Les structures fondamentales des sociétés humaines de Bernard Lahire (La Découverte, 2023) est un pavé de plus de 900 pages – de grandes pages – qui se lit agréablement, car les thèmes qu’il prend tout le temps d’introduire puis de développer apparaissent progressivement comme relevant du bon sens : les humains sont des animaux, l’étude de leurs sociétés doit en tenir compte tout en saisissant en quoi leur animalité est particulière.
Cette conscience élémentaire de la liaison entre histoire humaine et histoire de la vie est pourtant tellement éloignée de la doxa dominante dans les « sciences sociales », que les considérations méthodologiques, mises en garde et explications à ce sujet, prennent pratiquement le premier tiers de l’ouvrage. Nous comprenons sur la fin que Bernard Lahire s’est lui-même extirpé des représentations idéologiques obligées des mondes universitaires, dont il dresse un portrait absolument pathétique et accablant : en « sciences sociales » (hé oui, les guillemets restent de rigueur), les conditions sont réunies pour interdire toute émergence d’une compréhension d’ensemble, autre que de type fétichiste-idéologique et relativiste. En résumé, tout serait construit « socialement » et relèverait des « cultures ». Or, le social participe d’abord de notre animalité : les animaux, la vie, sont sociaux.
L’auteur est donc conduit à relégitimer le recours à des lois générales et à des invariants en sciences humaines, remontant, au chapitre 5, sur les principaux auteurs des XIX° et XX° siècle, avec une place de choix faite à Marx. Une loi n’est pas une règle absolue, c’est une généralisation déduite des observations qui, réciproquement, va éclairer celles-ci. Son champ d’application peut être plus ou moins étendu : nous aurons des lois physiques, des lois biologiques, des lois sociales des êtres vivants, des lois historico-culturelles de l’humanité, des lois propres à tel ou tel mode de production comme le mode de production capitaliste.
Cette recherche de lois va avec le recours systématique à la comparaison, non seulement entre sociétés humaines mais entre espèces vivantes :
« En reconnaissant les faits sociaux non humains, la science sociale aurait pu prendre conscience de l’existence d’impératifs sociaux non seulement transhistoriques et transculturels, et du même coup, trouver les bons leviers comparatifs pour commencer à formuler des lois générales de fonctionnement des sociétés. Cela lui aurait permis de fonder son autonomie sur des bases plus larges et moins spiritualistes, ou tout simplement plus scientifiques, et cela aurait permis, inversement, d’éviter aux éthologues l’usage de modèles inspirés de l’économie (étude des budgets temps-énergie, des coûts-bénéfices de toute action altruiste et de la maximisation des capacités reproductives). En bannissant l’expression « société animale », « l’ordre des savoirs et l’irréductibilité de l’humain ont ainsi eu, au moins pour un siècle, raison de l’hypothèse d’une continuité du vivant. » (l’auteur cite ici un article de Wolf Feuerhahn).
Sauf pour ce qui ne relève que du culturel, comme la langue parlée et écrite, culturel dont on a des amorces animales n’allant pas jusqu’à la double articulation linguistique et à une syntaxe permettant l’expression du passé, de l’avenir, de fictions, combinée à la production de symboles et à leur maniement, la présence systématique de comparaisons animales, voire végétales et bactériennes, n’est pas le moindre intérêt de cet ouvrage.
Les sociétés humaines apparaissent alors comme l’exception, parmi les vertébrés, de sociétés à la démographie dynamique conduisant à des édifices massifs, que l’on a par ailleurs chez les insectes eusociaux (abeilles, fourmis, termites). L’opposition fétichisée « nature/culture », dénoncée implicitement mais d’une manière non pleinement maîtrisée scientifiquement, plutôt comme malheur occidental/capitaliste, chez Philippe Descola, le plus important ethnologue français de ces dernières décennies, est ici éclairée et beaucoup mieux critiquée, car elle l’est à partir de données comparatives factuelles.
