Les alaouites fuient, la nouvelle Syrie est au point mort
Un mois après les massacres sur la côte, les enquêtes n’ont toujours pas abouti. Beaucoup croient encore dans l’avenir, mais la peur grandit. En mars, des dizaines de détentions arbitraires, y compris de mineurs : les prisons risquent de se remplir à nouveau.
Massaoudiye est un passage frontalier illégal comme il en existe tant dans le monde. Non seulement pour le trafic de marchandises et d’armes, mais aussi pour les êtres humains. Situé à la frontière entre la Syrie et le Liban, il est devenu depuis un mois l’une des routes vers le salut, un chemin pour échapper à la violence communautaire, ouvert à qui n’a pas de permis pour sortir légalement de Syrie.
Comme l’alaouite Basel, qui, dans un témoignage envoyé à une de ses connaissances en Italie, raconte ce qu’elle a vu les 6, 7 et 8 mars, et les jours suivants, lors du massacre de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants de sa communauté (environ 10 % des 24 millions de Syriens), relaté dans les médias comme « les événements de la côte syrienne » sur la Méditerranée:
« J’AI VU de mes propres yeux plus de 400 corps. Il y avait des cadavres partout : dans les rues, dans les maisons, sur les toits des immeubles. Dans la plupart des cas, les civils étaient exécutés d’une balle dans la tête. J’ai entendu tuer dans les maisons et les femmes crier », a rapporté Basel, en parlant des miliciens, dont certains étrangers, envoyés par le ministère de l’Intérieur et de la Sécurité générale, arrivés sur la côte pour éliminer les « vestiges de l’ancien régime » de Bachar al-Assad, qui avaient mené des attaques armées – faisant de nombreux morts – contre des points de contrôle gouvernementaux.
Le récit de Basel est similaire à celui de tous les alaouites qui ont fui au Liban ces dernières semaines, convaincus qu’ils ne trouveront jamais la paix ni la sécurité dans la nouvelle Syrie. Personne n’essaie de les convaincre de rester, au contraire, pour certains, dans un pays considéré comme une nouvelle Syrie, les voir partir est même un soulagement. Parce qu’ils sont considérés comme des partisans d’Assad, lui aussi alaouite, et qu’ils seraient donc « coupables » autant que lui.
Dans les premiers jours de mars, des représailles massives ont eu lieu, qui pourraient avoir affecté l’avenir de la Syrie. Les civils alaouites ont tous été considérés comme complices de l’ancien président qui s’est enfui à Moscou début décembre pour échapper à l’avancée des djihadistes, menés par le groupe Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), lui-même issu d’Al Quaïda.
BEAUCOUP ONT ÉTÉ tués parce qu’ils étaient considérés comme des « apostats ». « Porc de noçeïrite » hurlaient les miliciens à leurs victimes alaouites, avant de les abattre d’une balle dans la tête ou d’une rafale de mitraillette, les qualifiant ainsi de disciples d’Ibn Noçeïr, le chef religieux qui s’est détaché du chiisme au IXe siècle, établissant ainsi les bases de sa secte.
Au moins 20 000 alaouites syriens sont passés par Massaoudiye et ont trouvé refuge dans la région libanaise d’Akkar. Les plus chanceux, entrés par les postes-frontières officiels et en possession d’un visa, se rendent à l’aéroport de Beyrouth et partent.
« Ceux qui sont restés en Syrie vivent dans la peur. À Homs, à Hama, dans les campagnes, les familles alaouites les plus isolées sont menacées de mort tous les jours et les autorités ne font rien. Ils veulent se venger de ce qu’a fait Assad, qui est alaouite comme nous. Mais nous n’avons rien fait de mal, nous sommes des civils, nous sommes syriens, nous faisons partie du même peuple », nous dit Souheila (nom d’emprunt), qui vit en Italie depuis quelques années et qui est chaque jour en contact avec sa famille dans une ville de la côte syrienne.
« Avant de les menacer ou de les tuer, des hommes armés ont demandé aux gens s’ils étaient alaouites… Les preuves que nous avons recueillies indiquent que des milices pro-gouvernementales ont délibérément pris pour cible des civils de la minorité alaouite, les tuant de sang-froid et à bout portant. Pendant deux jours, les autorités ne sont pas intervenues pour mettre fin aux tueries » a dénoncé Agnès Callamard d’Amnesty International ces derniers jours.
