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Kanaky. Christian Tein : « Avec Bougival, l’Etat français montre qu’il n’entend pas décoloniser »

Alors qu’Emmanuel Macron et son gouvernement s’apprêtent à un nouveau passage en force en Kanaky-Nouvelle-Calédonie en imposant le pseudo-accord de Bougival, Christian Tein, président du FLNKS, nous explique pourquoi son mouvement rejette le texte. Et appelle à développer le soutien au peuple kanak dans l’Hexagone.

Le 29 octobre, le Parlement français adoptait, malgré l’opposition du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), la loi organique actant le report des élections provinciales en Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Ce scrutin, qui détermine la composition du Congrès local, avait pourtant été déjà reporté à deux reprises depuis l’an dernier. Il devra maintenant se tenir « au plus tard le 28 juin 2026 ».

Cette décision montre la volonté de l’exécutif d’appliquer à la lettre le projet d’accord signé cet été à Bougival (Yvelines) entre l’État et les différents acteurs politiques de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Un texte pourtant aujourd’hui rejeté en bloc par le FLNKS, comme nous le confirme Christian Tein. Accusé comme plusieurs autres militants indépendantistes kanak d’être un des « commanditaires » des révoltes de 2024 et emprisonné durant près d’un an en France, celui-ci est devenu un des visages de la lutte du peuple kanak. Et le président du FLNKS, le premier à occuper ce poste depuis 2001.

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Vous avez été remis en liberté le 12 juin dernier. Comment se sont passés pour vous ces derniers mois et comment allez-vous aujourd’hui ?
Christian Tein :
 Je suis toujours basé à Mulhouse [Christian Tein était incarcéré au centre pénitentiaire de Mulhouse-Lutterbach, ndlr]. Je m’organise pour reprendre pied après mon année passée à l’isolement. Je suis en pleines démarches administratives : demande d’un passeport pour pouvoir rentrer chez moi, d’une couverture médicale… Visiblement, il y a un manque de volonté du côté des administrations pour faire avancer les choses de ce côté-là !

Vous, comme les six autres militant·e·s de la CCAT [1] déporté·e·s dans l’Hexagone en juin 2024, êtes toujours mis·e·s en examen. Les dernières décisions de justice vous ont cependant été plutôt favorables, notamment la levée de l’interdiction de rentrer chez vous en Kanaky-Nouvelle-Calédonie et de rencontrer les autres prévenu·e·s…
Ce n’est pas rien les charges qui nous ont été mises sur le dos ! Nous avons été accusé·e·s de faits graves, passibles de lourdes peines. Le dépaysement du dossier que nous avons fini par obtenir le 28 janvier nous a offert une meilleure prise en compte judiciaire, les juges d’instruction examinent désormais sérieusement notre situation. Nous sommes passé·e·s du statut d’inculpé·e·s à celui de témoins assistés pour certaines accusations, comme les tentatives de meurtre sur personne dépositaire de l’autorité publique, nous espérons que les autres tomberont aussi. Et on n’oublie pas nos autres camarades de la CCAT qui font face à des charges similaires à Nouméa.

Par ailleurs, on aimerait que la Justice s’intéresse à d’autres acteurs oubliés des événements de l’an dernier. À commencer par l’État, dont la responsabilité est occultée dans toute cette affaire ! Tout comme celle des anti-indépendantistes, qui nous ont accusé·e·s de tous les maux de la terre alors qu’eux-mêmes ont appelé au « bordel » l’an dernier. On attend toujours aussi que la Justice se penche sur les milices blanches et sur les responsables de l’assassinat de tous ces jeunes.

On n’oublie pas non plus ces quelque 80 jeunes Kanak transférés de force dans l’Hexagone. On se pose la question : sur la base de quoi on les a amenés dans des prisons ici sans même avertir leurs familles ? Lorsqu’ils sortent de prison, ces jeunes se retrouvent ici livrés à eux-mêmes.

Quels sont vos projets à court terme ?
Comme tous les autres prisonniers, je souhaite rentrer chez moi après cette année et demi de déportation. On a tous envie de retrouver le pays ! Mais ce temps passé ici est aussi mis à profit. Il nous permet d’aller à la rencontre des Français, car les représentants de l’État agissent en leur nom en Kanaky et c’est important que l’on puisse leur expliquer directement notre situation et la situation coloniale de notre pays.

Le 12 juillet, après dix jours de discussions à Bougival, l’exécutif et les médias annonçaient qu’un accord qualifié d’« historique » par Emmanuel Macron avait été trouvé concernant l’avenir institutionnel de la Kanaky-Nouvelle-Caldonie. Mais un mois après, le FLNKS annonçait son opposition au texte. Que s’est-il passé ?
Monsieur Valls, celui-là même qui avait été missionné pour porter le dossier calédonien dans l’ancien gouvernement, l’a reconnu [lors de son audition par la délégation aux Outre-mer de l’Assemblée nationale le 21 octobre, ndlr] : ce n’était qu’un projet d’accord qui a été signé à Bougival. Mais l’État cherche à appliquer cet « accord » coûte que coûte, à marche forcée, sans les indépendantistes, sans le peuple kanak. Il n’y a aucune perspective au bout de Bougival, et c’est ça le plus inquiétant. Tu ne peux pas construire un accord si le peuple originel de Kanaky le rejette.