Ainsi, l’évitement de l’inceste, à savoir des rapports sexuels entre individus ayant grandi ensemble ou entre parents et petits quand les petits sont élevés par les parents (et non forcément entre individus génétiquement proches s’ils ne se sont pas côtoyés pendant la croissance des petits, mais les deux coïncident généralement), est un comportement animal répandu parmi les mammifères et les oiseaux, probablement parce que la sélection naturelle l’a favorisé : il n’y a donc pas, comme le voulait Lévi-Strauss, un « tabou de l’inceste » qui marquerait la césure entre « nature » et « culture », mais une continuité évolutive. Continuité ne voulant pas dire identité : chez les animaux, cet évitement est un comportement social, chez les humains, il l’est aussi mais il est formulé culturellement et langagièrement et devient donc un « tabou » conscient, c’est-à-dire mis en mots, dont les exceptions, socialement codifiées (les mariages endogamiques des pharaons, par exemple) ou non, sont alors elles aussi conscientes.
Grands faits, lignes de forces et lois.
On peut donc établir, c’est l’idée-force de Bernard Lahire, une sorte de système de grands faits anthropologiques, définissant des lignes de force autour desquelles les faits historico-culturels varient, et au final des lois générales de fonctionnement des sociétés (humaines) (chapitre 10).
Les grands faits anthropologiques sont définis en relation avec les autres êtres vivants : ce sont l’interdépendance des organismes vivants qui vaut aussi pour les sociétés humaines dont toute la production matérielle repose dessus ; le fait biologique de la prématurité du bébé humain sur lequel on va revenir ; l’autre fait biologique de l’existence de sexes aux fonctions reproductives différentes ; ainsi que l’historicité, et la longévité (définissant un tableau d’organisation en trois générations et deux sexes), de l’espèce humaine. Cette catégorie de « grands faits anthropologiques » chevauche donc des données communes à beaucoup d’espèces et des données propres à l’espèce humaine, chez laquelle les grands faits écobiologiques (interdépendance des espèces, reproduction sexuée, etc.), prennent des formes spécifiques constitutives de l’humain (comme pour toute espèce).
Les lignes de forces qui en résultent pour notre espèce sont des sortes d’axes autour desquels oscillent les variations historiques-culturelles : l’existence de modes de production de la vie matérielle, au sens de Marx; la domination/protection des enfants par les parents, « premier rapport de domination fondamental » ; la traduction de la séparation des sexes en rapports hommes/femmes ; la socialisation/transmission culturelle ; la production d’artefacts ou construction de « niches » (la « maison ») ; la capacité symbolique comme caractère spécifique humain ; l’existence de rituels, qui est une racine de cette capacité symbolique et n’est pas, elle, propre aux humains, mais qui, combinée à la capacité symbolique, aux rapports de domination et aux modes de production, engendre des institutions ; les rapports de domination et de puissance/impuissance ; le magico-religieux ; la différentiation sociale des fonctions ou division sociale du travail. Comme on le voit ces « lignes de forces » se recoupent fortement entre elles, leur combinaison produisant de l’histoire.
Quelques lois générales s’ensuivent qui sont, elles aussi, à l’intersection du biologique, du social et du culturel : loi biologique et sociale de la conservation/reproduction/extension des groupes sociaux humains ; loi du décalage entre émetteur et récepteur dans cette transmission ; loi d’accroissement démographique tendanciel ; loi de différentiation sociale tendancielle ; importante loi de la succession hiérarchisée, ou prévalence de l’antérieur sur le postérieur (vieux sur jeunes, parents sur enfants, aînés sur cadets, etc.) ; loi de l’objectivation cumulée, les niches étant à la fois durables et transformables, que B. Lahire attribue à Marx ; loi de connexion/combinaison/synthèse des produits formés dans le cadre des lois précédentes, conduisant à des fusions, des extensions, la formation de nouvelles institutions, etc. ; cumul des processus précédents conduisant à une loi de conventionnalisation croissante, passage du concret vers l’abstrait et du motivé vers le démotivé ; fonctionnement par imitation (cf. Gabriel Tarde) ; loi de variabilité intergroupe, interindividuelle, intra-individuelle, des conduites ; luttes nécessaires entre groupes ou individus, seconde loi rapportée ici à Marx; et, concernant le fonctionnement de l’esprit, lois rapportées à Alexander Bain (The Senses and the Intellect, 1855) : binarité des catégories et associations par contrastes (qui s’enracine notamment dans la séparation des sexes) ; association analogique qui corrige et se combine à la tendance précédente ; attraction des semblables et préférence au « nous » contre le « eux », recoupée avec la notion d’habitus et celle d’espace social chez Pierre Bourdieu ; attraction sexuelle des physiquement distants ; enfin, isomorphisme des domaines, c’est-à-dire logiques similaires entre les différents secteurs de la vie sociale.
