Marie Mendras, La guerre permanente (l’ultime stratégie du Kremlin), Calmann-Lévy, 2024

Comme son titre l’indique, le livre traite de l’attitude du Kremlin, depuis les années Eltsine et principalement lors des années Poutine, en matière de politique guerrière. Ces guerres, selon les cas, peuvent être considérées soit comme des guerres de maintien de l’ordre (la première guerre de Tchétchénie), soit comme des guerres d’assujettissement (la deuxième guerre de Tchéchénie), soit comme des guerres de pression sur un voisin immédiat et d’extension de la sphère d’influence territoriale et politique (la guerre de Géorgie, l’annexion de la Crimée, l’entrée dans le Donbass), soit comme des guerres de répression en dehors des frontières nationales (la guerre en Syrie, sans parler des interventions en Afrique, moins massives, ni de la guerre en Afghanistan, plus ancienne), soit comme des guerres de destruction et d’asservissement inaugurées par l’invasion de l’Ukraine en février 2022.

Bien entendu, l’agression à grande échelle de l’Ukraine, sans malheureusement qu’on puisse y voir un point d’orgue de la politique du Kremlin, justifie à elle seule un livre sur ce sujet.

Le parti pris par l’auteur est de constater que la guerre, pour le Kremlin, n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens : elle résume et concentre sa politique tout entière. Cette thèse peut sembler partielle, mais il faut constater qu’en l’admettant, l’ouvrage offre un tableau assez convaincant des événements de ces trente dernières années.

Il est par exemple important d’observer la différence entre la première et la deuxième guerre de Tchéchénie. Lorsqu’Eltsine constate son impuissance à résoudre les problèmes par la seule force armée, il l’admet. Poutine, lui, n’aura jamais une telle attitude et commettra des massacres plutôt que de reculer. Ce jusqu’au-boutisme est un trait que l’on peut attribuer à la psychologie d’un dictateur (ce que je ne ferais pas), mais qui plus certainement appartient à une stratégie délibérée : qui s’excuse s’accuse, qui recule se perd, etc. Cela peut nous être utile pour comprendre que demain il sera impossible de «négocier de la façon la moins défavorable possible» en cas de défaite de l’Ukraine. Bien entendu, on ne peut savoir si un changement de doctrine ne s’opérerait pas. Mais il faudrait alors comprendre d’où surgirait ce changement.

L’illusion dans laquelle se trouve Poutine, de pouvoir restaurer l’Empire russe, est patente. Ses concurrents directs, l’Europe, la Chine, les États-Unis, sans parler d’autres puissances qui lui sont supérieures du point de vue économique, l’Inde, l’Arabie Séoudite ou le Brésil, sans qu’ils négligent pour autant le militaire, œuvrent dans un monde commerçant où l’économie est reine. S’affranchir de ces conditions revient pour le Kremlin, alors même qu’une partie de la caste dirigeante est intégrée à ce système mondialisé, à s’enfermer dans des frontières qu’il espère étanches et les plus larges possibles. Le côté absurde de ce projet est visible : le pays de loin le plus vaste du monde cherche à accroître son territoire, alors même qu’il ne parvient pas à donner à une large partie de sa population les ressources nécessaires à une vie décente, pas plus qu’il n’envisage une quelconque amélioration de ce qu’on pourrait appeler «l’aménagement du territoire», que ce soit d’un point de vue environnemental ou humain. Quant aux frontières élargies, loin de lui donner la sécurité, elles permettront à des puissances peut-être moins ouvertement agressives, mais plus habiles, une infiltration économique, démographique et militaire.

On le constate dans une situation qui n’a pas grand-chose à voir, celle des rapports entre l’État d’Israël et le peuple palestinien : un homme qui détient le pouvoir, que ce soit par voie élective ou par voie autoritaire, peut classiquement conduire une politique contraire aux intérêts de son peuple , mais aussi de l’État qu’il dirige, simplement en vue de son maintien au pouvoir. Mais parler d’un homme seul serait une erreur. Il s’appuie nécessairement sur une fraction de la population. Concernant Poutine, il pourrait y avoir une contradiction entre le fait qu’il tienne son pouvoir du FSB et que l’armée joue le plus grand rôle dans ses aventures étrangères, situation qui n’est pas sans risque pour lui.

Marie Mendras présente l’histoire récente de l’Ukraine avec simplicité et talent. Un des moments forts de l’ouvrage est sa narration de «l’EuroMaïdan» de 2014. Le mouvement, nous dit l’auteur, est non seulement massif et populaire, mais aussi pan-ukrainien, et concerne les diverses classes sociales et toutes les générations. Il a aussi une connotation très démocratique : le 22 décembre 2013, soit un mois environ après le début du mouvement, un vote à main levée décida de la création d’un «Mouvement populaire Maïdan» et élut son comité, avec la présence de responsables politiques et de militants du mouvement. Le livre poursuit sur les objectifs de ce mouvement, «ne pas être achetés par la Russie», éliminer les dirigeants actuels du pouvoir, s’attaquer aux «oligarques», se tourner vers l’UE, etc. Un point qui me paraît essentiel : si huit ans plus tard les armées du Kremlin ont dû battre partiellement en retraite, c’est que le peuple ukrainien résistant avait fait à Maïdan cette expérience fondamentale d’un mouvement collectif et solidaire.

Marie Mendras soulignait récemment, sur LCI, le rôle joué par les comités qui se sont créés en Ukraine en 2014 dans la résistance à l’invasion poutinienne débutée en 2022. Cette vision d’un peuple debout permet de ressentir moins amèrement, quel que soit le destin de cette guerre, la violence qui lui est faite.

Professeure à Sciences Po Paris, Marie Mendras nous permet, sans entrer dans des détails excessifs, de revenir sur une Histoire récente et de mieux comprendre quelles parties se jouent dans nos combats d’aujourd’hui.

