Idées et Sociétés, International

La lutte pour la liberté en Iran et le racisme des antiracistes : leçons de Bourdieu, Saïd et l’orientalisme inversé

« Il existe une forme de violence qui ne porte pas d’uniforme, n’élève pas la voix et n’a pas besoin de faire couler le sang pour être efficace. Elle s’exprime dans des livres à grand tirage, siège dans des commissions universitaires, twitte en signe de solidarité et signe des pétitions. Elle insiste sur la compréhension culturelle. Elle met en garde contre l’arrogance occidentale. Elle vous dit que critiquer un régime pourrait faire le jeu de l’impérialisme. Elle vous sourit, vous appelle camarade et vous dit d’être prudent. C’est ce que Pierre Bourdieu a un jour appelé, dans un autre contexte, « le racisme de l’intelligence ». »

Ce racisme ne s’affiche pas ouvertement. Il n’utilise pas d’insultes ni ne brûle de drapeaux. Il fonctionne par l’exclusion déguisée en sollicitude, le silence déguisé en respect.

Il détermine qui a le droit de parler et quel type de souffrance est considéré comme politique. Il reproduit les hiérarchies mêmes qu’il prétend combattre. Et aujourd’hui, il trouve un étrange allié dans ce que l’on pourrait appeler l’orientalisme inversé, c’est-à-dire la défense réflexe de l’autoritarisme non occidental, comme si toute critique n’était qu’un autre scénario colonial.

Edward Said nous a donné le vocabulaire nécessaire pour comprendre comment les puissances impériales représentaient l’Orient : comme exotique, irrationnel, arriéré et passif.

Mais que se passe-t-il lorsque ces mêmes représentations sont inversées, non pas pour libérer, mais pour excuser ? Lorsque des régimes brutaux se drapent dans l’« authenticité culturelle » et que leurs défenseurs occidentaux recyclent cette affirmation – parfois cyniquement, parfois sincèrement – comme si la répression était une coutume locale mal comprise ?

Ce n’est pas un problème nouveau. Mais la convergence des travaux de Bourdieu et de Said nous aide à le nommer plus précisément. D’un côté, nous avons la violence symbolique du contrôle intellectuel, où certaines voix – généralement celles de l’élite, souvent occidentale – décident quelle souffrance est légitime et quelle résistance est « trop occidentale », « trop libérale » ou « pas assez authentique ». De l’autre, nous avons les vestiges de l’orientalisme qui perdurent à l’envers : une réticence à affronter la tyrannie lorsqu’elle revêt des habits traditionnels ou parle le langage de l’anti-impérialisme.

L’au-delà de l’orientalisme
L’ouvrage classique d’Edward Said, L’orientalisme, publié en 1978, n’était pas seulement un livre sur l’histoire coloniale, c’était un diagnostic de la manière dont le pouvoir façonne le savoir. Il a montré comment l’Occident a inventé « l’Orient » en tant que catégorie, non pas pour le comprendre, mais pour le dominer. Les représentations de l’Orient comme sensuel, despotique, enfantin ou dangereux n’ont jamais été innocentes : elles justifiaient la conquête, l’exploitation et l’occupation militaire. Said a révélé que la production de ce savoir était politique et enracinée dans l’empire.

Mais que se passe-t-il lorsque cette critique devient un dogme intouchable ? Lorsque toute tentative de décrire la répression politique au Moyen-Orient, en Afrique du Nord ou en Asie du Sud est immédiatement accusée de reproduire les tropes orientalistes ? Lorsque toute critique est rejetée comme islamophobe, arrogante sur le plan culturel ou occidentale ?

Aujourd’hui, nous voyons un étudiant se faire emprisonner à Téhéran ou au Caire, et quelqu’un de gauche hausse les épaules en disant : « Mais les prisons occidentales ne sont-elles pas pires ? » Une femme dénonce la violence étatique dans son propre pays, et un comité d’universitaires européens hoche gravement la tête en disant : « Mais nous devons éviter de nous laisser entraîner dans les discours impérialistes. » Le régime en question prétend défendre la dignité nationale, l’identité islamique ou la souveraineté postcoloniale. Et beaucoup l’écoutent.

Said mettait en garde contre cela. Il affirmait clairement que l’orientalisme n’est pas un bouclier contre toute critique. Il n’a jamais excusé le despotisme. Sa colère ne visait pas seulement les colonisateurs, mais aussi ceux qui utilisaient la rhétorique anticolonialiste pour protéger leur propre pouvoir. Il estimait que la tâche des intellectuels était de parler vrai face au pouvoir, quel qu’il soit.