Le 22 mars, l’Observatoire syrien des droits de l’homme a annoncé avoir recensé soixante-deux massacres sur la côte syrienne, au cours desquels 1 614 civils ont trouvé la mort. Le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression fait état de 1 169 victimes civiles, dont 732 à Lattaquié, 276 à Tartous et 161 à Hama. Parmi les victimes, 103 femmes et 52 enfants. 218 membres des forces de sécurité ont également été tués par les partisans de Bachar el-Assad.
LE PRÉSIDENT autoproclamé Ahmad al-Sharaa – connu jusqu’à l’année dernière sous le nom d’Al Joulani, chef du HTS – a, en milieu de semaine, prolongé de trois mois les travaux de la commission d’enquête qu’il avait formée pour enquêter sur ce qui s’est passé sur la côte. Les travaux avancent lentement, trop lentement, et les Alaouites syriens ne croient pas que le gouvernement islamiste ait la sincère intention de punir les responsables des massacres de civils, commis – selon des informations non confirmées – principalement par des membres « non régularisés » des forces de sécurité de la nouvelle administration. Au moins 420 civils auraient été tués par les soi-disant « divisions » Abu Amsha et Hamzat, des groupes de djihadistes indépendants.
L’organisation « des Syriens pour la vérité et la justice » (Syrians for Truth and Justice, STJ) confirme dans un rapport l’authenticité de dizaines de vidéos qui attestent des massacres de civils et de la destruction de lieux de culte des minorités religieuses par des miliciens pro-gouvernementaux. Le STJ souligne que la commission d’enquête n’a pas été instituée par un organe législatif élu ou par une haute autorité judiciaire, mais par la présidence autoproclamée, ce qui compromet en partie son impartialité et sa capacité à identifier les criminels à punir.
Sur l’enquête en cours pèsent les différentes orientations qui traversent une société – surtout les plus jeunes – qui a en partie confiance dans la nouvelle direction et en partie est désabusée et croit peu à la possibilité de voir émerger une nouvelle Syrie, inclusive et garante des droits fondamentaux. À côté des Syriens favorables à la punition des auteurs des massacres et au respect des lois, d’autres affirment que sur la côte, il s’agissait seulement d’empêcher un coup d’État des pro-Assad, avec ses conséquences inévitables pour toute la région. D’autres encore ne condamnent pas les massacres perpétrés contre les Alaouites.
UN POINT DE VUE que reflète également l’opposition générale à ce que les combattants étrangers, les djihadistes étrangers liés à HTS originaires du Caucase, d’Asie centrale et des pays arabes, soient sanctionnés et expulsés, alors qu’on les tient pour les principaux responsables de la plupart des massacres de mars. Le nouveau régime tente de donner l’impression qu’il est prêt à tourner la page, mais il fait face à la présence d’éléments armés et idéologiquement radicalisés arrivés en Syrie après 2011 pour combattre Assad et maintenant infiltrés dans les rangs des forces de sécurité. Damas voudrait accorder la citoyenneté aux djihadistes qui se sont « intégrés dans la société ».
La Syrie que les islamistes au pouvoir sont en train de façonner garantit de moins en moins le respect des droits que réclamait au pouvoir d’Assad l’opposition laïque historique , ni même la diversité du pays. Alors que le président est considéré à l’étranger comme l’expression d’un Syrie en marche vers la démocratie, nombreux sont les Syriens qui ont accueilli avec déception et inquiétude la déclaration constitutionnelle promulguée le 13 mars.
Ce document concentre le pouvoir entre les mains du président, sape l’indépendance des juges et amorce la transformation de la Syrie : d’un État fondamentalement laïque, elle deviendra un État où la religion sera la source du droit. La dérive autoritaire est aux portes. Les artistes, acteurs, chanteurs et de nombreux intellectuels qui devaient auparavant se montrer dévoués à Assad pour pouvoir travailler, font maintenant de même envers les nouvelles autorités afin de pouvoir survivre. Le Réseau syrien pour les droits de l’homme a enregistré en mars 117 cas de détention arbitraire, parmi lesquels sept mineurs. Les prisons risquent de se remplir à nouveau de prisonniers politiques.
Michele Giorgio
Source – Il Manifesto. 13 avril 2025 :
https://ilmanifesto.it/gli-alawiti-scappano-la-nuova-siria-e-al-palo
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74514