                                    Bernard Randé

La structure fondamentale des sociétés humaines

Les structures fondamentales des sociétés humaines de Bernard Lahire (La Découverte, 2023) est un pavé de plus de 900 pages – de grandes pages – qui se lit agréablement, car les thèmes qu’il prend tout le temps d’introduire puis de développer apparaissent progressivement comme relevant du bon sens : les humains sont des animaux, l’étude de leurs sociétés doit en tenir compte tout en saisissant en quoi leur animalité est particulière.
Cette conscience élémentaire de la liaison entre histoire humaine et histoire de la vie est pourtant tellement éloignée de la doxa dominante dans les « sciences sociales », que les considérations méthodologiques, mises en garde et explications à ce sujet, prennent pratiquement le premier tiers de l’ouvrage. Nous comprenons sur la fin que Bernard Lahire s’est lui-même extirpé des représentations idéologiques obligées des mondes universitaires, dont il dresse un portrait absolument pathétique et accablant : en « sciences sociales » (hé oui, les guillemets restent de rigueur), les conditions sont réunies pour interdire toute émergence d’une compréhension d’ensemble, autre que de type fétichiste-idéologique et relativiste. En résumé, tout serait construit « socialement » et relèverait des « cultures ». Or, le social participe d’abord de notre animalité : les animaux, la vie, sont sociaux.
L’auteur est donc conduit à relégitimer le recours à des lois générales et à des invariants en sciences humaines, remontant, au chapitre 5, sur les principaux auteurs des XIX° et XX° siècle, avec une place de choix faite à Marx. Une loi n’est pas une règle absolue, c’est une généralisation déduite des observations qui, réciproquement, va éclairer celles-ci. Son champ d’application peut être plus ou moins étendu : nous aurons des lois physiques, des lois biologiques, des lois sociales des êtres vivants, des lois historico-culturelles de l’humanité, des lois propres à tel ou tel mode de production comme le mode de production capitaliste.
Cette recherche de lois va avec le recours systématique à la comparaison, non seulement entre sociétés humaines mais entre espèces vivantes :
« En reconnaissant les faits sociaux non humains, la science sociale aurait pu prendre conscience de l’existence d’impératifs sociaux non seulement transhistoriques et transculturels, et du même coup, trouver les bons leviers comparatifs pour commencer à formuler des lois générales de fonctionnement des sociétés. Cela lui aurait permis de fonder son autonomie sur des bases plus larges et moins spiritualistes, ou tout simplement plus scientifiques, et cela aurait permis, inversement, d’éviter aux éthologues l’usage de modèles inspirés de l’économie (étude des budgets temps-énergie, des coûts-bénéfices de toute action altruiste et de la maximisation des capacités reproductives). En bannissant l’expression « société animale », « l’ordre des savoirs et l’irréductibilité de l’humain ont ainsi eu, au moins pour un siècle, raison de l’hypothèse d’une continuité du vivant. » (l’auteur cite ici un article de Wolf Feuerhahn).
Sauf pour ce qui ne relève que du culturel, comme la langue parlée et écrite, culturel dont on a des amorces animales n’allant pas jusqu’à la double articulation linguistique et à une syntaxe permettant l’expression du passé, de l’avenir, de fictions, combinée à la production de symboles et à leur maniement, la présence systématique de comparaisons animales, voire végétales et bactériennes, n’est pas le moindre intérêt de cet ouvrage.
Les sociétés humaines apparaissent alors comme l’exception, parmi les vertébrés, de sociétés à la démographie dynamique conduisant à des édifices massifs, que l’on a par ailleurs chez les insectes eusociaux (abeilles, fourmis, termites). L’opposition fétichisée « nature/culture », dénoncée implicitement mais d’une manière non pleinement maîtrisée scientifiquement, plutôt comme malheur occidental/capitaliste, chez Philippe Descola, le plus important ethnologue français de ces dernières décennies, est ici éclairée et beaucoup mieux critiquée, car elle l’est à partir de données comparatives factuelles.
Ainsi, l’évitement de l’inceste, à savoir des rapports sexuels entre individus ayant grandi ensemble ou entre parents et petits quand les petits sont élevés par les parents (et non forcément entre individus génétiquement proches s’ils ne se sont pas côtoyés pendant la croissance des petits, mais les deux coïncident généralement), est un comportement animal répandu parmi les mammifères et les oiseaux, probablement parce que la sélection naturelle l’a favorisé : il n’y a donc pas, comme le voulait Lévi-Strauss, un « tabou de l’inceste » qui marquerait la césure entre « nature » et « culture », mais une continuité évolutive. Continuité ne voulant pas dire identité : chez les animaux, cet évitement est un comportement social, chez les humains, il l’est aussi mais il est formulé culturellement et langagièrement et devient donc un « tabou » conscient, c’est-à-dire mis en mots, dont les exceptions, socialement codifiées (les mariages endogamiques des pharaons, par exemple) ou non, sont alors elles aussi conscientes.
Grands faits, lignes de forces et lois.
On peut donc établir, c’est l’idée-force de Bernard Lahire, une sorte de système de grands faits anthropologiques, définissant des lignes de force autour desquelles les faits historico-culturels varient, et au final des lois générales de fonctionnement des sociétés (humaines) (chapitre 10).
Les grands faits anthropologiques sont définis en relation avec les autres êtres vivants : ce sont l’interdépendance des organismes vivants qui vaut aussi pour les sociétés humaines dont toute la production matérielle repose dessus ; le fait biologique de la prématurité du bébé humain sur lequel on va revenir ; l’autre fait biologique de l’existence de sexes aux fonctions reproductives différentes ; ainsi que l’historicité, et la longévité (définissant un tableau d’organisation en trois générations et deux sexes), de l’espèce humaine. Cette catégorie de « grands faits anthropologiques » chevauche donc des données communes à beaucoup d’espèces et des données propres à l’espèce humaine, chez laquelle les grands faits écobiologiques (interdépendance des espèces, reproduction sexuée, etc.), prennent des formes spécifiques constitutives de l’humain (comme pour toute espèce).
Les lignes de forces qui en résultent pour notre espèce sont des sortes d’axes autour desquels oscillent les variations historiques-culturelles : l’existence de modes de production de la vie matérielle, au sens de Marx; la domination/protection des enfants par les parents, « premier rapport de domination fondamental » ; la traduction de la séparation des sexes en rapports hommes/femmes ; la socialisation/transmission culturelle ; la production d’artefacts ou construction de « niches » (la « maison ») ; la capacité symbolique comme caractère spécifique humain ; l’existence de rituels, qui est une racine de cette capacité symbolique et n’est pas, elle, propre aux humains, mais qui, combinée à la capacité symbolique, aux rapports de domination et aux modes de production, engendre des institutions ; les rapports de domination et de puissance/impuissance ; le magico-religieux ; la différentiation sociale des fonctions ou division sociale du travail. Comme on le voit ces « lignes de forces » se recoupent fortement entre elles, leur combinaison produisant de l’histoire.
Quelques lois générales s’ensuivent qui sont, elles aussi, à l’intersection du biologique, du social et du culturel : loi biologique et sociale de la conservation/reproduction/extension des groupes sociaux humains ; loi du décalage entre émetteur et récepteur dans cette transmission ; loi d’accroissement démographique tendanciel ; loi de différentiation sociale tendancielle ; importante loi de la succession hiérarchisée, ou prévalence de l’antérieur sur le postérieur (vieux sur jeunes, parents sur enfants, aînés sur cadets, etc.) ; loi de l’objectivation cumulée, les niches étant à la fois durables et transformables, que B. Lahire attribue à Marx ; loi de connexion/combinaison/synthèse des produits formés dans le cadre des lois précédentes, conduisant à des fusions, des extensions, la formation de nouvelles institutions, etc. ; cumul des processus précédents conduisant à une loi de conventionnalisation croissante, passage du concret vers l’abstrait et du motivé vers le démotivé ; fonctionnement par imitation (cf. Gabriel Tarde) ; loi de variabilité intergroupe, interindividuelle, intra-individuelle, des conduites ; luttes nécessaires entre groupes ou individus, seconde loi rapportée ici à Marx; et, concernant le fonctionnement de l’esprit, lois rapportées à Alexander Bain (The Senses and the Intellect, 1855) : binarité des catégories et associations par contrastes (qui s’enracine notamment dans la séparation des sexes) ; association analogique qui corrige et se combine à la tendance précédente ; attraction des semblables et préférence au « nous » contre le « eux », recoupée avec la notion d’habitus et celle d’espace social chez Pierre Bourdieu ; attraction sexuelle des physiquement distants ; enfin, isomorphisme des domaines, c’est-à-dire logiques similaires entre les différents secteurs de la vie sociale.
Ainsi énumérés, ces faits anthropo-biologiques, ces lignes de forces et ces lois, produisent un effet d’empilement qui peut embrouiller la recherche et paraître peu propice à la vision d’ensemble que B. Lahire veut dégager. C’est qu’il s’agit en réalité de processus entrelacés, et le terme de « lois » désigne plutôt ici des formes structurelles de développement ayant tendance à se répéter, à s’empiler, voire à se combiner pour, ensemble, changer d’échelles. De sorte que la vision d’ensemble va bel et bien se dégager dans la suite de l’ouvrage, non pas, donc, dans l’exposition de la méthode à travers la présentation des types de « lois », mais dans sa mise en œuvre à travers la présentation du fonctionnement des sociétés humaines lui-même.
Biologique, social, culturel.
Trois domaines sont emboîtés : le biologique, le social, le culturel. Seul ce dernier, et non pas le fait social, est propre à l’espèce humaine, bien qu’il soit préfiguré chez plusieurs animaux :
« La nécessité de la reproduction des espèces, qui traverse l’ensemble du vivant, prend une forme particulière avec l’espèce humaine, du fait de l’accumulation et de la transformation des artefacts, des savoirs et des institutions porteuses de rapports sociaux, qui la caractérise. Le fait que nous soyons une espèce culturelle, et donc historique, fait que notre reproduction biologique se double d’une reproduction culturelle, c’est-à-dire, pour parler comme Marx, d’une reproduction des moyens historiquement déterminés de notre existence. Pour le dire autrement encore, la reproduction de l’espèce est indissociablement biologique (il faut produire de nouveaux êtres humains par la procréation) et culturelle (il faut produire des êtres vivants adaptés à l’état d’une société donnée, et donc opérer un processus de socialisation ou de transmission culturelle). Ce couplage de la reproduction biologique et de la reproduction culturelle caractéristique de l’espèce humaine prend sens dans un long continuum évolutif.
Si l’on voit néanmoins la culture comme une réponse évolutive aux défis d’adaptation de ces primates un peu particuliers que sont les êtres humains, on peut dire que la transmission ou la reproduction culturelle (des savoirs, des artefacts et des institutions) est partie intégrante de la reproduction biologique d’une espèce naturellement culturelle. »
L’emboîtement est patent en ce qui concerne les rapports sociaux les plus anciens et les plus fondamentaux entre sexes et entre générations :
« Bernard Chapais montre que, chez les primates non humains comme chez les primates humains, les structures sociales de parenté sont fondées en grande partie sur la différence entre les sexes (mâles/femelles), sur la différence entre les générations (parents/enfants), et sur le degré de parenté entre les différents membres du groupe. Non seulement les primates non humains reconnaissent leurs apparentés, jusqu’à un certain degré d’apparentement, mais ils reconnaissent ces mêmes apparentés chez les autres, au point de pouvoir agresser, par vengeance, le proche d’un individu qui les a agressés ; ils évitent aussi l’inceste (un comportement considéré à tort par Freud ou Lévi-Strauss comme une caractéristique proprement humaine) ; ils entretiennent des rapports préférentiels avec leurs apparentés qui relèvent clairement d’un certain népotisme (épouillages réciproques, protections contre les agressions, partage passif d’une nourriture) ; ils pratiquent l’exogamie avec une philopatrie mâle (chimpanzés ou bonobos) ou une philopatrie femelle (macaques ou babouins), se reproduisant hors de leur propre groupe ; ils développent, pour partie d’entre eux, un lien reproductif stable (« ancêtre du lien conjugal ») ; ils connaissent des conflits et agressions intergroupes, surtout entre mâles, avec des démonstrations de territorialité, des patrouilles frontalières ou des raids meurtriers contre des étrangers, qui tendent vers une forme de xénophobie, etc. Lévi-Strauss a parlé des mariages entre cousins croisés, préférés aux mariages entre cousins parallèles, et Chapais souligne que l’on retrouve la même logique chez les chimpanzés. »
L’altricialité secondaire.
Ce qui spécifie l’espèce des primates humains, par rapport à toutes les autres espèces, c’est l’altricialité secondaire (autrefois appelée néoténie) :