Ainsi énumérés, ces faits anthropo-biologiques, ces lignes de forces et ces lois, produisent un effet d’empilement qui peut embrouiller la recherche et paraître peu propice à la vision d’ensemble que B. Lahire veut dégager. C’est qu’il s’agit en réalité de processus entrelacés, et le terme de « lois » désigne plutôt ici des formes structurelles de développement ayant tendance à se répéter, à s’empiler, voire à se combiner pour, ensemble, changer d’échelles. De sorte que la vision d’ensemble va bel et bien se dégager dans la suite de l’ouvrage, non pas, donc, dans l’exposition de la méthode à travers la présentation des types de « lois », mais dans sa mise en œuvre à travers la présentation du fonctionnement des sociétés humaines lui-même.
Biologique, social, culturel.
Trois domaines sont emboîtés : le biologique, le social, le culturel. Seul ce dernier, et non pas le fait social, est propre à l’espèce humaine, bien qu’il soit préfiguré chez plusieurs animaux :
« La nécessité de la reproduction des espèces, qui traverse l’ensemble du vivant, prend une forme particulière avec l’espèce humaine, du fait de l’accumulation et de la transformation des artefacts, des savoirs et des institutions porteuses de rapports sociaux, qui la caractérise. Le fait que nous soyons une espèce culturelle, et donc historique, fait que notre reproduction biologique se double d’une reproduction culturelle, c’est-à-dire, pour parler comme Marx, d’une reproduction des moyens historiquement déterminés de notre existence. Pour le dire autrement encore, la reproduction de l’espèce est indissociablement biologique (il faut produire de nouveaux êtres humains par la procréation) et culturelle (il faut produire des êtres vivants adaptés à l’état d’une société donnée, et donc opérer un processus de socialisation ou de transmission culturelle). Ce couplage de la reproduction biologique et de la reproduction culturelle caractéristique de l’espèce humaine prend sens dans un long continuum évolutif.
Si l’on voit néanmoins la culture comme une réponse évolutive aux défis d’adaptation de ces primates un peu particuliers que sont les êtres humains, on peut dire que la transmission ou la reproduction culturelle (des savoirs, des artefacts et des institutions) est partie intégrante de la reproduction biologique d’une espèce naturellement culturelle. »
L’emboîtement est patent en ce qui concerne les rapports sociaux les plus anciens et les plus fondamentaux entre sexes et entre générations :
« Bernard Chapais montre que, chez les primates non humains comme chez les primates humains, les structures sociales de parenté sont fondées en grande partie sur la différence entre les sexes (mâles/femelles), sur la différence entre les générations (parents/enfants), et sur le degré de parenté entre les différents membres du groupe. Non seulement les primates non humains reconnaissent leurs apparentés, jusqu’à un certain degré d’apparentement, mais ils reconnaissent ces mêmes apparentés chez les autres, au point de pouvoir agresser, par vengeance, le proche d’un individu qui les a agressés ; ils évitent aussi l’inceste (un comportement considéré à tort par Freud ou Lévi-Strauss comme une caractéristique proprement humaine) ; ils entretiennent des rapports préférentiels avec leurs apparentés qui relèvent clairement d’un certain népotisme (épouillages réciproques, protections contre les agressions, partage passif d’une nourriture) ; ils pratiquent l’exogamie avec une philopatrie mâle (chimpanzés ou bonobos) ou une philopatrie femelle (macaques ou babouins), se reproduisant hors de leur propre groupe ; ils développent, pour partie d’entre eux, un lien reproductif stable (« ancêtre du lien conjugal ») ; ils connaissent des conflits et agressions intergroupes, surtout entre mâles, avec des démonstrations de territorialité, des patrouilles frontalières ou des raids meurtriers contre des étrangers, qui tendent vers une forme de xénophobie, etc. Lévi-Strauss a parlé des mariages entre cousins croisés, préférés aux mariages entre cousins parallèles, et Chapais souligne que l’on retrouve la même logique chez les chimpanzés. »
L’altricialité secondaire.
