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Argentine : victoire en trompe-l’œil de l’extrême droite ? 

Cette interview est extraite des « Armes de la critique » N°2, revue théorique du groupe français Révolution Permanente. Sans porter de jugement sur la politique du PST argentin ni bien sûr sur celle de RP , l’analyse de la situation en Argentine présentée ici est éclairante sous bien des angles. ML

Myriam Bregman

En Argentine, les élections de mi-mandat du 26 octobre auraient livré un résultat sans appel : une victoire inattendue pour l’extrême droite et Javier Milei. C’est sans doute oublier un peu vite le gros coup de pression mis par la Maison blanche et les contradictions internes qui structurent le champ politique argentin. Myriam Bregman, députée du PTS et principale figure du trotskysme argentin, nous en donne les clefs.

Force relatives et faiblesses bien réelles de la droite et du gouvernement, insuffisances et erreurs à répétition du côté du péronisme, bilan catastrophique du gouvernement antérieur, c’est sur l’ensemble de ces éléments, ainsi que sur les scores de l’extrême gauche que revient Myriam Bregman, membre de la direction nationale du Parti des travailleurs socialiste (PTS) d’Argentine. Elle vient de décrocher, il y a quinze jours, un siège de députée pour la capitale, Buenos Aires, pour le compte du Front de gauche et des travailleurs – Unité (FIT-U), qui a engrangé près de 900.000 voix au niveau national.

Armes de la critique. Javier Milei vient d’obtenir une victoire importante lors des élections législatives du 26 octobre. C’est en tout cas ce que nous en a dit la presse, au lendemain de ce scrutin de mi-mandat. Le résultat de la coalition d’extrême droite, La Libertad Avanza (LLA), avec 40,72% des voix, a surpris pas mal de monde, et ce d’autant que le gouvernement avait encaissé une contre-performance électorale très importante, fin septembre, lors d’élections pour le poste de gouverneur de la province de Buenos Aires, qui avaient une valeur de test.

En même temps, l’entourage de Milei était éclaboussé par de multiples scandales, à commencer par sa sœur, qui est son numéro 2 à la présidence, et José Luis Espert, qui était censé être tête de liste pour les législatives, pour la province de Buenos Aires. Comment expliques-tu, dans ces conditions, que Milei soit arrivé en tête ?

Myriam Bregman. Il faut comprendre que l’électorat qui a soutenu Javier Milei lors des dernières élections se compose en réalité de deux secteurs. D’un côté, il y a un noyau dur, qui est son principal soutien. De l’autre, il y a un second secteur, qui s’était détourné de La Libertad Avanza (LLA) lors des élections de septembre, dans la province de Buenos Aires, mais qui est retourné aux urnes, fin octobre, et qui a voté Milei dans une perspective conservatrice.

Je m’explique : c’est le sous-produit de l’énorme pression qu’a représentée l’intervention de Trump dans la campagne électorale, en annonçant que si l’on ne votait pas pour le parti au pouvoir, alors les États-Unis se désengageraient du pays au niveau financier. L’idée qu’un vent de panique financier pouvait s’abattre sur l’Argentine, que le peso argentin, qui s’échange aujourd’hui à 1500 pesos contre un dollar, pouvait s’effondrer, et grimper à 2500 voire 3000 pesos contre un dollar en quelques jours, tout cela a joué à plein et cette fraction de l’électorat a donc voté pour la « stabilité ». Bien entendu, l’intervention de Trump a représenté un véritable chantage. Mais cela a été un élément déterminant : cette élection a été traversée par cette ingérence des États-Unis.

Mais, en dernière instance, le score obtenu par LLA correspond à celui décroché par Mauricio Macri en 2019, lorsque la droite qui avait été au pouvoir entre 2015 et 2019 a perdu la présidentielle face au ticket péroniste de l’époque, Alberto Fernández-Cristina Kirchner. Pour ce qui est de la province de Buenos Aires, LLA a fait le même score que celui qu’avait réalisé la droite lors des élections de mi-mandat de 2021, lorsque les péronistes de retour au pouvoir étaient déjà en crise. Autrement dit, et pour remettre les choses en perspective, la droite, aujourd’hui conduite par Milei, a fait les mêmes scores que lors des présidentielles de 2019 ou pour les législatives de mi-mandat de 2021.

Face à Milei, Fuerza Patria, la coalition menée par les péronistes, la principale force d’opposition, n’a strictement rien proposé, aucune solution, aucun programme alternatif face au chantage étatsunien. Les péronistes ont tout bonnement pensé qu’en ne faisant strictement rien, en se présentant uniquement « pour faire barrage à Milei », les bulletins allaient tomber du ciel. C’est plutôt l’inverse qui a eu lieu. Et ce d’autant plus qu’un certain nombre de secteurs du péronisme, notamment ceux qui sont proches des gouverneurs de province, ont été complices du gouvernement au cours des deux dernières années. Du coup, le discours consistant à dire que le péronisme était le meilleur moyen pour faire barrage à Milei manquait totalement de crédibilité.

De façon assez révélatrice, cela s’est d’ailleurs vu, au niveau des spots de campagne du péronisme. Pour la province de Buenos Aires, Fuerza Patria voulait montrer des images de mobilisations « contre Milei ». Mais sur ces images, les seuls drapeaux qu’on pouvait voir dans les manifs n’étaient pas les leurs, mais ceux du Parti des travailleurs socialistes (PTS), mon parti, et ceux du Front de gauche et des travailleurs – Unité (FIT-U), la coalition électorale à laquelle nous participons avec le Parti ouvrier (PO), le Mouvement socialistes des travailleurs (MST) et Gauche socialiste (IU). Le péronisme a perdu 250 000 voix dans la province de Buenos Aires, qui est pourtant son bastion, entre l’élection de septembre et celle d’octobre.