« L’altricialité secondaire peut se définir en disant que, comparée à de nombreuses autres espèces, l’espèce humaine est caractérisée par une naissance « prématurée » et par une très longue période de développement (physiologique, et notamment cérébral) extra-utérin. Cette période de développement est un temps de vulnérabilité et de dépendance de l’enfant, qui suppose des stimulations et des interactions permanentes avec les adultes. « Altricialité » vient de l’anglais altricial, qui vient lui-même du latin altrix signifiant « nourrice » ou « celle qui nourrit ». L’altricialité secondaire désigne ainsi la prolongation du temps de dépendance de l’enfant vis-à-vis des adultes nourriciers. »
On a donc une relation qui a tout le temps, et la nécessité, de se développer dans les vies individuelles et à travers les générations, qui est à la fois affective et protectrice et une relation de domination et d’autorité. S’appuyant notamment sur les travaux de l’ethnologue Françoise Héritier, B. Lahire résume : « … l’expérience humaine se structure d’emblée autour d’un rapport de domination, d’une relation de transmission culturelle, et d’un lien affectif réciproque. », le tout entrelacé et susceptible de variations culturelles et historiques. Ce triple rapport de domination/transmission/affection est reproduit dans toutes les relations sociales et dans les rapports entre individu et société, de sorte que l’on peut parler d’altricialité cette fois-ci tertiaire, la position d’apprentissage pouvant s’étendre à la vie adulte, avec ses variations possibles dans le dosage entre domination, transmission, affection, engendrant par exemple soumission et culpabilité, ou pulsions de domination, etc.
Par rapport à ce fait central, exposé en tant que tel au chapitre 15, B. Lahire dispose la revue des moyens et des formes relationnelles dans les chapitres précédents : socialisation / apprentissage / transmission (chap. 11), relations sociales (chap.12), puis spécificités culturelles / historiques humaines : capacité langagière-symbolique (chap.13) et production d’artefacts se cumulant historiquement (chap. 14).
A chaque fois, y compris concernant les traits de culture propres à l’espèce (le social étant tenu pour animal voire biologique, le culturel pour humain), la description est ancrée dans le comparatisme entre espèces vivantes. Ainsi, la socialisation / apprentissage / transmission est à l’œuvre chez les insectes eusociaux, dont on mesure d’ailleurs mal le haut degré de « domination » sur les biotopes et de gestion de ceux-ci qu’ils effectuent, mais l’espèce humaine ne se différenciant qu’en sexes et pas en « reines », « ouvrières », « soldats », physiquement distincts, les processus en question y ouvrent des espaces de différentiations individuelles bien plus importants.
Ainsi, est abordée la question capitale de l’accouchement, plus difficile chez les humains que chez tous les autres mammifères, en relation avec l’altricialité secondaire, qui aurait été un handicap évolutif sans son revers d’une socialité très poussée alors indispensable.
De même, l’émergence du langage n’est pas envisagée comme un saut génétique (à la façon de Chomsky), mais inscrit dans l’accumulation continue du travail d’abstraction symbolique, remontant aux langages gestuel et facial des primates, mais poursuivant son développement avec l’écrit, en relation avec l’accumulation des artefacts, et donc susceptible de se développer encore. Cette accumulation est un processus lent qui prend racine dans l’animalité mais qui connait une explosion exponentielle, et problématique, avec le mode de production capitaliste.
Les chapitres qui suivent la présentation de l’altricialité secondaire comme fait central, abordent les différents rapports de domination : supériorité de l’antériorité sur la postériorité découlant directement du rapport parents/enfants (chap. 16), domination en général, depuis les sociétés animales jusqu’à l’émergence de l’État comme institution concentrant la relation générique de domination (chap.17), sentiment de dépendance-domination comme matrice du magico-religieux (chap.18), partition sexuée et domination masculine (chap. 19), place centrale maintenue de la famille et de la parenté comme infrastructure de tous les modes de production (chap. 20), oppositions eux/nous comme matrice des ethnocentrismes et des racismes (chap. 21), division du travail et différentiation des sociétés (chap. 21).
Bien des pistes, bien des sujets de discussion, sont égrenés dans ces importants chapitres (ainsi, par exemple, de la trifonctionnalité identifiée par Georges Dumézil, au chapitre 21, qui ne serait pas du tout spécialement « indo-européenne », un point déjà établi par ailleurs par différents travaux, mais qui serait bien un invariant relatif des formes initiales de différentiations des rôles sociaux).
A propos de la domination masculine.
En raison de son importance, il faut dire ici quelques mots de ce qu’apporte cette fresque sur la question de la domination masculine, qui est, avec le rapport parents/enfants et en combinaison avec lui, l’autre grand rapport de domination formatif des sociétés humaines, et qui a jusque-là été une donnée invariante, à travers même ses infinies variations historiques/culturelles.
« Une femme liée biologiquement à sa progéniture, et qui se retrouve en charge d’un bébé fragile et dépendant pendant de nombreux mois après la naissance, un homme plus extérieur au duo mère-enfant : voilà les données de base concernant les relations entre l’enfant, sa mère et son père chez un mammifère à progéniture altricielle comme l’homme. »
Donc, « La structure relationnelle objective mère-vulnérabilité de l’enfant préexiste à sa transposition ou à sa mise en forme symbolique, de même que l’évitement de l’inceste existe indépendamment de la formulation du tabou de l’inceste, c’est-à-dire d’une interdiction formulée, exprimée, symbolisée. 
(…) La femme est donc profondément liée à l’incomplétude et à l’impéritie de la dépendance de l’enfant, ce qui contribue à alourdir sa charge et à la rendre à son tour dépendante d’une série d’aides extérieures (mari, mère, enfants déjà grands, etc.). »
Mais le rapport hommes/femmes comme rapport de domination ne provient pas entièrement, au plan évolutif, des conséquences de l’altricialité secondaire. Il se combine étroitement à celles-ci et la combinaison prend des formes historiques et culturelles, mais ses origines proviennent de ce que « La domination des mâles sur les femelles est de fait assez généralement répandue chez les primates » et chez la plupart des mammifères (pas chez les oiseaux), à quelques exceptions près comme les hyènes. L’un des symptômes éloquents du caractère de rapport de domination que revêt le rapport mâle/femelle est le fait que chez beaucoup d’espèces de mammifères, dont les primates, la posture de soumission dans les rituels d’agression entre mâles est une imitation de la posture sexuelle de la femelle, ce qui indique un début d’association symbolique entre les deux domaines, sexualité et agressivité.
L’on peut ici, ajouterais-je, se référer à la description des mœurs sociales-sexuelles des primates que donne Pascal Picq dans Et l’évolution créa la femme. Coercition et violences chef l’homme. (Odile Jacob, 2020), en écartant toutefois la référence permanente de P. Picq à l’idée d’un déterminisme biologique poussant les mâles à vouloir avoir une descendance issue de leurs gamètes, car il s’agit de rapports sociaux et non de rapports génétiquement et biologiquement déterminés de manière directe. L’on constate que plus nous nous rapprochons du genre humain, plus les rapports sexuels sociaux chez les grands singes connaissent des formes variables qui, cependant, relèvent toutes de la domination masculine combinée à la compétition entre mâles.
Cette variabilité parvient à inverser la situation dans le cas, génétiquement très proche des humains, des bonobos avec leur société « érotique et pacifique, centrée sur la femelle » (Franz de Waal, Le singe en nous, Fayard, 2006, cité par B. Lahire), où l’on a même des comportements agressifs de « police » collective des femelles à l’encontre des mâles qui prendraient trop de place lors du partage de la nourriture. Reste que « La seule chose dont on soit sûr, c’est du fait que les premières sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs ont des structures plus proches de celles des chimpanzés que de celles des bonobos, avec une domination masculine très nette et une division du travail qui réserve la chasse et la protection du groupe aux hommes, et qui exclut les femmes. »
La domination masculine est donc un fait social animal qui, chez les humains, est validée ou parfois contestée au moyen de la culture et des symboles. Les ethnologues, sociologues et anthropologues ne remontent généralement pas à cette origine, par blocage idéologique correspondant à la division universitaire des domaines « scientifiques » instaurant une cloison étanche entre biologie et éthologie d’un côté, ethnologie, anthropologie, et plus encore sociologie, de l’autre. Ils identifient donc des faits culturels-symboliques qui étayent le rapport de domination mais n’en sont pas l’origine. C’est ainsi que Françoise Héritier parle d’une frustration masculine envers la capacité féminine à donner la vie et engendrer autrui, ou qu’Alain Testart accorde une grande importance aux tabous généralisés qui interdisent aux femmes de chasser avec des armes tranchantes et contondantes, tabou qui serait lié à la crainte du sang menstruel. On peut plus simplement, souligne B. Lahire, remarquer que les femmes étant souvent enceintes, allaitantes ou porteuses d’enfants, elles ont été soustraites à la chasse au gros gibier, sauf exceptions motivées culturellement ou par des conjonctures spéciales, et que mythes et tabous, comme pour l’inceste, sont venus après non pour fonder, mais pour pérenniser, expliquer et justifier cette situation. Les nombreux mythes sur un ordre matriarcal originel ne sont d’ailleurs en rien des preuves d’une phase matriarcale de l’histoire humaine, mais des récits étiologiques justifiant la domination masculine, donc tout le contraire (sur les récits d’âge d’or concernant le « communisme primitif », voir Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes. Une histoire de famille., Smolny, 2012, auquel se réfère B. Lahire).
Le biologique n’est donc pas une construction sociale naturalisée, même si, bien entendu, il passe au prisme du social et du culturel : mais comprendre le rôle des représentations envers le biologique exige de comprendre la place du biologique et son propre rôle envers les représentations.
B. Lahire s’oppose ici aux vues de la plupart des « sociologues », dont Bourdieu, ainsi bien entendu qu’aux gender studies, envers lesquelles il reprend la critique de l’anthropologue Priscille Touraille : « Si l’anthropologie du genre suit aveuglément Butler en postulant que « le sexe est du genre de part en part » (…), elle renonce à penser la réalité, elle renonce à faire science. Les retombées en termes d’action politique ont de fortes chances d’être à l’opposé de celles souhaitées par Butler elle-même. » (P. Touraille, L’indistinction sexe et genre, ou l’erreur constructiviste, Critique n° 764-765, 2011).
Ces retombées sont claires : les mêmes théoriciens, se prétendant subversifs tout en occupant des niches universitaires institutionnelles, nous conduisent à la géniale conclusion que les femmes, cela n’existe pas, que la lutte des femmes doit être dissoute dans le grand marché « intersectionnel » des identités multiples et n’a donc finalement pas lieu d’être, le féminisme n’étant que reproduction de « stéréotypes de genres », les dits stéréotypes consistant à appeler vulve une vulve, fille une fille, etc.
Nous avons là une remise en question de la légitimité de la biologie comme science, tout à fait symétrique à la remise en question à laquelle procèdent de leur côté les ultra-réactionnaires créationnistes.
Attention : on parle bien ici de la biologie, en tant que science, et pas de « la nature », en tant que catégorie idéologique, que concept philosophique, voire en tant que représentation ontologique à la manière de Philippe Descola (seuls les humains étant censés avoir une intériorité, sur le fond d’une « nature » matérielle aux lois universellement identiques).
Il est probable que les personnes influencées par l’idéologie du tout-culturel ou tout-social (les deux étant confondus) se récrieront devant de telles critiques, les croyant réactionnaires, en affirmant qu’il ne tient pas à la « nature » que les femmes enfantent et allaitent, etc., mais qu’il s’agit de « constructions sociales ». Mais en dissolvant le biologique et le sexe, ils ne l’abolissent en rien et s’aveuglent aux processus réels, se rendant incapables d’agir sur le plan des luttes sociales.
Tout au contraire, la reconnaissance du biologique et de l’origine animale de la domination homme/femme n’infère en rien qu’il faille s’aplatir devant elle parce que tel serait « l’ordre naturel des choses ». Le fait même que nous parvenions aujourd’hui à analyser ce phénomène dans le cadre de l’évolution des espèces indique qu’il est surmontable, car si l’on a voulu comprendre ce rapport de domination, c’est précisément par aspiration à s’en libérer. De même, comprendre le fait anthropologique de l’opposition entre « nous » et « eux » que l’on a déjà chez les chimpanzés, a été justement rendu possible par l’émergence de la notion d’humanité, alors que tous les groupes humains initiaux se désignent comme les seuls humains, par opposition à tous les autres.
Le fait anthropologique de l’historicité du développement de l’espèce, la culture et les luttes sociales, permettent cela, si toutefois le mode de production capitaliste n’a pas rendu le monde inhabitable avant : la suite de l’histoire dépend justement de la lutte, et la compréhension scientifique de ce que nous sommes en fait partie, car cette compréhension ouvre aussi, et est suscitée par, l’aspiration à dépasser ce que nous sommes.


