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La chute d’El Fasher – capitale du Darfour-Nord et dernier bastion des Forces armées soudanaises (FAS) dans la région – marque un nouveau chapitre terrifiant dans la guerre contre-révolutionnaire au Soudan. Autrefois fier centre communautaire, commercial et de résistance, la ville a été prise par la milice des Forces de soutien rapide (FSR) fin octobre 2025, après plus de 18 mois de siège, ce qui a entraîné des souffrances indescriptibles.
Des témoins oculaires et des groupes de défense des droits humains ont documenté des atrocités à grande échelle : nettoyage ethnique, exécutions massives, blocus de l’aide alimentaire et médicale, viols et violences sexuelles, et ciblage délibéré de civils qui fuyaient pour se mettre en sécurité. [Un chercheur de l’université de Yale, Nathaniel Raymond, qui anime le Humanitarian Research Lab, indiquait le 4 novembre que les FSR creusaient des fosses communes pour tenter de faire disparaître des centaines de cadavres de personnes exécutées. – Réd.]
Ce qui se passe à E Fasher n’est pas une tragédie isolée. Il s’agit du dernier épisode, le plus sanglant, d’une guerre entre deux milices rivales : les FAS, dominées par les vestiges de l’ancien régime des Frères musulmans, qui ont une longue histoire de violence étatique et de génocide, et les FSR, une force paramilitaire issue des milices Janjaweed [milices du Darfour avec une dimension de suprémacisme arabe] responsables du génocide au Darfour dans les années 2000. Ces deux forces sont issues du même État répressif que la révolution populaire de 2018 cherchait à renverser.
Depuis le début des combats en avril 2023, des centaines de milliers de personnes ont été assassinées et plus de 15 millions ont été contraintes de quitter leur foyer, créant ainsi la plus grande crise humanitaire au monde à l’heure actuelle.
La révolution détournée
La guerre actuelle est une conséquence directe de la contre-révolution menée contre la révolution soudanaise de 2018. Des millions de personnes sont descendues dans la rue dans le cadre d’un soulèvement massif et non violent, organisé par les Comités de résistance-Resistance Committees (RCs) de quartier, l’Association professionnelle soudanaise-Sudanese Professional Association (SPA), les Forces de la liberté et du changement-Forces of Freedom and Change (FFC) – une coalition de partis d’opposition établis – et des organisations de femmes et d’étudiants afin de renverser la dictature d’Omar el-Béchir, au pouvoir depuis 30 ans. Les slogans de la révolution – « Liberté, paix et justice » – exprimaient le rejet de décennies de régime militaire, d’exploitation capitaliste, d’inégalités et de violence d’État.
Cependant, la plus grande force de la révolution – sa spontanéité et son énergie populaire – était aussi sa plus grande vulnérabilité. Elle manquait d’une force révolutionnaire organisée et indépendante, capable de pousser les masses à la prise du pouvoir et au démantèlement de l’appareil d’État et des structures de l’ancien régime. En l’absence d’une telle direction, les FFC, sous la pression des puissances régionales et des gouvernements occidentaux, ont abandonné les acquis de la révolution. L’accord de partage du pouvoir conclu en 2019 avec les généraux de l’ancien régime n’a pas marqué un pas vers la démocratie, mais a constitué un recul stratégique qui a légitimé la junte militaire et maintenu intacts l’appareil capitaliste et sécuritaire. Il a placé les deux architectes militaires de la contre-révolution – le général Abdel Fattah al-Burhan des Forces armées soudanaises (FAS) et le général Mohamed Hamdan Dagalo («Hemedti») des Forces de soutien rapide (FSR) – au centre du nouvel ordre.
Ensemble, ils ont assassiné et torturé des dizaines de milliers de révolutionnaires, perpétré les massacres du 3 juin 2019 lors de 14 sit-in où des milliers de personnes ont été massacrées, puis orchestré le coup d’État d’octobre 2021 qui a dissous le gouvernement de transition et séquestré les ministres civils et les forces révolutionnaires.
La guerre qui a éclaté en avri 2023 était la conséquence inévitable de l’échec de ce compromis : un violent affrontement entre deux milices rivales du même régime, chacune luttant pour contrôler l’État et ses richesses. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’est pas l’effondrement de la révolution soudanaise, mais la banqueroute des forces contre-révolutionnaires qui ont cherché à la tuer.