Pourtant, aujourd’hui, son travail est parfois utilisé à l’inverse : pour faire taire les voix qui s’élèvent contre leurs propres régimes. On laisse entendre que ceux qui s’élèvent contre l’oppression au sein de ce qu’on appelle le Sud global sont en quelque sorte infectés par l’idéologie occidentale. C’est une trahison de l’œuvre de Said et un nivellement de la lutte politique.

Iran : quand la survie est interprétée à tort comme un consentement
Les statistiques sont claires. Non seulement la population iranienne se détourne de la version de la religion prônée par le régime islamique, mais elle rejette aussi en bloc son autorité morale, culturelle et politique. Les mosquées se vident, le hijab perd de son emprise symbolique et une nouvelle génération émerge qui ne se contente plus de subir. Elle veut vivre et s’exprimer sans traduire sa douleur dans un vocabulaire acceptable pour les intellectuels occidentaux ou de la diaspora.

C’est de l’orientalisme inversé : le régime est présenté comme authentique et ceux qui s’y opposent sont considérés comme des marionnettes de l’Occident, voire pire, comme des traîtres à leur propre culture.

Et pourtant, bon nombre de ces mêmes intellectuels, en particulier ceux de la gauche occidentale, continuent d’affirmer que toute critique incisive du régime islamique risque de faire le jeu des impérialistes. Ils brandissent Edward Said comme un bouclier, grommelant « orientalisme » chaque fois que quelqu’un élève la voix contre les arrestations, le port obligatoire du voile, la torture ou les exécutions. Ils voient la tyrannie et l’appellent culture. Ils voient la révolte et l’appellent imitation de l’Occident. Ce n’est pas de l’ignorance, c’est le racisme de l’intelligentsia, qui opère avec une distorsion : une démonstration de solidarité qui masque un profond refus d’écouter.

C’est là que Bourdieu et Said se rejoignent. Bourdieu nous a montré comment les élites définissent ce qui constitue un savoir légitime. Said a révélé comment l’empire produit de faux savoirs afin de régner. Mais ce qu’aucun des deux n’aurait pu prévoir, c’est cette troisième forme : celle où le savoir dissimulé sous un jargon anti-impérialiste devient un outil pour délégitimer la résistance. C’est l’orientalisme inversé : le régime est présenté comme authentique, et ceux qui s’y opposent sont dépeints comme des marionnettes de l’Occident, ou pire, comme des traîtres à leur propre culture.

C’est précisément cette logique qui réduit au silence les Iraniennes qui se promènent sans voile dans les rues. C’est ce qui rend leur défiance invisible pour certains « anti-impérialistes » occidentaux qui continuent d’imaginer le régime comme un rempart contre le sionisme ou la domination américaine. Mais pour beaucoup en Iran, ces débats sont bien lointains. Ce qui leur importe, c’est qu’ils ne peuvent pas respirer librement, ne peuvent pas s’exprimer sans crainte, ne peuvent pas choisir leur avenir sans être punis. Leur lutte ne porte pas sur l’opposition entre l’Orient et l’Occident. Elle porte sur la corde qui se resserre autour de leur cou.

Oui, il existe une opposition pro-occidentale au régime islamique, composée de groupes tels que les Moudjahidine du peuple ou des mouvements royalistes qui recherchent ouvertement le soutien des États-Unis ou d’Israël. Leurs programmes sont souvent autoritaires, leur perspective s’appuyant soit sur une discipline quasi sectaire, soit sur un retour à la monarchie. Mais les assimiler à l’opposition iranienne dans son ensemble serait malhonnête. Ils ne sont pas les seuls à lutter pour les droits démocratiques en Iran : il y a aussi les femmes qui se dévoilent dans les rues, les travailleurs qui font grève en silence, les étudiants emprisonnés pour avoir exprimé leur opinion. La plupart de ces personnes ne veulent ni empire ni théocratie.

Bourdieu reconnaitrait dans ce silence une forme de violence symbolique. Le refus de reconnaître la légitimité de la résistance iranienne n’est pas neutre : il s’agit d’une forme d’exclusion culturelle et de classe. C’est l’imposition d’un cadre interprétatif qui efface l’expérience vécue par des millions de personnes au profit d’un récit abstrait élaboré loin des rues de Téhéran.