En manière de conclusion : humanité, capitalisme et liberté.
Je l’ai dit, B. Lahire se réfère largement à Marx, ainsi d’ailleurs qu’à divers autres auteurs du mouvement ouvrier révolutionnaire, de Kropotkine à Pannekoek. Disons que pour la méthodologie, les deux piliers invoqués sont Marx et Darwin.
Cela dit, cette référence s’en tient surtout au Marx (et Engels) de l’Idéologie allemande (1846) très peu ou pas du tout au Marx du Capital. Les différents types de « lois tendancielles » que nous avons dans le Capital (tendance à la baisse du taux général de profit, tendance à l’explosion démographique d’une humanité surnuméraire, tendance à l’accumulation de capital fixe, ou technostructure, tendance à l’exploitation des sols stimulant puis détruisant leur fertilité), ainsi que la critique marxienne des « lois absolues » telles que la loi d’airain des salaires, la loi des rendements décroissants, la loi malthusienne de la population, ou la loi de l’offre et de la demande, ne sont pas abordés. De fait, toute la théorisation scientifique des Structures fondamentales des sociétés humaines concerne essentiellement les données qui ont jusqu’à aujourd’hui été efficientes quel que soit le type de société et de mode de production, qui ne sont donc pas propres au mode de production capitaliste.
La question du capitalisme, et moins encore celle de son dépassement, n’est donc pas abordée – ni donc celle des formes spécifiques que prend, dans le capitalisme, chacun des grands faits, lignes de force et lois tendancielles utilisés, par exemple comment le magico-religieux est transféré sur le fétichisme marchand, comment la sphère du féminin est redéterminée comme sphère du sans-valeur ou de l’usage et du care, etc.
Le capitalisme constitue une étape clef dans le développement humain, une croisée des chemins qui peut se terminer en impasse catastrophique. Or, le fait est que si une entreprise telle que cet ouvrage est possible, c’est précisément parce que nous en sommes à ce stade, qui exige et permet la reconsidération rétrospective de tout le passé et éclaire celui-ci.
La liberté humaine émerge comme variabilité sociale, à partir d’un cadre initial marqué par une forte domination masculine, des petits groupes antagonistes, et le fait exceptionnel, décisif, de l’altricialité secondaire, qui donne sa place à la culture, plus précisément qui en fait la condition première de survie : la survie passe donc désormais par la variation et par l’accumulation culturelle des symboles et des artefacts. Du coup, l’évolution culturelle et sociale prend le relais, en accéléré, de l’évolution biologique, qui ne s’arrête pas pour autant. L’accumulation du capital, c’est un rapport social qui échappe à la société puis aux sociétés (toutes) qui l’engendrent, le résultat exponentiel de la liberté/variabilité qui devient à son tour un déterminisme hors contrôle, le « fétiche automoteur » comme disait Marx. S’en libérer, et du même coup surmonter de manière totale ou partielle les déterminismes antérieurs qu’il a recyclés (dont la domination sexuelle) est donc le moment suivant de la construction humaine, qui se réalisera, ou pas. C’est cette visée qu’à l’aube de ce moment, l’humaniste Pic de la Mirandole avait ainsi dépeint, en des termes que l’on peut reconsidérer et réécrire sans doute, mais dont on doit savoir apprécier le sel et la saveur :
« Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aie et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » (Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, 1486).
Vincent Présumey, le 18/11/2023.