Ce qui spécifie l’espèce des primates humains, par rapport à toutes les autres espèces, c’est l’altricialité secondaire (autrefois appelée néoténie) :
« L’altricialité secondaire peut se définir en disant que, comparée à de nombreuses autres espèces, l’espèce humaine est caractérisée par une naissance « prématurée » et par une très longue période de développement (physiologique, et notamment cérébral) extra-utérin. Cette période de développement est un temps de vulnérabilité et de dépendance de l’enfant, qui suppose des stimulations et des interactions permanentes avec les adultes. « Altricialité » vient de l’anglais altricial, qui vient lui-même du latin altrix signifiant « nourrice » ou « celle qui nourrit ». L’altricialité secondaire désigne ainsi la prolongation du temps de dépendance de l’enfant vis-à-vis des adultes nourriciers. »
On a donc une relation qui a tout le temps, et la nécessité, de se développer dans les vies individuelles et à travers les générations, qui est à la fois affective et protectrice et une relation de domination et d’autorité. S’appuyant notamment sur les travaux de l’ethnologue Françoise Héritier, B. Lahire résume : « … l’expérience humaine se structure d’emblée autour d’un rapport de domination, d’une relation de transmission culturelle, et d’un lien affectif réciproque. », le tout entrelacé et susceptible de variations culturelles et historiques. Ce triple rapport de domination/transmission/affection est reproduit dans toutes les relations sociales et dans les rapports entre individu et société, de sorte que l’on peut parler d’altricialité cette fois-ci tertiaire, la position d’apprentissage pouvant s’étendre à la vie adulte, avec ses variations possibles dans le dosage entre domination, transmission, affection, engendrant par exemple soumission et culpabilité, ou pulsions de domination, etc.
Par rapport à ce fait central, exposé en tant que tel au chapitre 15, B. Lahire dispose la revue des moyens et des formes relationnelles dans les chapitres précédents : socialisation / apprentissage / transmission (chap. 11), relations sociales (chap.12), puis spécificités culturelles / historiques humaines : capacité langagière-symbolique (chap.13) et production d’artefacts se cumulant historiquement (chap. 14).
A chaque fois, y compris concernant les traits de culture propres à l’espèce (le social étant tenu pour animal voire biologique, le culturel pour humain), la description est ancrée dans le comparatisme entre espèces vivantes. Ainsi, la socialisation / apprentissage / transmission est à l’œuvre chez les insectes eusociaux, dont on mesure d’ailleurs mal le haut degré de « domination » sur les biotopes et de gestion de ceux-ci qu’ils effectuent, mais l’espèce humaine ne se différenciant qu’en sexes et pas en « reines », « ouvrières », « soldats », physiquement distincts, les processus en question y ouvrent des espaces de différentiations individuelles bien plus importants.
Ainsi, est abordée la question capitale de l’accouchement, plus difficile chez les humains que chez tous les autres mammifères, en relation avec l’altricialité secondaire, qui aurait été un handicap évolutif sans son revers d’une socialité très poussée alors indispensable.
De même, l’émergence du langage n’est pas envisagée comme un saut génétique (à la façon de Chomsky), mais inscrit dans l’accumulation continue du travail d’abstraction symbolique, remontant aux langages gestuel et facial des primates, mais poursuivant son développement avec l’écrit, en relation avec l’accumulation des artefacts, et donc susceptible de se développer encore. Cette accumulation est un processus lent qui prend racine dans l’animalité mais qui connait une explosion exponentielle, et problématique, avec le mode de production capitaliste.
Les chapitres qui suivent la présentation de l’altricialité secondaire comme fait central, abordent les différents rapports de domination : supériorité de l’antériorité sur la postériorité découlant directement du rapport parents/enfants (chap. 16), domination en général, depuis les sociétés animales jusqu’à l’émergence de l’État comme institution concentrant la relation générique de domination (chap.17), sentiment de dépendance-domination comme matrice du magico-religieux (chap.18), partition sexuée et domination masculine (chap. 19), place centrale maintenue de la famille et de la parenté comme infrastructure de tous les modes de production (chap. 20), oppositions eux/nous comme matrice des ethnocentrismes et des racismes (chap. 21), division du travail et différentiation des sociétés (chap. 21).
