Idées et Sociétés, International

Lutter contre l’oligarchie

Interrogations après le « Fighting Oligarchy Tour ». ML

Bernie et AOC ne peuvent pas remplacer une organisation socialiste

par Teto dans Tempest.

La tournée « Fighting Oligarchy » (Lutter contre l’oligarchie) du sénateur Bernie Sanders et de la députée Alexandria Ocasio-Cortez attire des foules énormes dans plusieurs États américains. Mais on ne peut pas compter sur l’establishment du Parti démocrate pour mener la lutte contre le fascisme, ni même pour prendre des mesures pour se défendre contre les forces extérieures qui renforcent son pouvoir. L’alternative est de construire une gauche socialiste cohérente et fondée sur des principes, en commençant par les luttes qui nous entourent.

Le 12 avril 2025, environ 36 000 personnes se sont rassemblées au Grand Park de Los Angeles pour la tournée « Fighting Oligarchy » du sénateur Bernie Sanders et de la députée Alexandria Ocasio-Cortez, qui a attiré des foules importantes dans plusieurs États américains. Los Angeles a été la plus grande étape de la tournée à ce jour et a été l’occasion pour la gauche (et le centre-gauche) de Los Angeles de se rassembler, de se solidariser et d’imaginer ensemble une version totalement différente de ce pays, en contraste avec tout ce que nous avons vu sortir de l’administration Trump 2.0. Au lieu des rafles de l’ICE( service de l’immigration), des coupes budgétaires dans l’éducation, la santé, les institutions scientifiques et artistiques, et des avantages illimités pour les 1 % les plus riches, nous voulons un système de santé universel, un filet de sécurité sociale renforcé et un large accès aux programmes de services sociaux pour aider les plus démunis.
C’est super encourageant de voir des foules se rassembler à ces événements pour exprimer leur indignation face aux cinq premiers mois du trumpisme. Même si beaucoup d’entre eux ne se considèrent peut-être pas comme des socialistes, il est essentiel que les socialistes de principe saisissent cette occasion pour accueillir les nouveaux venus et établir des ponts avec les organisations socialistes si nous sommes vraiment déterminés à lutter contre le fascisme. L’histoire du fascisme nous enseigne que l’espoir et le mécontentement à l’égard de cette administration ne suffisent pas à mener ce combat. Pour construire le pouvoir nécessaire à la mise en place d’un programme politique transformateur, il faut que la classe ouvrière prenne l’initiative de définir une vision concrète d’une alternative socialiste, mais aussi qu’on ait le soutien massif des acteurs lésés de la classe moyenne, des petits entrepreneurs et des professionnels qui se font dire que ce sont les immigrants et les étudiants anti-génocide qui ruinent le pays.