MAKHNOVTCHINA

Ukraine sure was the place to be

At the start of the century ;

Make no mistake for life was hard

But the people there all took heart

And rebelled in the fields of Grace

To give this world something to praise :

Theirs was no godless mindless feast

But the high hope of all the East !

Crushed by ruthless powers that be,

They never ceased to reach for free

Existence they used to eke out

On the margins of selfless doubt :

Ne’er such martyred revolution

Ever dispelled the illusion

That the accomplishments they made

Shall always shine ‘til all else fades !

C’est l’occasion de découvrir le mouvement armé de Makhno ou d’en approfondir la connaissance. Ce mouvement anarchiste joua un rôle considérable dans la lutte contre les Allemands qui occupaient l’Ukraine. Il combattit aux côtés de l’Armée Rouge contre les Blancs mais, une fois la victoire obtenue, le parti bolchévik se retourna contre lui (1921) et élimina physiquement un grand nombre de ses chefs.

L’État radicalisé, un livre de Claude Serfati, commenté par Charles

(Voir aussi rubrique des livres)

Parfois, un livre entre en dialogue avec l’époque, comme si l’auteur s’était préparé aux événements en cours. Ce n’est pas le cas de Claude Serfati mais ce n’est pas non plus un hasard : voilà des années que l’auteur travaille sur les rapports entre l’armée française, l’industrie d’armement, la politique de défense de la Vème République et l’État. Voilà donc « L’État radicalisé ».

Il y a quelques 20 ans, quelques mois avant que les avions kamikazes ne s’encastrent sur les tours jumelles de New York, le 11 septembre 2001, il forgeait une formule particulièrement heureuse, « la mondialisation armée » par opposition à « la mondialisation heureuse » vantée par les promoteurs du libéralisme.

« L’État radicalisé, la France à l’ère de la mondialisation armée »1 est à mettre entre toutes les mains. En quatre chapitres, l’auteur analyse les liens de la Vème République, son armée, la guerre, les guerres menées, le système « militaro-industriel », et enfin la « marche vers l’État militaro-sécuritaire ». Une somme. Ce travail ne se limite pas à l’analyse de la réalité économique du système.

On oublie souvent que De Gaulle était… Général de Brigade et que la Vème République fut fondée en 1958 sur les pavois des parachutistes insurgés à Alger, menaçant de sauter sur Paris pour ramener De Gaulle aux « affaires ». La guerre d’Algérie terminée, le Président de la République entreprit d’épurer et moderniser l’outil militaire : dissuasion nucléaire et organisation d’une armée en mesure de « projeter », quelques dizaines de milliers de soldats, notamment en Afrique, pour protéger les intérêts de la bourgeoisie. Tel était le substrat de la stratégie « d’indépendance de la France » justifiant le retrait du système militaire intégré de l’OTAN.

L’élection du président au suffrage universel lui a confié, seul, la responsabilité d’engager une guerre : sans débat ni vote à l’Assemblée Nationale… le « chef des armées » est seul à décider de déclencher le feu nucléaire ! Une armée, rappelle Serfati, ça prépare et ça fait la guerre. De fait, l’armée a mené quelques 115 interventions militaires depuis la chute de l’URSS…

La Bombe atomique et le commerce d’armes assure la position internationale de la France qui dispose d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. Le gouvernement fait voter les crédits militaires (en très forte augmentation), en collaboration étroite avec le chef d’État-Major des armées (CEMA), puis la délégation générale de l’armement passe commande à l’industrie.

Tous les gouvernements de droite, de gauche mènent, depuis 1958, une politique néo coloniale en Afrique. Quant à « l’indépendance, elle a fait long feu : la France a réintégré l’OTAN sous commandement militaire américain alors que dans de nombreux pays africains, les peuples se sont mobilisés contre la France qui a dû plier bagage…

Claude Serfati démontre que les gouvernements, de Hollande à Macron, ont mis en place, sur le territoire national, une collaboration permanente et liberticide de l’armée avec la police. C’est ce qu’il définit comme la « complémentarité interactive » et rappelle ce qui a parfois été oublié : c’est le régime de Vichy qui crée la Police Nationale, alors que, depuis la Révolution Française, les polices étaient dirigées par les maires… Depuis, l’État centralise tous les pouvoirs de répression, l’utilisation de « La violence légitime » au premier chef contre les salariés, grévistes et manifestants.

La police est l’un des principaux piliers de l’ordre social. De lois sécuritaires en lois liberticides, sans oublier les décrets d’application, la police qui dispose d’un matériel moderne exerce un pouvoir quasi discrétionnaire. La lutte contre le « terrorisme » a permis « loi d’urgence » et mobilisation de l’armée sur le territoire national alors que le pays est pourtant en paix. « L’intervention militaire à l’extérieur et le durcissement sécuritaire à l’intérieur s’épaulent mutuellement et entretiennent une complémentarité interactive qui est codifiée dans la loi « Sécurité globale ».

Ainsi, la gendarmerie – institution militaire- est, depuis Nicolas Sarkozy, sous l’autorité directe du ministre de l’Intérieur. La police a accès à tous les fichiers possibles et imaginables. L’armée et la police, malgré quelques différends, marchent main dans la main, prêtes à assurer l’ordre dans les situations les plus tendues comme c’est le cas actuellement pour exiger le retrait de la réforme des retraites.

« Barkhane » en Afrique, « Sentinelle » en France, l’armée patrouille dans la rue, accoutume la population à sa présence. Lors des révolutions de 1830, 1848, la Commune de Paris, l’armée a réprimé jusqu’au sang. A la Libération, avec la création des CRS, c’est la police qui a été chargée d’assurer « le maintien de l’ordre » en premier lieu dans les territoires d’Outre-mer et la Nouvelle-Calédonie… Aujourd’hui, la situation a changé :

« Avant 2015, les soldats passaient 5 % de leur temps en mission sur le territoire national, une proportion passée à 40-50 % avec « Sentinelle » ». Tout est dit. La guerre sociale est à l’ordre du jour.

Dans le dernier chapitre, Claude Serfati étudie donc « la marche vers l’État militaro-sécuritaire ». La barbarie à l’extérieur, la répression à l’intérieur. Le « premier flic de France », Clemenceau répétait « la France réelle est fondée sur la propriété, la propriété et la propriété ».

La guerre, disait Trotsky, c’est l’explosion des forces productives hors des frontières nationales. Chaque « puissance » tente de protéger ses marchés, en conquérir d’autres, tout en réprimant les luttes des salariés, de la jeunesse. Cette tendance va inévitablement s’aggraver. Une police mobilisée contre les « classes dangereuses » collaborant avec une armée professionnelle sont les outils de la contre-révolution.