Bien des pistes, bien des sujets de discussion, sont égrenés dans ces importants chapitres (ainsi, par exemple, de la trifonctionnalité identifiée par Georges Dumézil, au chapitre 21, qui ne serait pas du tout spécialement « indo-européenne », un point déjà établi par ailleurs par différents travaux, mais qui serait bien un invariant relatif des formes initiales de différentiations des rôles sociaux).
A propos de la domination masculine.
En raison de son importance, il faut dire ici quelques mots de ce qu’apporte cette fresque sur la question de la domination masculine, qui est, avec le rapport parents/enfants et en combinaison avec lui, l’autre grand rapport de domination formatif des sociétés humaines, et qui a jusque-là été une donnée invariante, à travers même ses infinies variations historiques/culturelles.
« Une femme liée biologiquement à sa progéniture, et qui se retrouve en charge d’un bébé fragile et dépendant pendant de nombreux mois après la naissance, un homme plus extérieur au duo mère-enfant : voilà les données de base concernant les relations entre l’enfant, sa mère et son père chez un mammifère à progéniture altricielle comme l’homme. »
Donc, « La structure relationnelle objective mère-vulnérabilité de l’enfant préexiste à sa transposition ou à sa mise en forme symbolique, de même que l’évitement de l’inceste existe indépendamment de la formulation du tabou de l’inceste, c’est-à-dire d’une interdiction formulée, exprimée, symbolisée.
(…) La femme est donc profondément liée à l’incomplétude et à l’impéritie de la dépendance de l’enfant, ce qui contribue à alourdir sa charge et à la rendre à son tour dépendante d’une série d’aides extérieures (mari, mère, enfants déjà grands, etc.). »
Mais le rapport hommes/femmes comme rapport de domination ne provient pas entièrement, au plan évolutif, des conséquences de l’altricialité secondaire. Il se combine étroitement à celles-ci et la combinaison prend des formes historiques et culturelles, mais ses origines proviennent de ce que « La domination des mâles sur les femelles est de fait assez généralement répandue chez les primates » et chez la plupart des mammifères (pas chez les oiseaux), à quelques exceptions près comme les hyènes. L’un des symptômes éloquents du caractère de rapport de domination que revêt le rapport mâle/femelle est le fait que chez beaucoup d’espèces de mammifères, dont les primates, la posture de soumission dans les rituels d’agression entre mâles est une imitation de la posture sexuelle de la femelle, ce qui indique un début d’association symbolique entre les deux domaines, sexualité et agressivité.
L’on peut ici, ajouterais-je, se référer à la description des mœurs sociales-sexuelles des primates que donne Pascal Picq dans Et l’évolution créa la femme. Coercition et violences chef l’homme. (Odile Jacob, 2020), en écartant toutefois la référence permanente de P. Picq à l’idée d’un déterminisme biologique poussant les mâles à vouloir avoir une descendance issue de leurs gamètes, car il s’agit de rapports sociaux et non de rapports génétiquement et biologiquement déterminés de manière directe. L’on constate que plus nous nous rapprochons du genre humain, plus les rapports sexuels sociaux chez les grands singes connaissent des formes variables qui, cependant, relèvent toutes de la domination masculine combinée à la compétition entre mâles.