El Fasher: une tragédie humaine
La chute d’El Fasher, le 27 octobre 2025, est survenue après un siège de 18 mois et à la suite de l’accord des Forces armées soudanaises (FAS) autorisant les FSR à regagner la ville depuis d’autres régions, notamment de Khartoum, quelques mois plus tôt. Cela représente une escalade catastrophique dans la guerre qui sévit actuellement au Soudan.
Les rapports provenant du terrain brossent un tableau d’une horreur inimaginable :
- Massacres : au moins 1500 à 2000 civils ont été tués au cours des premiers jours de la prise de pouvoir par les FSR alors qu’ils tentaient de fuir.
- Massacres dans les hôpitaux : dans un crime de guerre odieux, les combattants de la FSR ont pris d’assaut le Saudi Maternity Hospital et « ont tué de sang-froid toutes les personnes qu’ils ont trouvées à l’intérieur », y compris les patients, leurs accompagnants et le personnel médical. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a rapporté que 460 personnes ont été tuées lors de cette seule opération.
- Nettoyage ethnique : les violences ont été marquées par une campagne délibérée et systématique de meurtres et d’extermination, visant les groupes ethniques non arabes tels que les Zaghawa et les Masalit, faisant écho aux atrocités commises il y a 20 ans.
- Atrocités généralisées : les survivant·e·s font état d’exécutions sommaires, de ratissages de maison en maison, de violences sexuelles et de viols généralisés contre les femmes et les jeunes filles, et du meurtre de civils en fuite. Des vidéos ont été diffusée montrant des combattants des FSR exécutant des hommes non armés.
Dans une déclaration, le Syndicat des médecins soudanais au Royaume-Uni a condamné les événements d’El Fasher comme étant : « équivalant à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité » et a averti que « ces actions font peser la menace d’une catastrophe humanitaire imminente et à grande échelle ».
De son côté, les FAS ont annoncé un retrait – comme elles l’avaient fait dans d’autres villes telles que Madani et Sinja – en invoquant les massacres de civils perpétrés par la FSR. En réalité, il ne s’agissait pas d’un échec tactique, mais d’une décision politique mûrement réfléchie. Les FAS ont choisi d’abandonner à leur sort les 250 000 habitants restants à El Fasher [la ville a réuni à une certaine époque plus d’un million d’habitants], troquant des vies contre leur survie politique. En laissant les FSR se retirer sans opposition des autres fronts, les FAS ont volontairement sacrifié le Darfour et sa population afin de consolider leur contrôle sur Khartoum et la région, et de protéger leur propre pouvoir, prouvant une fois de plus que les deux milices ne servent que les intérêts de la classe gouvernante, et non ceux du peuple soudanais.
Les comités et les forces de résistance soudanais signataires de la Charte révolutionnaire pour l’établissement de l’autorité populaire ont établi une double responsabilité claire :
« Nous tenons les Forces de soutien rapide (FSR) – la milice Janjaweed – et leurs alliés… les forces régionales et internationales qui les soutiennent, menées par les Émirats arabes unis, pleinement responsables de ces massacres, violations, meurtres, pillages et de tous les crimes de guerre et crimes contre l’humanité qui atteignent le stade du génocide. »
Ils ont également condamné avec la même fermeté le rôle de l’armée dans la trahison des civils :
« Nous tenons également les dirigeants de l’armée… pour responsables d’avoir abandonné leur devoir de protéger les civils non armés, les laissant seuls face au fascisme de la milice Janjaweed. Leurs actions – mobilisation des forces, escalade de la guerre… et imposition aux civils du coût de ces décisions – sont devenues un schéma persistant et délibéré. »
La triste réalité est que ce qui se passe dans la région du Darfour n’est pas une tragédie soudaine, mais la continuation de plusieurs décennies de crimes commis par le régime militaire soudanais à travers le Soudan, à divers degrés et à différentes étapes. C’est le résultat d’une désinvolture politique et économique, d’une concurrence pour les ressources [le Soudan possède des ressources importantes en or, en cuivre, en fer, en uranium, en terres rares, en pétrole – réd.] et d’une violence étatique et par procuration qui remonte à plusieurs décennies.
