moins d’attention dans les médias occidentaux : sa rencontre avec Vladimir Poutine au Kremlin. Ce qui est plus étonnant à cet égard, c’est qu’al-Charaa combattait les troupes russes depuis des années, contrairement aux États-Unis auxquels il avait tendu la main dans le combat contre Daech, notamment à travers ses liens avec la Turquie, membre de l’OTAN. Pourtant, al-Charaa n’a pas hésité à serrer la main de l’homme responsable en grande partie de la destruction de la Syrie et de la mort d’un grand nombre de ses habitants en défense du régime de Bachar al-Assad – l’ennemi juré d’al-Charaa, à qui Moscou a accordé l’asile.
À ces événements surprenants s’ajoute la convergence de puissances régionales rivales – la Turquie, le Qatar, le royaume saoudien, les Émirats arabes unis et d’autres – pour courtiser al-Charaa. L’Iran, cependant, ne s’est pas joint à ce chœur, en raison des tensions confessionnelles entre sa politique et celle de HTC. Pendant ce temps, Israël traite le nouveau régime de Damas de la même manière qu’il traite le Liban : en exerçant une pression militaire visant à atteindre ses objectifs. Israël souhaite que la Syrie et le Liban rejoignent le giron de la « normalisation » arabe – c’est-à-dire l’établissement de relations amicales avec l’État sioniste – à deux conditions : une confrontation avec le Hezbollah au Liban afin de le désarmer, et la reconnaissance par Damas de la souveraineté d’Israël sur le plateau du Golan, qu’Israël a occupé en 1967 et annexé en 1981. Cette annexion a été officiellement reconnue par Trump lors de son premier mandat.
Au milieu de toutes ces manœuvres géopolitiques, la situation de la Syrie reste assez précaire. Le nouveau gouvernement n’est pas en mesure de contrôler le pays et même de discipliner les groupes armés sur lesquels il s’appuie depuis des années. Les massacres confessionnels ont aggravé les craintes des minorités religieuses de Syrie, qui sont maintenant persuadées que leur sécurité sous le nouveau régime ne peut être obtenue que par la force. En cela, les Kurdes du nord-est de la Syrie ont donné l’exemple en créant une région autonome pour assurer leur autoprotection. Le nouveau régime de Damas est, en effet, l’antithèse de ce dont la Syrie a vraiment besoin : neutralité confessionnelle, démocratie et intégrité. Au lieu de cela, il s’agit d’un gouvernement confessionnel, d’un projet dictatorial et d’un régime corrompu qui perpétue le clientélisme à dominante familiale qui a caractérisé le régime des Assad.
Qu’est-ce qui se cache derrière la prolifération de ces paradoxes depuis qu’Ahmed al-Charaa a remplacé Bachar al-Assad dans le palais présidentiel construit par le père de ce dernier ? La réponse réside dans le fait que chaque partie projette ses propres désirs sur le nouveau régime, combiné à l’opportunisme sans limites d’al-Charaa. En vérité, les monarchies pétrolières arabes avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour transformer la révolution syrienne d’un soulèvement démocratique populaire en une guerre djihadiste confessionnelle, conforme à leur propre caractère despotique. Aujourd’hui, ces mêmes monarchies craignent que la Syrie post-Assad ne soit pire que ce que le pays était pendant la guerre civile, que le terrorisme djihadiste, qui s’est exporté de Syrie pendant plus d’une décennie, puisse s’intensifier. Les pays occidentaux partagent ces craintes, tout comme la Russie et même la Chine, qui reste méfiante à l’égard du nouveau gouvernement syrien. Pékin est particulièrement préoccupé par la présence parmi les troupes d’al-Charaa de combattants djihadistes originaires des régions de la Chine à population musulmane.
Les intérêts économiques jouent également un rôle crucial, bien sûr. Le marché de la reconstruction syrienne est énorme, dépassant de loin la taille du marché de la reconstruction de Gaza qui a fait l’objet des rêves de « Riviera » de Trump. La Banque mondiale a estimé le marché de la reconstruction syrienne entre 140 et 340 milliards de dollars, estimant que le coût le plus probable était d’environ 215 milliards de dollars. Les monarchies du Golfe ont investi des milliards dans des projets immobiliers et touristiques, notamment en Égypte. Elles avaient commencé à investir en Syrie sous Bachar al-Assad avant le soulèvement de 2011.
La simple mention de l’immobilier fait immédiatement penser à Donald Trump, à sa famille et à ses associés, dont la conduite politique est fortement influencée par la spéculation immobilière. Al-Charaa en est bien conscient, ayant exprimé son désir de voir une Trump Tower construite à Damas, lorsque des efforts étaient en cours pour organiser une rencontre entre lui et le président américain lors de la visite de ce dernier au royaume saoudien en mai. La perspective de bénéficier du marché de la reconstruction syrienne – bien qu’elle soit encore très hypothétique – a probablement pesé dans la position du président américain.
La même logique est à l’œuvre pour les pays européens, comme la France. Le président Emmanuel Macron imite ses prédécesseurs, cherchant à s’assurer une part du gâteau économique arabe (attirer les dollars du pétrole et du gaz, obtenir des contrats de construction, exporter des armes, etc.) en adoptant une politique étrangère plus conforme au consensus arabe officiel que ne l’est celle de Washington. Aussi Macron s’est-il empressé de rencontrer al-Charaa à l’Élysée avant la rencontre du dirigeant syrien avec Trump à Riyad.
Enfin, les dirigeants européens tentent d’apaiser l’extrême droite au sein de leurs pays en cherchant à expulser les réfugiés syriens. Déclarer sa confiance dans le nouveau régime de Damas est un prélude nécessaire à l’expulsion des réfugiés vers la Syrie sous prétexte que le pays est désormais « sûr », malgré la fausseté évidente de cette affirmation. La semaine dernière, le chancelier allemand Friedrich Merz a annoncé qu’il avait invité al-Charaa à Berlin pour discuter des conditions du retour des réfugiés syriens. Merz avait auparavant critiqué la décision de l’ancienne chancelière Angela Merkel d’ouvrir les portes de l’Allemagne aux réfugiés dix ans plus tôt.
Ces divers facteurs, allant des intérêts économiques aux manœuvres politiques, expliquent en partie l’étrange paradoxe des pays qui se bousculent pour blanchir al-Charaa et s’attirer les faveurs d’un régime considéré comme une entité terroriste il y a quelques mois à peine. C’est un spectacle approprié à l’état de la politique mondiale en cette ère trumpienne.
Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d’abord paru en ligne le 11 novembre. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.
https://blogs.mediapart.fr/gilbert-achcar/blog/121125/le-blanchiment-d-ahmed-al-charaa
