Ahmed Abbes
Originaire d’un pays du Sud, ma participation à l’Olympiade internationale de mathématiques (OIM) a joué un rôle déterminant dans mon développement en tant que mathématicien. C’est donc le cœur lourd que j’ai décidé de rendre mes deux médailles – une de bronze (1988) et une d’argent (1989). Je le fais en réponse au refus de la direction de l’OIM (IMO en anglais) de prendre une position significative sur le génocide en cours à Gaza, et à ses manœuvres politiques visant à protéger Israël de toute responsabilité.
Depuis octobre 2023, Israël a tué plus de 58 500 Palestiniens à Gaza, dont plus de 17 900 enfants. Il a détruit toutes les universités, ciblé les hôpitaux et les écoles et imposé une famine. Les experts de l’ONU et les juristes internationaux ont qualifié la situation de génocidaire.
En 2022, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, le conseil d’administration de l’OIM a réagi en quelques semaines. Il a invoqué la clause de force majeure, proposé une résolution et organisé un vote électronique. Le jury a voté la suspension de l’adhésion de la Russie en tant qu’État, tout en autorisant ses étudiants à concourir à titre individuel.
En 2024, lorsque des demandes similaires ont été formulées à l’égard d’Israël, le même conseil d’administration a refusé d’agir. Au lieu de cela, il a modifié le règlement pour interdire toute « utilisation politique » de l’OIM. Ce changement a eu un effet dissuasif. Les chefs de délégation ont fait état d’une atmosphère de peur. Toute mention de Gaza était découragée.
En avril 2025, plus de 700 mathématiciens – dont des médaillés Fields, des chefs d’équipe de l’OIM et des participants – ont signé une pétition appelant à la suspension d’Israël en tant qu’État, à l’instar de la Russie. La pétition dénonçait également les efforts du conseil d’administration de l’OIM pour empêcher toute discussion.
En juin 2025, un projet de résolution a été soumis au jury, soutenu par plus de 500 membres de la communauté mathématique. Il propose d’appliquer la même mesure qu’en 2022 : suspendre le statut d’Israël comme membre tout en maintenant les droits de participation de ses étudiants en tant qu’individus.
Face au soutien massif de la résolution, en particulier de la part des pays du Sud, et ne pouvant plus soutenir son double standard, le conseil d’administration de l’OMI a introduit une contre-résolution de dernière minute lors de l’Olympiade de juillet 2025 en Australie. Elle déclarait que « les mesures contre les pays participant à l’OIM ne seront prises que pour des violations des règlements de l’OIM » et que « toutes les suspensions actuelles expirent à la fin de l’OIM 2025 ». Ce faisant, la Commission a effectivement affirmé que les règles internes de l’OIMl’emportent sur le droit international, y compris la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. La contre-résolution a été adoptée.
Dans un effort pour protéger Israël de la responsabilité de ses crimes, le Conseil a donc eu recours à la levée des sanctions contre la Russie et à la dissimulation des crimes de Poutine en Ukraine.
Gregor Dolinar, président du Conseil de l’OIM, a confirmé par la suite que des considérations financières avaient joué un rôle : « Les sponsors ne veulent pas traiter avec des organisations politiquement motivées », a-t-il déclaré au Guardian. M. Dolinar prétend être apolitique, mais il n’y a pas d’acte plus politique que de choisir d’exonérer un État de toute responsabilité face à un génocide. En réduisant le débat au silence, en manipulant les règles pour bloquer toute réponse et en veillant à ce qu’Israël soit traité différemment de la Russie, il s’est engagé dans la pire des politiques, celle du déni et de la complicité. Ce faisant, il a profondément trahi les principes que l’OIM prétend défendre.
Cette année, un étudiant de Gaza qui s’était qualifié pour l’OIM a finalement été évacué quelques jours avant la compétition, dans des conditions extrêmement difficiles, par les services consulaires français. Nous avions espéré une évacuation plus rapide qui lui aurait permis de participer en personne, mais cela s’est avéré impossible. Il est arrivé à Paris grâce à un laissez-passer spécial et j’ai eu le grand honneur de l’accueillir. Il a participé à la compétition à distance depuis ma maison, à partir de 4h30 du matin, malgré vingt mois de guerre et l’immense charge émotionnelle d’avoir quitté sa famille dans une zone de guerre quelques jours auparavant. Il a obtenu une mention honorable et aurait probablement fait mieux s’il avait bénéficié des mêmes conditions que les autres étudiants. Il était néanmoins très heureux de participer (après avoir été exclu l’année précédente) et se réjouit maintenant de commencer ses études de mathématiques dans l’une des meilleures écoles de France.
Malgré tout ce que j’ai lu sur l’horreur à Gaza au cours des vingt derniers mois, accueillir un enfant qui venait de s’échapper de ce qui est aujourd’hui un véritable camp de concentration m’a confronté à un niveau de souffrance presque impossible à supporter. Ce qui me fait tenir, ce sont ses sourires du matin et son amour calme et persistant des mathématiques.
Je ne souhaite pas être associé à une institution qui garde le silence sur son calvaire – et celui de son peuple – simplement parce qu’ils sont Palestiniens. Je renvoie mes médailles en conséquence.
Ahmed Abbes
CNRS & IHES
Transmission et traduction B. Randé