Impérialisme mondial et menace de partition
La guerre au Soudan n’est pas simplement un conflit interne entre deux factions armées: c’est une crise alimentée et exacerbée par la rapacité et les intérêts stratégiques des puissances mondiales et régionales. Ce qui a commencé comme une lutte entre milices rivales s’est transformé en une guerre par procuration, les États impérialistes et les régimes voisins se disputant le contrôle de l’or, des ressources naturelles, des terres fertiles et de la position stratégique du Soudan le long de la mer Rouge.
Alors que de nombreux États sont impliqués dans l’armement ou le financement d’un ou des deux camps, le tableau ci-dessus met en évidence seulement les principaux acteurs qui soutiennent directement ce bain de sang.
Les gouvernements états-unien et européens condamnent rituellement « les deux camps », mais continuent de soutenir ces mêmes milices par l’intermédiaire de leurs alliés et agents régionaux. Les armes et l’argent affluent librement des monarchies du Golfe et des régimes voisins, assurant ainsi le réapprovisionnement constant de la machine de guerre. Les mêmes gouvernements qui ont financé et aidé à mettre en place les FSR dans le cadre du soi-disant « processus de Khartoum » – en échange de la sécurité des frontières européennes [blocage de l’immigration !] – et qui ont cherché à mettre fin à la révolution depuis son début en 2018, se posent désormais en arbitres neutres de la paix. Leur véritable préoccupation n’est pas la souffrance du peuple soudanais, mais la préservation d’un ordre régional qui protège les profits, les routes commerciales et le pillage des ressources.
Il s’agit là d’une forme moderne d’impérialisme: non plus la domination coloniale directe du passé, mais une domination exercée par l’intermédiaire de clients, de contrats et du chaos. Les puissances mondiales n’ont plus besoin de planter leur drapeau; elles maintiennent leur contrôle en finançant ceux qui protégeront leurs intérêts, quel qu’en soit le coût humain.

Cette ingérence internationale a non seulement prolongé la guerre, mais elle conduit activement le pays vers la désintégration. La chute d’El Fasher donne aux FSR le contrôle quasi total de la vaste région du Darfour, qui est presque aussi grande que la France. Les FSR ont déjà mis en place un « gouvernement de paix et d’unité » parallèle pour administrer leurs territoires depuis le Darfour, tandis que le gouvernement dirigé par les FAS opère depuis Port Soudan, sur la mer Rouge. Aucun de ces soi-disant gouvernements n’a de légitimité ni de soutien populaire. Cette partition de facto, qui divise le pays entre l’est et l’ouest, est un scénario que certains acteurs régionaux considèrent désormais comme un résultat acceptable, à l’image de la division de la Libye. Pendant ce temps, les deux milices continuent de créer et d’armer de nouvelles forces, accélérant la fragmentation du Soudan et déchirant la société, transformant la guerre en un conflit civil généralisé qui menace non seulement le Soudan, mais toute la région. À la mi-2024, les États de l’est accueillaient déjà à eux seuls au moins 22 milices en plus des FAS et des FSR, un nombre qui n’a fait qu’augmenter à mesure que la guerre s’intensifie et que les vestiges de l’ancien régime appellent à la mobilisation de la population. La militarisation domine désormais la vie quotidienne au Soudan, laissant les citoyens ordinaires supporter le coût le plus lourd d’une guerre motivée par le pouvoir, le profit et la cupidité étrangère.
Rejeter les deux milices et dénoncer la complicité mondiale
Nous devons rejeter le faux choix entre les milices des FAS et celles des FSR et la propagande qui cherche à légitimer l’un ou l’autre camp. Comme l’affirme l’analyse de MENA Solidarity, les deux sont des ennemis de la révolution populaire de 2018, tout aussi criminels l’un que l’autre, et constituent des obstacles au changement révolutionnaire.
Il est également essentiel de ne pas se concentrer uniquement sur la condamnation d’un seul soutien à la guerre, comme les Émirats arabes unis (EAU-UEA), malgré leur rôle de premier plan dans l’armement, le financement et le soutien de la machine de guerre des FSR. Cela risquerait de masquer le réseau plus large de complicité, car les EAU-UEA opèrent au sein d’un réseau impérial mondial où les puissances occidentales, les monarchies du Golfe et les régimes régionaux partagent tous la responsabilité de la destruction du Soudan. Le fait de pointer du doigt un seul État permet aux autres de se cacher derrière des déclarations creuses de « préoccupation » tout en continuant à tirer profit de la guerre. Notre tâche consiste à dénoncer et à combattre l’ensemble du système qui permet la contre-révolution et le pillage impérialiste, et pas seulement l’une de ses facettes visibles.