Said aurait lui aussi été indigné de voir son œuvre utilisée pour protéger des gens qui imposent leur oppression à toute critique. Il a écrit pour défendre les opprimé.e.s et non les régimes qui prétendent parler en leur nom. Il comprenait que la décolonisation signifie non seulement le rejet de la domination occidentale mais aussi le refus d’être gouverné par des élites locales qui exploitent la rhétorique anti-impérialiste pour consolider leur propre pouvoir.

Quand le monde refuse d’écouter : notes sur l’orientalisme inversé
Cela fait des années que je lis ce qui s’écrit dans le monde sur l’Iran. Pas la propagande du régime, qui reste sans surprise, mais la manière dont les médias occidentaux, tant de droite que de gauche, réagissent aux voix qui s’élèvent contre lui. C’est l’un des aspects les plus douloureux de l’exil : voir son peuple résister, le regarder avancer voile défait jusqu’aux mâchoires de l’État, entendre ses chants résonner dans les rues, puis ouvrir le journal ou lire un titre et réaliser que personne n’écoute vraiment.

Au lieu d’une écoute, on trouve quelque chose de plus insaisissable que l’ignorance. J’ai vu des journalistes bien intentionnés et des voix universitaires de gauche, des gens qui prétendent être des alliés, aborder l’Iran avec une sorte de prudence qui frôle le mépris. Ils parlent de « différences culturelles », de « ne pas imposer les valeurs occidentales », d’« éviter l’orientalisme ». Ils disent que c’est compliqué. Ils disent que ce n’est pas à nous de juger. Mais au final, leur hésitation se transforme en une sorte de permission, la permission pour le régime de continuer à perpétrer ses exactions en silence.

Je ne pouvais m’empêcher de penser que ces penseurs, qui se vantaient de s’opposer à toutes les formes d’oppression, avaient discrètement décidé que certaines dictatures étaient plus excusables que d’autres, à condition qu’elles disent ce qui convient sur les États-Unis et Israël.

Je me souviens avoir lu un article qui louait le hijab comme symbole d’émancipation, d’identité et de résistance aux normes de beauté occidentales. Il avait été publié dans un média progressiste, rédigé dans un langage inclusif et respectueux des cultures. Et j’ai pensé aux femmes que je connaissais qui avaient été condamnées à une amende, détenues ou battues pour avoir retiré ce même hijab. J’ai pensé à celles qui le portent encore parce qu’elles n’ont pas le choix, non pas parce qu’il leur permet de se sentir plus fortes, mais parce que la loi les y oblige. Il est étrange de voir à quelle vitesse la coercition devient culture lorsqu’on la regarde à distance, en toute sécurité.

Il y a eu aussi d’autres épisodes. Lorsque des manifestations ont éclaté en Iran – de véritables manifestations massives menées par des femmes, des travailleurs et des étudiants –, j’ai consulté les sites web de gauche que j’admirais autrefois. Certains n’avaient rien à dire. D’autres étaient pires encore : ils laissaient entendre que ces soulèvements étaient l’œuvre de la CIA ou que l’attention des médias occidentaux était en soi suspecte. Comme si le peuple n’avait aucune capacité d’action. Comme si ses revendications de liberté, de dignité et d’autonomie n’étaient que l’écho de l’empire. Je ne pouvais m’empêcher de penser que ces penseurs, qui se vantaient de s’opposer à toutes les formes d’oppression, avaient discrètement décidé que certaines dictatures étaient plus excusables que d’autres, à condition qu’elles disent ce qui convenait sur les États-Unis et Israël.

À droite, la malhonnêteté prend une forme différente. Les médias conservateurs aiment pointer du doigt la brutalité du régime iranien – ses exécutions, sa police des mœurs, son apartheid entre les sexes – non pas pour soutenir ceux et celles qui le combattent, mais pour affirmer leur propre supériorité. Ils pointent du doigt l’Orient, parlent de sauvagerie et d’arriération, puis reviennent à des politiques qui maintiennent les migrant.e.s dans des cages ou interdisent complètement le hijab. Je les ai entendus dire : « C’est comme ça là-bas », avec un haussement d’épaules qui fait de la résistance quelque chose de naturel, et de la souffrance quelque chose de presque mérité.