Cette variabilité parvient à inverser la situation dans le cas, génétiquement très proche des humains, des bonobos avec leur société « érotique et pacifique, centrée sur la femelle » (Franz de Waal, Le singe en nous, Fayard, 2006, cité par B. Lahire), où l’on a même des comportements agressifs de « police » collective des femelles à l’encontre des mâles qui prendraient trop de place lors du partage de la nourriture. Reste que « La seule chose dont on soit sûr, c’est du fait que les premières sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs ont des structures plus proches de celles des chimpanzés que de celles des bonobos, avec une domination masculine très nette et une division du travail qui réserve la chasse et la protection du groupe aux hommes, et qui exclut les femmes. »
La domination masculine est donc un fait social animal qui, chez les humains, est validée ou parfois contestée au moyen de la culture et des symboles. Les ethnologues, sociologues et anthropologues ne remontent généralement pas à cette origine, par blocage idéologique correspondant à la division universitaire des domaines « scientifiques » instaurant une cloison étanche entre biologie et éthologie d’un côté, ethnologie, anthropologie, et plus encore sociologie, de l’autre. Ils identifient donc des faits culturels-symboliques qui étayent le rapport de domination mais n’en sont pas l’origine. C’est ainsi que Françoise Héritier parle d’une frustration masculine envers la capacité féminine à donner la vie et engendrer autrui, ou qu’Alain Testart accorde une grande importance aux tabous généralisés qui interdisent aux femmes de chasser avec des armes tranchantes et contondantes, tabou qui serait lié à la crainte du sang menstruel. On peut plus simplement, souligne B. Lahire, remarquer que les femmes étant souvent enceintes, allaitantes ou porteuses d’enfants, elles ont été soustraites à la chasse au gros gibier, sauf exceptions motivées culturellement ou par des conjonctures spéciales, et que mythes et tabous, comme pour l’inceste, sont venus après non pour fonder, mais pour pérenniser, expliquer et justifier cette situation. Les nombreux mythes sur un ordre matriarcal originel ne sont d’ailleurs en rien des preuves d’une phase matriarcale de l’histoire humaine, mais des récits étiologiques justifiant la domination masculine, donc tout le contraire (sur les récits d’âge d’or concernant le « communisme primitif », voir Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes. Une histoire de famille., Smolny, 2012, auquel se réfère B. Lahire).
Le biologique n’est donc pas une construction sociale naturalisée, même si, bien entendu, il passe au prisme du social et du culturel : mais comprendre le rôle des représentations envers le biologique exige de comprendre la place du biologique et son propre rôle envers les représentations.
B. Lahire s’oppose ici aux vues de la plupart des « sociologues », dont Bourdieu, ainsi bien entendu qu’aux gender studies, envers lesquelles il reprend la critique de l’anthropologue Priscille Touraille : « Si l’anthropologie du genre suit aveuglément Butler en postulant que « le sexe est du genre de part en part » (…), elle renonce à penser la réalité, elle renonce à faire science. Les retombées en termes d’action politique ont de fortes chances d’être à l’opposé de celles souhaitées par Butler elle-même. » (P. Touraille, L’indistinction sexe et genre, ou l’erreur constructiviste, Critique n° 764-765, 2011).
Ces retombées sont claires : les mêmes théoriciens, se prétendant subversifs tout en occupant des niches universitaires institutionnelles, nous conduisent à la géniale conclusion que les femmes, cela n’existe pas, que la lutte des femmes doit être dissoute dans le grand marché « intersectionnel » des identités multiples et n’a donc finalement pas lieu d’être, le féminisme n’étant que reproduction de « stéréotypes de genres », les dits stéréotypes consistant à appeler vulve une vulve, fille une fille, etc.
Nous avons là une remise en question de la légitimité de la biologie comme science, tout à fait symétrique à la remise en question à laquelle procèdent de leur côté les ultra-réactionnaires créationnistes.
Attention : on parle bien ici de la biologie, en tant que science, et pas de « la nature », en tant que catégorie idéologique, que concept philosophique, voire en tant que représentation ontologique à la manière de Philippe Descola (seuls les humains étant censés avoir une intériorité, sur le fond d’une « nature » matérielle aux lois universellement identiques).
Il est probable que les personnes influencées par l’idéologie du tout-culturel ou tout-social (les deux étant confondus) se récrieront devant de telles critiques, les croyant réactionnaires, en affirmant qu’il ne tient pas à la « nature » que les femmes enfantent et allaitent, etc., mais qu’il s’agit de « constructions sociales ». Mais en dissolvant le biologique et le sexe, ils ne l’abolissent en rien et s’aveuglent aux processus réels, se rendant incapables d’agir sur le plan des luttes sociales.