L’État français montre une fois encore qu’il n’entend pas décoloniser et ne sait pas tirer les leçons de ses erreurs passées. Il n’a pas de parole ! Au fil des différents gouvernements, des fondations avaient été établies pour permettre une sortie constructive de la période coloniale. Une démarche a été engagée afin de garantir le respect mutuel et promouvoir la cohésion au sein de la population dès 1983, quand le peuple Kanak a consenti à partager son droit à l’autodétermination avec les communautés durablement installées dans le pays. Tout ce travail, monsieur Macron malheureusement l’a gaspillé. Il n’a d’oreilles que pour entendre la voix des anti-indépendantistes.

Qu’est-ce qui a motivé le FLNKS à rejeter ce projet d’accord ?
Le projet d’accord de Bougival, c’est comme un arbre dont on gratte l’écorce pour s’apercevoir qu’il ne reste rien de solide à l’intérieur… En d’autres termes, ce texte n’est qu’une façade, de la poudre de Perlimpimpin comme disent certains. Bien qu’il affiche des termes comme « État calédonien » ou « nationalité calédonienne », il ne fait en réalité que réinstaller une politique néocoloniale. Derrière ces nouveautés institutionnelles, il propose d’ouvrir davantage le corps électoral ou encore d’accroître le nombre d’élus de la province Sud, ce qui revient, de fait, à donner tous les moyens politiques à ce bastion des anti-indépendantistes. Quant aux éléments censés permettre l’accession à la pleine souveraineté du pays, ils s’apparentent en réalité à des obstacles majeurs, des verrous quasiment impossibles à franchir. Loin d’ouvrir une réelle perspective d’autodétermination pour la Kanaky, ce projet nous ramène en arrière.

Vous évoquez l’ouverture du corps électoral pour les élections locales. C’est précisément la mesure qui a mis le feu aux poudres en Kanaky-Nouvelle-Calédonie le 13 mai 2024…
Le gel du corps électoral a toujours été une bataille essentielle pour les indépendantistes, dès les années 1980. Il pose cette question : avec qui fait-on peuple ? Cependant, à plusieurs reprises, la droite locale, avec l’aide de l’État, a élargi davantage ce corps électoral. Or, une ouverture continue représenterait le risque d’une dilution du peuple kanak. C’est pourquoi nous nous sommes toujours battus pour maintenir un contrôle sur ce processus. Celui-ci ne se limite pas au volet électoral : le corps électoral définit la citoyenneté en Kanaky. Être citoyen confère une priorité d’accès au logement, à l’emploi, à la formation… De nombreux jeunes partent étudier à l’étranger mais beaucoup, lorsqu’ils reviennent diplômés, éprouvent des difficultés à accéder à des postes à responsabilité. Il est essentiel de préserver le droit à l’emploi pour assurer la cohésion nationale. Le corps électoral restreint constitue donc un enjeu fondamental qui requiert une gestion rigoureuse et stable. La paix sociale dépend du respect de ce dispositif et de ses implications.

Pourtant, vous l’avez souligné, l’exécutif semble aujourd’hui déterminé à passer en force une fois de plus en appliquant le projet d’accord de Bougival…
Ils sont en train de pousser pour avancer au plus vite et imposer une fois de plus leurs règles depuis Paris. Le résultat des deux référendums [le FLNKS ne reconnaît pas la troisième consultation qui s’est tenue le 12 décembre 2021, pour laquelle il avait appelé à ne pas se rendre aux urnes, ndlr] et des dernières législatives ont démontré une montée en puissance du vote indépendantiste. L’État entend aujourd’hui faire barrage au nationalisme kanak par tous les moyens – y compris militaires, on l’a vu après le 13 mai 2024.

En Kanaky, l’indépendance semblait à portée de main, il suffisait de lever le couvercle. En empêchant cette évolution, l’État français ne se limite pas au seul enjeu local, il envoie également un signal fort à toutes les populations qui aspirent à leur émancipation. Le message est clair : si la France parvient à contrer efficacement la revendication indépendantiste en Kanaky, alors même qu’elle était proche d’aboutir, elle se déclare en mesure de le faire partout ailleurs sur son territoire.

Chez nous, on dit : « Ils ont la montre, mais nous avons le temps ». Cela reflète la patience et la détermination du peuple kanak dans sa lutte, quels que soient les détours institutionnels que l’État utilise ou les forces militaires qu’il envoie. La dignité de notre peuple, notre refus de toute domination, c’est ça l’enjeu de notre engagement. Bougival, c’est purement et simplement un retour à la case départ, une recolonisation sous une autre forme et ça, les Kanak ne l’accepteront jamais ! Si l’État s’entête, ça n’augure rien de bon. Il est urgent que Paris prenne la mesure de ce qui se passe et arrête d’imposer sa politique en Kanaky.