Il faut absolument lire le livre de Claude Serfati qui, en introduction, souligne que l’agression contre l’Ukraine par la Russie rapproche l’humanité du cataclysme nucléaire ».

« L’État radicalisé, la France à l’ère de la mondialisation armée » est un livre passionnant.

C.J.

Claude Serfati, l’État radicalisé (la France à l’ère de la mondialisation armée), Éditions La Fabrique, oct. 2022, 15€

De la part de Jean-Jacques MARIE



Bonjour,
Vous avez peut-être vu sur Arte, au début de décembre 2022, le film L’homme à abattre, consacré à l’assassinat de Léon Trotsky, suivi d’un débat entre trois intellectuels français éminents, dont JC Cambadélis et Christophe Bourseiller, ce dernier officiellement présenté comme “historien, écrivain et journaliste”. Cette présentation oublie sa principale qualité, celle de “prestidigitateur”. A un moment, en effet, évoquant la proclamation de l’Opposition de gauche internationale par Léon Trotsky en 1929, Bourseiller affirme:”Le trotskysme à l’époque c’est minuscule. Quand Trotsky monte l’Opposition de gauche internationale, ils sont 70 sur la planète.” En bon prestidigitateur(il faut bien avoir une compétence) Bourseiller fait ainsi disparaître les centaines d’opposants de gauche, ou trotskystes, soviétiques envoyés dès 1929 en prison puis dans les camps mais toujours actifs pour la plupart d’entre eux. Staline commencera à les abattre à partir de 1937, puis les massacrera quasiment tous en 1938-1939, entre autres lors de leurs grèves de la faim. Bourseiller, lui, ne peut pas attendre si longtemps.A ses yeux manifestement Staline a trop attendu et il corrige sa mollesse. Il efface donc les opposants soviétiques dès 1929, neuf ou dix ans avant que le trop patient Staline ne les assassine. La gomme est manifestement pour Bourseiller le principal instrument pour écrire l’histoire.

Les Cahiers du mouvement ouvrier que vous pouvez consulter sur le site Cahiersdumouvementouvrier.org ont publié de nombreux documents sur l’activité des trotskystes en URSS, dans les n° 2, 3, 4, 24, 28, 34 et 86 et dans deux numéros spéciaux (62 et 63) consacrés en partie (et pour le 62 en grande partie) à cette activité censurée par l’historien-écrivain-journaliste effaceur Bourseiller.

Si certains souhaitaient , d’aventure, disposer des n° 62 et 63, imprimés, dont restent quelques exemplaires, la rédaction des CMO peut les leur envoyer contre un règlement symbolique de 3 euros pour les deux… plus évidemment les frais postaux qu’elle n’a pas les moyens d’effacer. N’est pas prestidigitateur qui veut…

Bien cordialement
La rédaction des Cahiers du mouvement ouvrier
www.cahiersdumouvementouvrier.org

L’épreuve et la contre-épreuve, un livre d’Edwy PLENEL

Notes de lecture

« Périssent les colonies plutôt qu’un principe…La violence commise envers le membre le plus infime de l’espèce humaine affecte l’humanité toute entière ; chacun doit s’intéresser à l’innocent opprimé, sous peine d’être victime à son tour, quand viendra un plus fort que lui pour l’asservir. La liberté d’un homme est une parcelle de la liberté universelle, vous ne pouvez toucher à l’une sans compromettre l’autre tout à la fois. »

Victor Schoelcher,1842, cité page 222.

Lors du meeting du 5 décembre tenu à la Bourse du Travail de Paris en soutien à la résistance ukrainienne « armée et non-armée », Edwy Plenel y a fait une excellente intervention. Alors qu’il avait publié en septembre un ouvrage intitulé « L’épreuve et la Contre-épreuve, de la Yougoslavie à l’Ukraine » sur la même orientation, il y démontre que cette politique impérialiste russe contre les droits du peuple ukrainien ( qu’il appelle « la contre-épreuve »), tous les ingrédients de cette politique étaient déjà en application lors de l’éclatement de la Yougoslavie de 1991 à 1999 (« l’épreuve »). J’ai jugé bon d’en reprendre pour nos lecteurs le détail ou pour encourager la lecture de ce livre.

« La Contre-épreuve »

L’angle d’attaque porte contre les positions de Jean Pierre Chevènement développées dans un ouvrage intitulé « Un Défi de Civilisation » qui, dès 2016, alors que les troupes russes interviennent en Syrie, dénie à l’Ukraine la qualification de nation, « un patchwork qui essaie péniblement de se construire une identité nationale ». Sous François Hollande, il devient un interlocuteur privilégié de la France, promu par le chef de l’Etat à ce titre, auprès de Vladimir Poutine de 2012 à 2021. L’invasion de l’Ukraine n’est pas le produit d’un pouvoir devenu « paranoïaque », mais l’affirmation d’un impérialisme, un Etat de type totalitaire, au sein du monde multipolaire. Il faut ajouter, de mon point de vue, que Chevènement au sein de la « gauche » française avait cristallisé le courant souverainiste à la faveur du double non à l’intervention de la France en Irak lors de la première guerre du Golfe et au traité de Maastricht. Dans cette continuité s’inscrit « l’aveuglement » actuel de Jean Luc Mélenchon le conduisant, comme représentant de la gauche et des écologistes, à défendre un « campisme » de gauche, « fonctionnant par antiaméricanisme automatique, comme s’il était tenu par le membre fantôme du soviétisme disparu » (page 33)

Le 11 novembre 2021 il déclarait au Figaro :

« Je ne crois pas à une attitude agressive de la Russie et de la Chine. Je connais ces pays, je connais leur stratégie internationale et leur manière de se poser les problèmes. Seul le monde anglo-saxon a une vision des relations internationales fondées sur l’agression… »

Toutefois s’il condamne à l’Assemblée Nationale le 1er mars 2022 l’intervention russe, mais il refuse de soutenir l’aide militaire au peuple ukrainien. L’alternative est entre un nouveau conflit mondial ou la diplomatie secrète. Le mouvement des peuples et des classes sociales, la position souverainiste de l’un et populiste de l’autre les conduit à ne pas les reconnaitre.

La catastrophe, pour Poutine, c’est la dislocation de l’URSS. Pour l’ancien officier du KGB qu’il fut, c’est-à-dire un vrai stalinien, il en a vécu la disparition comme celle d’un handicap pour un nouvel empire niant le droit des peuples le constituant. La Nation ukrainienne est pour lui une invention des bolchéviks et de Lénine en particulier. Ensuite le trotskysme en entretiendra le souvenir dans la question des nationalités. Plenel rappelle le seul ouvrage théorique de Staline écrit en 1913 « Le Marxisme et la question nationale »« il s’y distingue par un chauvinisme grand-russe, s’opposant à l’autodétermination, au point de juger contre-révolutionnaires les demandes de sécession, notamment de l’Ukraine… » (page 48). Il se pose donc comme l’héritier de Staline.

« …l’actuel occupant de Kremlin, dans son discours du 21 février, donne acte à Staline « d’avoir pleinement réalisé non pas les idées de Lénine, mais ses propres idées sur l’Etat », c’est à dire « un Etat strictement centralisé et totalement unitaire » Il lui fait seulement grief de n’avoir pas « révisé formellement les principes léninistes proclamés lors de la naissance de l’URSS. »(page 49).

Plenel rejette toute posture dans la guerre actuelle renvoyant dos à dos l’agresseur et l’agressé, et le repli sur l’intérêt national, qui ne fait qu’alimenter la montée des extrêmes droites populistes. La riposte ne peut être que dans un nouvel internationalisme, auquel la gauche et une grosse partie de l’extrême gauche française tourne le dos aujourd’hui. Il s’agit donc de renouer les liens avec « ce sursaut des consciences qu’a porté Trotsky ». Maintenant que l’URSS n’est plus « qu’un continent englouti » (page 71), nous avons pour tâche d’être la continuité du combat de l’opposition de gauche. Au moment où le SWP (Socialist Wörker Party) se prononce en 1940 pour la défense inconditionnelle de l’URSS contre l’agresseur nazi, Natalia Trotsky rompt avec la IVème Internationale, considérant qu’après le Thermidor sanglant, cet Etat n’avait plus rien d’« Ouvrier ». L’affaire de cette démission depuis fait partie de ces cadavres cachés dans les placards de toutes les organisations qui se sont réclamées du trotskysme. Plenel ajoute :

« Aussi audacieuse que visionnaire, cette dénonciation du « campisme », qui aujourd’hui encore paralyse la gauche face aux menées poutinienne, fut reçue avec mépris par les dirigeants d’alors de l’Internationale trotskyste… » (page 76)

Le livre salue le travail méticuleux de Trotskyen 1936 dans « La révolution trahie », puis dans le « Staline » inachevé en raison de son assassinat, décrivant la dégénérescence de l’URSS et la nécessité du combat pour la démocratie contre le régime du parti unique.