Tout au contraire, la reconnaissance du biologique et de l’origine animale de la domination homme/femme n’infère en rien qu’il faille s’aplatir devant elle parce que tel serait « l’ordre naturel des choses ». Le fait même que nous parvenions aujourd’hui à analyser ce phénomène dans le cadre de l’évolution des espèces indique qu’il est surmontable, car si l’on a voulu comprendre ce rapport de domination, c’est précisément par aspiration à s’en libérer. De même, comprendre le fait anthropologique de l’opposition entre « nous » et « eux » que l’on a déjà chez les chimpanzés, a été justement rendu possible par l’émergence de la notion d’humanité, alors que tous les groupes humains initiaux se désignent comme les seuls humains, par opposition à tous les autres.
Le fait anthropologique de l’historicité du développement de l’espèce, la culture et les luttes sociales, permettent cela, si toutefois le mode de production capitaliste n’a pas rendu le monde inhabitable avant : la suite de l’histoire dépend justement de la lutte, et la compréhension scientifique de ce que nous sommes en fait partie, car cette compréhension ouvre aussi, et est suscitée par, l’aspiration à dépasser ce que nous sommes.
En manière de conclusion : humanité, capitalisme et liberté.
Je l’ai dit, B. Lahire se réfère largement à Marx, ainsi d’ailleurs qu’à divers autres auteurs du mouvement ouvrier révolutionnaire, de Kropotkine à Pannekoek. Disons que pour la méthodologie, les deux piliers invoqués sont Marx et Darwin.
Cela dit, cette référence s’en tient surtout au Marx (et Engels) de l’Idéologie allemande (1846) très peu ou pas du tout au Marx du Capital. Les différents types de « lois tendancielles » que nous avons dans le Capital (tendance à la baisse du taux général de profit, tendance à l’explosion démographique d’une humanité surnuméraire, tendance à l’accumulation de capital fixe, ou technostructure, tendance à l’exploitation des sols stimulant puis détruisant leur fertilité), ainsi que la critique marxienne des « lois absolues » telles que la loi d’airain des salaires, la loi des rendements décroissants, la loi malthusienne de la population, ou la loi de l’offre et de la demande, ne sont pas abordés. De fait, toute la théorisation scientifique des Structures fondamentales des sociétés humaines concerne essentiellement les données qui ont jusqu’à aujourd’hui été efficientes quel que soit le type de société et de mode de production, qui ne sont donc pas propres au mode de production capitaliste.
La question du capitalisme, et moins encore celle de son dépassement, n’est donc pas abordée – ni donc celle des formes spécifiques que prend, dans le capitalisme, chacun des grands faits, lignes de force et lois tendancielles utilisés, par exemple comment le magico-religieux est transféré sur le fétichisme marchand, comment la sphère du féminin est redéterminée comme sphère du sans-valeur ou de l’usage et du care, etc.
Le capitalisme constitue une étape clef dans le développement humain, une croisée des chemins qui peut se terminer en impasse catastrophique. Or, le fait est que si une entreprise telle que cet ouvrage est possible, c’est précisément parce que nous en sommes à ce stade, qui exige et permet la reconsidération rétrospective de tout le passé et éclaire celui-ci.
La liberté humaine émerge comme variabilité sociale, à partir d’un cadre initial marqué par une forte domination masculine, des petits groupes antagonistes, et le fait exceptionnel, décisif, de l’altricialité secondaire, qui donne sa place à la culture, plus précisément qui en fait la condition première de survie : la survie passe donc désormais par la variation et par l’accumulation culturelle des symboles et des artefacts. Du coup, l’évolution culturelle et sociale prend le relais, en accéléré, de l’évolution biologique, qui ne s’arrête pas pour autant. L’accumulation du capital, c’est un rapport social qui échappe à la société puis aux sociétés (toutes) qui l’engendrent, le résultat exponentiel de la liberté/variabilité qui devient à son tour un déterminisme hors contrôle, le « fétiche automoteur » comme disait Marx. S’en libérer, et du même coup surmonter de manière totale ou partielle les déterminismes antérieurs qu’il a recyclés (dont la domination sexuelle) est donc le moment suivant de la construction humaine, qui se réalisera, ou pas. C’est cette visée qu’à l’aube de ce moment, l’humaniste Pic de la Mirandole avait ainsi dépeint, en des termes que l’on peut reconsidérer et réécrire sans doute, mais dont on doit savoir apprécier le sel et la saveur :
« Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aie et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » (Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, 1486).
Vincent Présumey, le 18/11/2023.