Un appel à la solidarité internationale
La tragédie du Soudan est une leçon saisissante sur la dynamique de la révolution, de la contre-révolution et de l’impérialisme. Le monde a laissé tomber le peuple soudanais, faisant preuve d’apathie et de résignation face à la destruction et aux massacres. La solution à cette crise ne viendra pas du soutien d’une milice contre une autre, ni des initiatives diplomatiques ratées des mêmes puissances qui alimentent la guerre.
En tant que syndicalistes, socialistes et tous ceux qui croient en la justice, notre réponse doit être fondée sur la politique internationaliste et fondée sur les classes qui ont façonné la révolution de 2018. Cela signifie:
- Exiger de « nos » gouvernements qu’ils mettent fin à toutes les ventes d’armes et à tout soutien aux milices belligérantes et à leurs soutiens régionaux.
- Mener une campagne pour dénoncer le rôle des entreprises et des États qui profitent de la guerre au Soudan et pillent ses ressources [1].
- Apporter un soutien financier et politique direct au Syndicat des médecins soudanais au Royaume-Uni.
- Faire entendre la voix des travailleurs et travailleuses soudanais, des associations professionnelles, des organisations de femmes, des centres d’intervention d’urgence et des comités de résistance qui réclament un régime civil, la responsabilité et le démantèlement des milices, et non des accords technocratiques creux qui laissent intacts l’appareil militaire et sécuritaire.
- Construire une solidarité internationale coordonnée entre les travailleurs et travailleuses : piquets de solidarité, motions syndicales, questions parlementaires, collectes de fonds pour l’entraide et soutien direct aux groupes de la société civile soudanaise qui documentent les abus.
- Relier la lutte des travailleurs et travailleuses et des révolutionnaires soudanais à nos propres combats contre la guerre, l’austérité et le racisme dans notre pays.
[1] Le Temps du 5 novembre écrit : L’or est la principale ressource qui finance la guerre au Soudan. Le précieux métal est en général acheminé vers les Emirats arabes unis, un partenaire de plus en plus important pour la Suisse. En échange de leur appui militaire aux FSR, les EAU récupèrent l’or des mines que contrôlent ces paramilitaires qui se sont retournés en avril 2023 contre l’armée soudanaise. Cette dernière exporte aussi de l’or à Dubaï. Le métal jaune est la principale ressource du pays. Ces derniers jours, les EAU ont brièvement publié sur un portail de l’ONU leurs statistiques pour ce commerce de l’or. Une publication éphémère qui n’a pas échappé à l’ONG suisse Swissaid, qui dénonce depuis des années la place financière de Dubaï. « En 2024, les EAU ont importé 29 tonnes d’or directement du Soudan, contre 17 tonnes en 2023, ainsi que des quantités importantes transitant par les pays voisins, portes de sortie de l’or contrôlé par les FSR », détaille mardi un communiqué de presse de l’ONG.
La Suisse est directement concernée, puisqu’elle importe massivement de l’or en provenance des EAU. Selon les statistiques des douanes relayées par Swissaid, Berne a importé 316 tonnes d’or pour une valeur de 27 milliards de francs en provenance du pays du Golfe de janvier à septembre 2025. Le double des volumes annuels habituels. « Le risque que de l’or soudanais ou venant d’autres pays en guerre finisse en Suisse est très élevé», commente Marc Ummel, responsable du dossier matières premières pour Swissaid. Ce spécialiste n’a toutefois pas de certitude. Car le Soudan n’est qu’un des nombreux pays auprès desquels les EAU s’approvisionnent. » (Réd.)
Mena Solidarity Network, Londres
Publié par MENA Solidarity Network le 4 novembre 2025 ; traduction rédaction A l’Encontre
https://alencontre.org/afrique/soudan/leffondrement-del-fasher-ce-quil-nous-apprend-sur-la-guerre-au-soudan-sur-la-revolution-et-la-necessaire-solidarite.html