Ces leçons de notre histoire doivent être tirées jusqu’au bout car elles sont en rapport direct avec le retour d’un conflit inter impérialiste mondial, dont l’agression contre l’Ukraine ne serait qu’une préface. Plenel pose une question qui fâche beaucoup dans la gauche et l’extrême gauche, celle de de la résistance armée du prolétariat, qui est amené en Ukraine à combattre pour le pouvoir pour ses propres intérêts de classe. Il écrit :

« C’est la voie qu’indiquent ces anarchistes ukrainiens qui mènent avec d’autres syndicalistes ouvriers la lutte contre la volonté du pouvoir de Kyiv de remettre en cause le code du travail, au prétexte de la loi martiale, tout en participant à la résistance à l’invasion russe sur la ligne de front, au sein d’une unité autonome de combattants libertaires. Leu message a une portée générale… » (page 101-102)

« L’épreuve »

La deuxième partie de l’ouvrage est une longue polémique argumentée contre les positions de Régis Debray que l’auteur avait rédigée en 1999. Evidemment entre 1999 et 2022, dont la création de Mediapart en 2008, beaucoup d’événements politiques mondiaux se sont déroulés. Toutefois l’apport central de cette seconde partie réside dans le lien fait entre la négation des droits du peuple kosovar par le pouvoir serbe résultant de l’éclatement de la Yougoslavie hier et la guerre contre l’Ukraine aujourd’hui. Ainsi l’auteur souligne, par exemple, que la Ligue des Communistes de Serbie, résultant de l’éclatement du parti stalinien, passe accord, sous le label Parti Socialiste, avec le parti radical, formation d’extrême droite, raciste et fasciste. Ainsi se trouve scellée une union rouge-brun en soutien à la politique de Milosevic.

Poutine n’a fait que porter à un niveau plus large cette politique. Une bonne partie de l’extrême gauche organisée en France, hantée par le « fantôme » de l’Etat ouvrier dégénéré que serait encore le régime russe actuel, hésitant à caractériser la politique de la Russie de Poutine comme impérialiste, exonèrent cette politique :

« Contrairement à ce que j’ai cru et défendu dans ma jeunesse militante, il n’y avait pas plus d’Etats ouvriers » – fussent-ils « déformés » ou « dégénérés » comme nous disions pour nous rassurer – à défendre qu’il n’y avait d’humanité et de morale, de simple humanité et d’élémentaire morale, dans cette réalité totalitaire. D’ailleurs, lesdits ouvriers, ne se sont pas privés de nous le démontrer en ne levant pas le petit doigt, quand « leurs » Etats se sont effondrés d’eux-mêmes. » (page 269)

Ce qu’il rejette dans Régis Debray c’est son souverainisme qui le conduit à ne prendre en considération que les Etats, les chefs d’Etats et donc la Raison d’Etat. Rejetant de fait le mouvement des peuples et la dynamique des classes sociales, il est logique d’aller vers le campisme actuel :

« De nos jours… l’étrange me semble être cette étrange cohorte que tu parraines, les nationaux républicains. C’est peu dire qu’elle est vaste et diverse ! On y trouve des gens de droite et, d’autres de gauche, des à droite de la droite, et des à gauche de la gauche, des communistes et des chevènementistes, des ex-staliniens et des ex-gauchistes, des gauchistes et des viliieristes, voire depuis peu, des trotsko-républicains…. » (page 145)

Un commentaire personnel sur ce point : « les trotsko-républicains », voiture balai de cette étrange unité des républicains des deux rives, c’est une allusion évidente à l’évolution du courant lambertiste. Le passage au Mouvement pour un Parti des Travailleurs, puis au Parti des Travailleurs en 1983 sur une ligne qui est celle de la défense de « la république, une, laïque et indivisible », marque une vraie rupture avec le trotskysme. L’accord actuel du POI avec Jean Luc Mélenchon, la place prise par ce petit parti dans la dernière campagne législative n’est pas conjoncturelle, elle est l’aboutissement d’une dérive.

C’est sure cette question que Plenel va tirer une conclusion importante en se retrouvant en compagnie de Trotsky, qui se révèle être pour lui « un bon compagnon » : le cancer du mouvement ouvrier c’est le national-communisme. Dans le bulletin de l’Opposition de gauche du 24 septembre 1931 Trotky rédige une brochure qui sera diffusée en Allemagne qui dit ceci :

« L’infiltration nationaliste dans la pensée communiste a commencé avec le socialisme dans un seul pays de Staline, et maintenant elle donne le communisme national de Thäelman [le chef du KPD]. Les idées n’ont pas seulement leur propre logique, mais leurs propres forces explosives, et le manque de scrupules avec lequel le Komintern tente de renchérir sur la démagogie nationaliste de Hitler montre bien le vide spirituel du stalinisme. » (cité page 194)

Autrefois, ajouterais-je, dans les périodes d’offensives des masses contre le capitalisme – 1936, 1945, 1968 – c’est le PCF qui jouait la partition de la grosse caisse contre la révolution. Aujourd’hui c’est la national-populisme de Mélenchon qui devient le gardien de la Vème République sous les plis du drapeau des versaillais. Il reçoit l’aide d’un allié – le POI -qui peut nous surprendre. Et pourtant cette évolution n’est -elle pas explicable par cette dérive « trotsko-républicaine », ou souverainiste, que Plenel épinglait à juste titre en 1999 et qui devait entrainer dès 1982 la destruction de l’OCI comme organisation révolutionnaire. Certes on notera quelques faiblesses dans l’argumentation sur l’Europe et l’Internationalisme, où la perspective des Etats Unis socialistes d’Europe n’est pas franchement avancée. Il est vrai qu’en 1999, beaucoup de militants à gauche et à l’extrême gauche pensaient que l’Europe économique restait capitaliste mais qu’un volet politique, social, voire même militaire, pouvait être défendu. C’était une illusion qui a abusé une génération.

*L’épreuve et la contre-épreuve, Ed.Stock, septembre 2022, 19,50 E.

Des gamins contre Staline, par Jean-Jacques MARIE

Don Quichotte (Seuil), mai 2022, 20€

par Bernard Randé

Nous connaissons encore trop mal les actions de résistance des populations soviétiques à l’oppression stalinienne. Bien des ouvrages sont parus qui traitent de ce sujet, souvent même faisant parler les témoins. Mais le sort de ces témoignages est, par l’existence même de la répression, de rester parcellaires ; en nous éclairant sur les conditions subjectives de cette résistance, ils mettent de côté le côté socialisé et global de cette résistance. Il revient aux historiens de présenter ces résistances, bien souvent individuelles ou par petits groupes, dans un cadre plus large.

C’est ce à quoi s’emploie Jean-Jacques Marie en tentant de donner un panorama un peu complet de ce que l’on peut appeler la résistance juvénile en l’URSS, du milieu des années 3à jusqu’à la fin des années 50. Ce n’est pas la première tentative, et on trouvera des références au fil de l’ouvrage (mais elles ne sont pas réunies dans une bibliographie). La principale difficulté pour l’historien est le côté éphémère de ces petits groupes, dont les membres ont entre 9 et 16 ans, parfois un peu plus lorsqu’ils ont rejoints des étudiants. L’ouverture des archives, notamment judiciaires, lors des années 90, a permis d’obtenir des renseignements plus précis : mais on ne doit jamais oublier que les archives judiciaires sont celles du pouvoir d’État ; et elles ne nous disent rien sur les camps de concentration où finissent bien souvent les jeunes victimes de ce pouvoir.