Si l’opportunité de s’unir en si grand nombre a pu sembler puissante et motivante, il y a eu une déception palpable face à ce qui devient la troisième vague d’une « pluralité Bernie Sanders » qui laissera inévitablement les partisans et les militants consternés et déprimés, une fois de plus. Qu’est-ce qui empêchera cet élan et cette énergie d’être à nouveau remis entre les mains de l’establishment du Parti démocrate, qui continuera d’ignorer les appels à des engagements significatifs et concrets pour améliorer la situation de la classe ouvrière ? La vision de Bernie et d’AOC n’inclut pas la construction d’un pouvoir en dehors du Parti démocrate. Les bénévoles et les électeurs, dont beaucoup ont travaillé d’arrache-pied pour donner à Bernie Sanders suffisamment de pouvoir pour avoir une influence significative sur la politique du parti, n’ont obtenu qu’un candidat à la présidence de 2024 qui s’est engagé à maintenir l’armée la plus puissante du monde aux côtés d’Israël. La dernière idée de Bernie, issue d’un récent e-mail de campagne ? Tout le monde devrait se présenter aux élections.
Le culte de la personnalité autour de Bernie et AOC, associé à quatre années de « Bidenomics » (qui a été une aubaine pour les entreprises mais une misère pour les travailleurs), n’a pas abouti à une réforme significative de la police après un été de soulèvements nationaux. Ils n’ont pas réussi à empêcher un génocide et ne parviennent pas à s’opposer à la dissolution de la procédure régulière, sans parler de l’érosion des maigres ressources publiques qui existent pour les soins de santé, l’éducation et la protection contre la pollution.
Si Bernie et AOC peuvent être considérés comme des baromètres d’une prise de conscience de classe accrue, ils n’ont jamais été en mesure de mener la lutte contre le fascisme qui se forme actuellement. Trump 2.0 et son alignement sur l’État colonialiste d’Israël révèlent ensemble les limites de la capacité de la démocratie bourgeoise à préserver un appareil étatique durable qui profite aux travailleurs. Les piliers de la gauche comme Bernie et AOC sont à peine capables de rassembler suffisamment de soutien populaire pour renforcer leurs positions individuelles au sein de ce qui restera d’un système politique vidé de sa substance et qui continuera d’exister principalement pour faciliter les profits des riches, des entreprises et de l’élite technologique qui se consolident actuellement autour de Trump. Contrairement à la première fois, ce deuxième mandat facilitera également le génocide en cours du peuple palestinien et le renforcement d’un État policier militarisé qui punit les jeunes et criminalise la liberté d’expression et la dissidence.
En fait, on ne peut compter sur aucun membre de l’establishment du Parti démocrate pour mener la lutte contre le fascisme, ni même pour prendre des mesures pour se défendre contre les forces extérieures qui consolident leur pouvoir, comme l’AIPAC et l’ancien membre du Congrès Jamaal Bowman, de New York. Après avoir fait face à une campagne d’opposition de 23 millions de dollars, en grande partie coordonnée par l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) et d’autres super PAC alignés, l’ancien membre de « The Squad » lance son propre super PAC pour rivaliser avec le coût toujours croissant des intérêts financiers dans les élections, au lieu de renouveler son engagement en faveur d’une politique progressiste en obtenant plus d’argent.
Les démocrates, même ceux comme Bowman, Bernie et AOC, ne sont pas prêts à se battre en dehors des conventions qui régissent notre démocratie bourgeoise. Pour eux, travailler dans un système qui repose sur l’argent pour gagner, et ne jamais remettre en question ce système après avoir été élus, restera la norme. Est-ce pour ça que Bernie trouve si important de commencer tous ses discours en déclarant qu’Israël a le droit de se défendre ? Leur volonté de suivre les mêmes tactiques des initiés, financées par l’argent, et leur refus de s’opposer à des groupes fascistes radicaux comme l’AIPAC ne trouvent pas d’écho auprès des travailleurs, qui cherchent un moyen de gagner alors que nous assistons tous à la destruction ou à l’ignorance des institutions publiques dont beaucoup d’entre nous dépendent.
La lutte, que ce soit contre l’oligarchie, le fascisme ou le génocide, n’a jamais été menée par quelqu’un élu sous la bannière du Parti démocrate. Comme Ta-Nehisi Coates l’a si bien dit, « si les démocrates ne peuvent pas tracer la ligne rouge face au génocide, ils ne peuvent pas la tracer face à la démocratie ». Ce combat ne peut venir que des travailleurs unis au sein d’une gauche socialiste réelle et organisée. Si la gauche américaine est actuellement fragmentée et semble en désaccord permanent avec elle-même, cette situation n’est pas permanente. Si nous voulons résister efficacement à Trump et aux conditions qui ont préparé le terrain pour des administrations similaires, nous ne pouvons pas compter sur le Parti démocrate, qui refuse de prendre des mesures significatives pour remettre en cause la structure du pouvoir existante de notre démocratie bourgeoise. On va avoir besoin de nombreux groupes importants et organisés de gauchistes(militants de gauche) de principe qui comprennent et sont prêts à lutter contre les tendances bourgeoises qui, depuis des générations, ont trahi les travailleurs tout en détruisant notre planète, en délocalisant les emplois à l’étranger, en dénigrant les bénéficiaires de l’aide sociale et en déréglementant les entreprises tout en transformant en marchandises tout ce dont on a besoin pour vivre dignement.
En 2016, frustré par la nomination d’Hillary Clinton et la victoire de Trump, j’ai rejoint le mouvement Democratic Socialists of America (DSA). Le DSA est passé de 6 000 membres en 2016 à près de 100 000 aujourd’hui, multipliant sa taille par 16 en 8 ans. Même si je ne me sens plus chez moi au sein de la DSA (vu leur proximité avec le Parti démocrate), cette expérience m’a ouvert à une participation plus active dans le travail d’entraide, à s’organiser aux côtés de locataires qui luttent contre les propriétaires sans scrupules, et même sur mon propre lieu de travail. Le plus marquant pour moi a été que cette organisation m’a permis de réfléchir de manière critique aux raisons pour lesquelles j’étais constamment déçu par les lacunes des élus démocrates à tous les niveaux du gouvernement. Ça m’a aidé à comprendre que sans une gauche ouvrière, organisée en groupes de différentes tailles et influences, pour lutter contre les tendances fascistes qui deviennent la norme politique, on n’arrivera jamais à rassembler ce qu’il faut pour imposer une politique qui garantisse les droits des travailleurs.

Cette gauche socialiste cohérente et fondée sur des principes n’existe pas encore dans ce pays, mais il y a aujourd’hui des groupes de personnes qui travaillent ensemble et qui pourraient un jour former cette gauche plus large. Ce sont les groupes qui s’opposent activement aux expulsions de l’ICE dans les communautés, qui soutiennent les familles et créent des organisations grâce à l’entraide, qui mobilisent leurs voisins contre les propriétaires abusifs ou qui forment des syndicats sur leur lieu de travail. Bien sûr, beaucoup travaillent peut-être aussi à faire élire quelqu’un, mais ça ne devrait pas être là où s’arrête leur militantisme.
Ce ne sont là que quelques exemples des types de formations de gauche dont on aura besoin pour lutter contre le fascisme et construire le type de politique ouvrière capable de résister aux attaques auxquelles on continuera d’être confrontés sous l’administration Trump. Tout le monde, partout, devrait s’efforcer d’identifier les formations socialistes ou de gauche auxquelles il peut s’engager et faire le travail qu’il juge nécessaire dans sa communauté. L’expérience de la lutte commune, l’appartenance à de petits groupes démocratiques d’acteurs politiques, la prise de décisions difficiles et la gestion des relations personnelles et des circonstances qui s’immiscent dans le travail collectif sont autant d’occasions de « s’entraîner » dont nous avons besoin pour former des formations et des coalitions de gauche de plus en plus larges. La société qu’on veut construire ne viendra pas de la vision du Parti démocrate. Elle se construira à partir de la base et nécessitera une politisation dans le cadre de ce travail.

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