Lors des discussions qui ont précédé Bougival, Manuel Valls avait ressorti une proposition qui fait débat depuis longtemps dans le camp indépendantiste kanak, celle d’une indépendance-association avec la France. Une piste intéressante selon vous ?
J’étais en prison à ce stade des discussions, mais ça pouvait être une étape, une base sur laquelle travailler pour aller vers notre objectif, la souveraineté pleine et entière. Le problème, c’est que les anti indépendantistes ont encore une fois rejeté cette option et Manuel Valls en a fait les frais. Emmanuel Macron a alors repris la main. À Bougival, ce sont ses proches collaborateurs qui ont mené la discussion – Valls était là, mais ne nous leurrons pas, celui qui avait le volant, c’était le président. Avec une idée en tête : tout reverrouiller pour que la Nouvelle-Calédonie reste dans la France.

Vous êtes désormais président d’un FLNKS qui a beaucoup bougé depuis les révoltes de 2024. Deux de ses composantes historiques, le Parti de libération kanak (Palika) et l’Union progressiste en Mélanésie (UPM), en sont sorties pour marquer notamment leurs désaccords avec la stratégie portée par la CCAT. Mais plusieurs autres organisations l’ont rejoint, comme le Parti travailliste ou le Mouvement des Océaniens indépendantistes. Le Front sort-il renforcé de ces bouleversements ?
Le FLNKS tel qu’il est aujourd’hui est dans les bonnes dispositions pour porter le travail politique. Lorsque le FLNKS a été créé le 24 septembre 1984, c’était pour fédérer toutes les forces vives du pays, pas pour rester en vase clos avec quatre composantes comme on l’a fait pendant plus de vingt ans ! Cette unité des indépendantistes, cela a toujours été un leitmotiv chez moi. J’ai envoyé récemment deux courriers aux camarades du Palika et de l’UPM. S’ils veulent revenir au FLNKS, la porte n’est pas fermée. Ma responsabilité, c’est de continuer à rassembler le peuple kanak et les Calédoniens en général autour d’un projet de pleine souveraineté.

Que répondez-vous à ceux qui prétendent que le FLNKS s’est radicalisé ?
Ces accusations de radicalisation du FLNKS proviennent précisément de ceux qui tiennent aujourd’hui les discours les plus extrêmes ! Les anti-indépendantistes n’hésitent pas à tenir depuis des années des discours dignes de l’apartheid. Leur politique, notamment au sein de la province Sud, illustre cette dérive : ils vont jusqu’à envisager de se couper du reste du pays et de priver les Kanak et les Océaniens en général de toute aide sociale. Cette posture est bien plus préoccupante que celle du FLNKS, dont la vocation a toujours été de rassembler le pays.

Jamais nous n’avons appelé à la violence ou à mettre le pays à feu et à sang ! Nous avons toujours fait preuve de responsabilité. Il faut souligner que les indépendantistes gèrent actuellement deux des trois provinces de Kanaky et la grande majorité des communes. Nous n’avons donc aucune raison de tirer la société vers le bas. L’État et la droite continuent d’agiter l’argument d’une supposée radicalisation pour tenter de minimiser l’impact et la légitimité de notre mouvement.

Le FLNKS reste par ailleurs le représentant du peuple kanak en lutte au niveau des instances internationales, ONU en tête…
Oui, la Nouvelle-Calédonie est inscrite depuis 1986 sur la liste des territoires à décoloniser par les Nations unies. Aujourd’hui, on a relancé notre travail à l’international. On a envoyé dernièrement des représentants au Forum des îles du Pacifique [qui s’est tenu aux îles Salomon du 8 au 12 septembre, ndlr], d’autres sont partis à New-York pour pétitionner devant l’ONU [début octobre, lors de la session annuelle de la Quatrième commission en charge des questions politiques et de la décolonisation]. En France aussi, on a rencontré les différents groupes parlementaires et on poursuit notre travail de sensibilisation de l’opinion publique à notre combat.

Qu’attendez-vous justement des Français·e·s ?
On a besoin de votre soutien, c’est ce que l’on cherche à travers les tournées, les meetings, les interviews… Je suis conscient des difficultés que vous traversez vous aussi, mais on ne peut pas laisser faire en Kanaky un gouvernement qui continue à foncer dans le mur et à compromettre plusieurs décennies de stabilité et de dialogue. C’est bien d’aller à New-York pour dire qu’il faut reconnaître le peuple palestinien et lui donner un pays, mais je pense que monsieur Macron devrait en faire de même avec la Kanaky qui attend depuis 172 ans d’être libérée. Au peuple français d’envoyer avec nous ce message au gouvernement actuel : il faut fermer définitivement la parenthèse coloniale de Kanaky !

Propos recueillis par Benoît Godin

[1] La Cellule de coordination des actions de terrain, structure transpartisane, a mené à partir de novembre 2023 la fronde contre le projet du gouvernement français de mettre fin au gel du corps électoral local. Christian Tein en était un des animateurs les plus en vue.

https://survie.org/decolonisons/prepublications/article/christian-tein-avec-bougival-l-etat-francais-montre-qu-il-n-entend-pas