Voici le tract que découvrent certains habitants de Saratov en avril 1944 :

Camarades qui souffrez sous le joug stalino-fasciste! Le pays est dirigé par la bandes des réactionnaires staliniens. […] Les Républiques fédérées sont simplement leurs colonies. Toutes les libertés démocratiques sont anéanties. Les préceptes de Lénine sont bafoués. La IIIe Internationale est dissoute. […] Camarades, dressez-vous pour le combat. Anéantissez la bête sauvage Hitler et ensuite renversez Staline! Vive la grande révolution populaire.

La société des jeunes révolutionnaires.

Jeunes, ils l’étaient : une demi-douzaine de gamins âgés de 11 à 13 ans. Révolutionnaires, sans le moindre doute. Mais comment expliquer la terreur qu’ont inspirés ces groupes, certes nombreux, mais sans soutien et sans forces réelles, à l’appareil bureaucratique ? Jean-Jacques Marie se pose souvent la question, en y apportant certaines réponses : peur de la contagion, peur aussi de l’esprit de vengeance qui peut animer ces jeunes lorsque leurs parents ont été assassinés par l’État.

Il faut lire les réquisitoires des procureurs, la lâcheté d’un Romain Rolland qui, apprenant que la peine de mort est abaissée à douze ans, supplie Staline de lui laisser le droit de le citer pour excuser cette mesure auprès de l’opinion française, en invoquant en particulier les «buts pédagogiques» visés. Mais bien au-delà de ces différentes infamies, le livre dresse en arrière-plan un portrait de la société soviétique dans laquelle ont baigné ces enfants, sans lequel on ne pourrait comprendre qu’ils aient accédé si vite à une si haute conscience politique. Les informations sont trop éparses pour permettre un véritable recensement ou une analyse sociologique ou géographique de ce phénomène, et peut-être ne sera-ce jamais possible. On ne peut même pas dire s’il y a eu quelques centaines ou quelques milliers de groupes semblables. Mais le livre de Jean-Jacques Marie est certainement un moment non négligeable de ce travail.

Un regard sur les élites françaises, l’Institut Auguste Comte, par Alexandre MOATTI

Éditions Cassini, décembre 2022, 16€

par Bernard Randé, 10 janvier 2023

La Montagne Sainte-Geneviève, peu connue des alpinistes, l’est à coup sûr davantage de ceux qui, depuis Robert de Sorbon, ont logé sur ses flancs de grandes institutions scolaires ou universitaires françaises. Les élites, bien entendu, l’ont chérie. C’est là qu’en 1804 Napoléon Ier installe l’École Polytechnique, moins de dix ans après sa création par la Première République. Et c’est à l’occasion du déménagement de cette École, autour de 1975, vers un lieu désertique et plus vaste, le plateau de Saclay, que sera créé sous l’égide du Président Giscard l’Institut Auguste Comte.

L’intérêt de cet ouvrage est multiple. Il permet de comprendre les enjeux et les luttes de pouvoir dans des sphères élevées de l’État, certes détaillés sur un court laps de temps (1977-1981), mais s’inscrivant dans l’Histoire longue. Il est l’occasion de suivre ce qu’on appellera, selon son point de vue, les doctrines, les idéologies ou les théories en cours dans ces sphères, qu’elles touchent à l’enseignement, à la formation au sens large, à l’économie, à la politique industrielle, à la direction des entreprises.

En revanche, le point de vue de l’auteur ne s’attache pas, mais pas du tout, à placer l’histoire de l’Institut dans un cadre un peu plus large, international ni même français. Pourtant, l’Institut est destiné, en premier lieu, à former les auditeurs aux «conséquences économiques et internationales de l’évolution des sciences et des techniques». Mais il ne s’agit que des sciences et des techniques, nullement du contexte international en général. L’auteur ne succombe certes pas au vice géopoliticien, mais ne saisit peut-être pas l’occasion de donner aux lecteurs des informations sortant si peu que ce soit de la concurrence naissante en l’X et l’ENA, ou autres modifications au sein des cercles du pouvoir d’état. Pour cette raison, l’ouvrage s’adresse avant tout à des lecteurs déjà informés : ignorer a priori le poids du corps des Mines dans les sphères administratives, mais aussi industrielles, devrait être un signe que la lecture du livre ne vous est pas recommandée.

Je vais me saisir de deux ou trois aspects particuliers de ce livre nourri de faits (au moins tels que nous les présentent les archives), sans justement entrer dans le détail ces faits.

Giscard arrive après Pompidou, représentant peut-être le plus accompli du programme «du béton pour tous». Mais Giscard reste, inévitablement, et malgré sa volonté de modernisme, dans le cadre de la Ve République, inscrit dans une détermination particulière du rôle de l’État. L’Institut, en deuxième lieu, doit préparer à « occuper des postes de responsabilité dans la conception, la conduite ou le contrôle des programmes de production ou d’équipement de l’État». Ces objectifs sont accompagnés d’une note de synthèse, qui indique qu’il y a eu «des succès techniques incontestés […] au cours des vingt-cinq dernières années» : les programmes Mirage, Caravelle, Concorde ; après «ce qu’on a appelé la crise du pétrole», le choix de la bonne filière nucléaire, les méthaniers et pétroliers géants ; les autoroutes, les villes nouvelles ; un peu plus tard, les nouveaux réseaux d’irrigation et «le progrès considérable de la production agricole». Tous les corps de l’X sont ici magnifiés : les Mines, les Ponts, l’Armement, les Eaux et Forêts. Mais la note poursuit : le Concorde est bruyant, les experts du nucléaire sont inintelligibles, on ne sait pas contenir les marées noires des pétroliers géants, «l’entassement du béton ruine les sites», la qualité des produits alimentaires est remise en question, les conditions de travail sont souvent trop rudes. Ce n’est pas surprenant : ces problèmes étaient bien connus en 1976, quatre après The limits to Growth, rapport publié par le Club de Rome. Aucune conséquence sérieuse n’en sera tirée, malgré le pouvoir que la planification permet à l’État d’exercer sur un long terme, et ce jusqu’en 1993.

Ainsi est fondé, dans les locaux de l’ancienne École Polytechnique (que Pompidou aurait voulu raser assez largement pour les offrir à la promotion immobilière), l’Institut Auguste Comte. Il est l’éponyme de ce polytechnicien célèbre que l’on peut considérer comme un des fondateurs des sciences sociales, créateur du positivisme, proche de l’ouvriérisme et du féminisme dans ses débuts, proche aussi du saint-simonisme, et dont la philosophie évoluera en une forme plus religieuse.

Un autre aspect de la question est le générationnel. Pour simplifier, la génération polytechnicienne arrivée en 1945 pour reconstruire la France croit à l’aristocratie des talents, mesurée par le succès dans l’action. Celle qui est influencée par 1968, dit l’auteur, ou plutôt par des courants tout-à-fait indépendants, à mon avis, liés au structuralisme et à la déconstruction, que l’on accuse parfois d’être à l’origine du néolibéralisme, faisant ainsi l’économie de … l’économie, jouera un rôle non négligeable dans le projet Auguste Comte, car l’arrivée de Mitterrand, cinq ans plus tard, fera qu’il est difficile de le qualifier autrement que de projet

Mais puisque nous parlons de projet, il est nécessaire de dire deux mots de ce concept en matière éducative. Bien des enseignants, à qui on confie, par textes réglementaires, le soin d’engager leurs élèves dans la voie d’un projet, de la classe de troisième aux derniers grades universitaires, n’ont pas idée du torrent idéologique (ou philosophique, ou théorique, selon son opinion) qui se déverse ainsi sur eux. L’intérêt de l’ouvrage est, sinon d’en faire l’historique, du moins de nous en fournir des éléments très précis, ceux que l’Institut nous donne à considérer. En effet, le projet est l’une des pierres angulaires de la formation dispensée. L’autre est le diptyque «comportement-communication». Les spécialistes de l’enseignement et de la pédagogie seront enchantés par les renseignements qu’ils pourront découvrir au long de l’ouvrage.

Selon moi, un ouvrage tel que celui-ci est plus instructif que bien d’autres, systèmes du monde, conseils au président, géopolitiques souterraines, car il est difficile de contester qu’il soit entré en action, quand bien même il en aurait été évacué plutôt rapidement. Il est toujours plus intéressant de considérer un instant de l’Histoire réelle que mille millions d’années d’une Histoire qui n’a jamais eu lieu. On remarquera que «mille millions» est plus impressionnant que «un milliard» : «comportement-communication»!

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