Dans les deux cas, ce que j’ai fini par voir, c’est le même refus. Le refus d’entendre les Iranien.ne.s utiliser leur propre langage pour exprimer leur rébellion. Le refus de les voir non pas comme des symboles, des victimes, des marionnettes ou des méchants, mais comme des sujets politiques avec leurs propres revendications, leurs propres luttes et leur propre voix.

Ce refus a un nom. Bourdieu l’appelait le racisme de l’intelligence, c’est-à-dire la manière dont les personnes éduquées excluent et réduisent au silence sous couvert de raffinement ou de complexité. Said l’appelait l’orientalisme, qui consiste à définir l’Orient d’une manière qui sert les intérêts de l’Occident. Et aujourd’hui, sous ce nouveau masque, il devient tout autre chose : une sorte d’anti-orientalisme qui continue de nier le peuple, qui continue de parler à sa place, mais qui prétend désormais le faire pour le défendre.

Ce n’est pas seulement qu’ils nous comprennent mal. C’est qu’ils refusent de croire que nous pourrions être les auteurs de notre propre histoire. Que nous pourrions nous soulever non pas parce que nous avons été manipulés, mais parce que nous étions étouffés. Que nous pourrions vouloir à la fois renverser nos dictateurs et rejeter la domination étrangère. Que le désir de liberté n’appartient pas à l’Occident. Il appartient à chacun d’entre nous.

Qui peut parler en notre nom ?
C’est ce qui me poursuit, même dans les moments les plus tranquilles : le sentiment d’être le sujet de conversations, mais jamais un interlocuteur à part entière. De voir les intellectuels occidentaux transformer nos luttes en symboles, nos morts en notes de bas de page. J’ai vu des jeunes femmes à Téhéran marcher sans voile sous le regard des caméras et des soldats, tout en sachant parfaitement ce qu’elles risquaient. J’ai vu des familles en deuil cacher les photos de leurs enfants assassinés, car pleurer publiquement les exposerait à la surveillance. Ce ne sont pas des métaphores. Ce sont des vies.

Mais lorsque ces histoires traversent les frontières, elles sont souvent filtrées à travers un prisme qui les rend suspectes. Elles sont trop laïques, trop émotionnelles, trop modernes, trop occidentalisées. Ou pire encore, elles ne cadrent avec aucun programme politique. Le régime et ses défenseurs ont le droit de s’exprimer au nom de l’« authenticité ». Nous, qui lui résistons, n’avons pas ce droit.

En exil, j’ai rencontré des personnes venues de Syrie, d’Afghanistan, d’Égypte, d’Irak, des personnes qui connaissent bien ce sentiment. Des personnes dont les révolutions ont été ignorées, dont la douleur a été réinterprétée comme de la propagande occidentale. Des personnes à qui on a demandé de justifier leur résistance, de prouver que leur désir de dignité n’était pas importé de l’étranger.

L’ironie est insupportable : nous avons fui la censure pour la retrouver déguisée en solidarité. Nous avons fui la conformité idéologique, pour en rencontrer une nouvelle, enveloppée de slogans, dégoulinante de bonnes intentions, mais sourde à nos réalités.

C’est là la violence contre laquelle Bourdieu nous mettait en garde : non pas celle qui frappe le corps, mais celle qui efface la voix. Et c’est la trahison que craignait Said, où l’anti-impérialisme est utilisé pour défendre de nouveaux empires sous d’autres apparences. Un État religieux, une junte militaire, un homme fort populiste – tout sauf un peuple qui se soulève selon ses propres conditions.

Il y a une phrase qui me revient sans cesse à l’esprit, une phrase que j’ai entendue un jour de la bouche d’un étudiant syrien pendant les soulèvements dans son pays : « Ils veulent que nous ne résistions qu’aux ennemis qu’ils approuvent. »

Cette phrase m’habite. Elle résume tout. Car ce que nous exigeons, ce n’est pas seulement de nous libérer du régime islamique. C’est de nous libérer des cadres qui délimitent ce que notre liberté est en droit de signifier.

Siavash Shahabi
Siavash Shahabi, écrivain et journaliste indépendant, est un réfugié politique qui vit à Athènes, en Grèce. Il écrit régulièrement sur l’Iran, le Moyen-Orient et la situation des réfugiés en Europe. Il est également l’auteur de textes de critique de la religion.
Source – The Freethinker, Vendredi 18 avril 2025 :
https://freethinker.co.uk/2025/04/the-racism-of-anti-racists-bourdieu-said-and-inverted-orientalism/
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de Deeplpro.
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article77002