Comme son titre l’indique, le livre traite de l’attitude du Kremlin, depuis les années Eltsine et principalement lors des années Poutine, en matière de politique guerrière. Ces guerres, selon les cas, peuvent être considérées soit comme des guerres de maintien de l’ordre (la première guerre de Tchétchénie), soit comme des guerres d’assujettissement (la deuxième guerre de Tchéchénie), soit comme des guerres de pression sur un voisin immédiat et d’extension de la sphère d’influence territoriale et politique (la guerre de Géorgie, l’annexion de la Crimée, l’entrée dans le Donbass), soit comme des guerres de répression en dehors des frontières nationales (la guerre en Syrie, sans parler des interventions en Afrique, moins massives, ni de la guerre en Afghanistan, plus ancienne), soit comme des guerres de destruction et d’asservissement inaugurées par l’invasion de l’Ukraine en février 2022.
Bien entendu, l’agression à grande échelle de l’Ukraine, sans malheureusement qu’on puisse y voir un point d’orgue de la politique du Kremlin, justifie à elle seule un livre sur ce sujet.
Le parti pris par l’auteur est de constater que la guerre, pour le Kremlin, n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens : elle résume et concentre sa politique tout entière. Cette thèse peut sembler partielle, mais il faut constater qu’en l’admettant, l’ouvrage offre un tableau assez convaincant des événements de ces trente dernières années.
Il est par exemple important d’observer la différence entre la première et la deuxième guerre de Tchéchénie. Lorsqu’Eltsine constate son impuissance à résoudre les problèmes par la seule force armée, il l’admet. Poutine, lui, n’aura jamais une telle attitude et commettra des massacres plutôt que de reculer. Ce jusqu’au-boutisme est un trait que l’on peut attribuer à la psychologie d’un dictateur (ce que je ne ferais pas), mais qui plus certainement appartient à une stratégie délibérée : qui s’excuse s’accuse, qui recule se perd, etc. Cela peut nous être utile pour comprendre que demain il sera impossible de «négocier de la façon la moins défavorable possible» en cas de défaite de l’Ukraine. Bien entendu, on ne peut savoir si un changement de doctrine ne s’opérerait pas. Mais il faudrait alors comprendre d’où surgirait ce changement.
L’illusion dans laquelle se trouve Poutine, de pouvoir restaurer l’Empire russe, est patente. Ses concurrents directs, l’Europe, la Chine, les États-Unis, sans parler d’autres puissances qui lui sont supérieures du point de vue économique, l’Inde, l’Arabie Séoudite ou le Brésil, sans qu’ils négligent pour autant le militaire, œuvrent dans un monde commerçant où l’économie est reine. S’affranchir de ces conditions revient pour le Kremlin, alors même qu’une partie de la caste dirigeante est intégrée à ce système mondialisé, à s’enfermer dans des frontières qu’il espère étanches et les plus larges possibles. Le côté absurde de ce projet est visible : le pays de loin le plus vaste du monde cherche à accroître son territoire, alors même qu’il ne parvient pas à donner à une large partie de sa population les ressources nécessaires à une vie décente, pas plus qu’il n’envisage une quelconque amélioration de ce qu’on pourrait appeler «l’aménagement du territoire», que ce soit d’un point de vue environnemental ou humain. Quant aux frontières élargies, loin de lui donner la sécurité, elles permettront à des puissances peut-être moins ouvertement agressives, mais plus habiles, une infiltration économique, démographique et militaire.
On le constate dans une situation qui n’a pas grand-chose à voir, celle des rapports entre l’État d’Israël et le peuple palestinien : un homme qui détient le pouvoir, que ce soit par voie élective ou par voie autoritaire, peut classiquement conduire une politique contraire aux intérêts de son peuple , mais aussi de l’État qu’il dirige, simplement en vue de son maintien au pouvoir. Mais parler d’un homme seul serait une erreur. Il s’appuie nécessairement sur une fraction de la population. Concernant Poutine, il pourrait y avoir une contradiction entre le fait qu’il tienne son pouvoir du FSB et que l’armée joue le plus grand rôle dans ses aventures étrangères, situation qui n’est pas sans risque pour lui.
Marie Mendras présente l’histoire récente de l’Ukraine avec simplicité et talent. Un des moments forts de l’ouvrage est sa narration de «l’EuroMaïdan» de 2014. Le mouvement, nous dit l’auteur, est non seulement massif et populaire, mais aussi pan-ukrainien, et concerne les diverses classes sociales et toutes les générations. Il a aussi une connotation très démocratique : le 22 décembre 2013, soit un mois environ après le début du mouvement, un vote à main levée décida de la création d’un «Mouvement populaire Maïdan» et élut son comité, avec la présence de responsables politiques et de militants du mouvement. Le livre poursuit sur les objectifs de ce mouvement, «ne pas être achetés par la Russie», éliminer les dirigeants actuels du pouvoir, s’attaquer aux «oligarques», se tourner vers l’UE, etc. Un point qui me paraît essentiel : si huit ans plus tard les armées du Kremlin ont dû battre partiellement en retraite, c’est que le peuple ukrainien résistant avait fait à Maïdan cette expérience fondamentale d’un mouvement collectif et solidaire.
Marie Mendras soulignait récemment, sur LCI, le rôle joué par les comités qui se sont créés en Ukraine en 2014 dans la résistance à l’invasion poutinienne débutée en 2022. Cette vision d’un peuple debout permet de ressentir moins amèrement, quel que soit le destin de cette guerre, la violence qui lui est faite.
Professeure à Sciences Po Paris, Marie Mendras nous permet, sans entrer dans des détails excessifs, de revenir sur une Histoire récente et de mieux comprendre quelles parties se jouent dans nos combats d’aujourd’hui.
Bernard Randé