ADLC. Malgré ce que tu mets en avant, l’élection argentine et le score de Milei ont suscité beaucoup d’enthousiasme dans la presse ou les médias marqués à droite ou très à droite. En France, un hebdomadaire très proche du macronisme comme L’Obs a même essayé d’en tirer une « leçon pour la France » à partir de ce qui a été qualifié comme une « éclatante victoire ». Pourquoi Milei séduit-il autant à droite et à l’extrême droite, à l’international ?

MB. La première chose qu’il faudrait faire remarquer à ceux que les résultats de Milei ont pu enthousiasmer, c’est qu’il ne s’agit pas d’une victoire écrasante du gouvernement. LLA s’est présentée, pour ces élections de mi-mandat, en alliance avec la droite de Macri, mais aussi avec l’appui de gouverneurs provinciaux issus du Parti radical (UCR) dans la capitale, Buenos Aires, ou dans les provinces du Chaco, d’Entre Ríos ou de Mendoza. Et malgré cela, Milei a fait 16 points de moins par rapport aux 56% qu’il avait obtenus en 2023, lors du second tour de la présidentielle qu’il a remportée. La « victoire » de Milei semble importante car les sondages prédisaient des résultats beaucoup plus faibles pour le camp présidentiel. Mais au cours de la dernière ligne droite, comme je viens de le dire, la pression, l’extorsion exercée par le gouvernement des États-Unis a joué à plein, poussant de nombreux électeurs, qui s’étaient abstenus lors du dernier scrutin, à se mobiliser. 
L’autre élément à souligner, c’est qu’il y a eu un changement sociologique dans la composition du vote Milei. Ce dernier a perdu pas mal de soutien au sein des secteurs populaires, notamment au sein de la jeunesse la plus précarisée et appauvrie qui avait pu être séduite par son discours, lors des présidentielles de 2023. Son électorat est aujourd’hui davantage structuré autour des classes moyennes et des classes moyennes supérieures. Cela correspond d’ailleurs davantage au profil électoral de Juntos por el Cambio, la coalition de droite qui avait porté Mauricio Macri à la présidence, en 2015, et qui représentait une droite plus classique et traditionnelle. On avait déjà pu voir ces changements lors du scrutin visant à renouveler la moitié du parlement de la capitale, en mai 2025. Mais cela s’est reproduit, pour les élections de mi-mandat, à échelle nationale.

La droite fête sa « victoire » mais, en réalité, le gouvernement a perdu une partie de son électorat et n’a pu consolider sa base électorale qu’à travers ce chantage in extremis exercé par la Maison blanche, après le « sauvetage » opéré par le FMI et l’aide du Trésor étatsunien. En ce sens, il me semble que la perception des résultats électoraux de Milei est quelque peu biaisée chez certains analystes, à l’étranger. Ce qui est mis en avant, en réalité, c’est l’idée d’une droite qui serait aux manettes, d’un gouvernement austéritaire mais qui bénéficierait d’un large soutien populaire. Mais c’est largement faux. Toutes les études montrent qu’une grande partie des électeurs de Milei ne soutiennent pas les coupes dans les budgets de la santé, de l’éducation ou en soutien aux personnes handicapées. En réalité, ce qui reste de l’électorat populaire de Milei vote pour lui, mais pour d’autres raisons, sans pour autant approuver ces politiques, ni la répression exercée par le gouvernement contre les mouvements sociaux.

ADLC. En pleine campagne électorale, Donald Trump a donc apporté un soutien économique direct à Javier Milei avec une première tranche de 20 milliards de dollars « d’aide » suivie d’une seconde, du même ordre, mais qui aurait été conditionnée à la victoire du camp présidentiel le 26 octobre. En parallèle à cette ingérence, les Etats-Unis multiplient les offensives contre l’Amérique Latine ces derniers mois, en agressant militairement le Venezuela et en menaçant ouvertement la Colombie. Quelle est ta vision sur cette agressivité renouvelée des Etats-Unis en direction de l’Amérique Latine, et quelle riposte doit être apportée face à cette situation ?

MB. Sur la première partie de la question : indépendamment de ce qu’a pu dire Trump lui-même, la décision d’appuyer Milei, sur le plan économique et politique, n’a pas uniquement des ressorts idéologiques. Il y a bien l’idée de soutenir par tous les moyens possibles un président que les trumpistes considèrent comme l’un des leurs, totalement aligné sur les États-Unis en matière de politique étrangère, fidèle soutien de l’État d’Israël. Mais dans cette décision, il faut aussi prendre en compte les intérêts qu’ont en Argentine les amis de Scott Bessent, le secrétaire étatsunien au Trésor. 
Plus généralement, Washington a toujours considéré l’Amérique latine comme son « arrière-cour », tant sur le plan économique que politique et militaire. L’un des axes centraux de la campagne du FIT-U a donc été, précisément, la dénonciation de cette ingérence. Dans ma campagne, notamment, je suis revenue à longueur d’interviews sur cette ingérence économique, en dénonçant le rôle du FMI, l’intervention de Bessent et du Trésor américain, ainsi que les autres pressions d’ordre politique et militaire. Malgré les énormes désaccords que nous pouvons avoir avec le gouvernement de Maduro, au Venezuela, nous avons été les seuls à dénoncer l’agression militaire en cour dans la mer des Caraïbes.

Et pourtant, tout avait été mis en œuvre, au cours de la campagne, pour empêcher tout débat sur la situation internationale. De notre côté, nous avons utilisé notre temps d’antenne, à la radio et à la télé, pour répéter que nous ne voulions pas être la cinquante-deuxième étoile sur le drapeau étatsunien. Nous avons également diffusé un spot électoral spécifique dénonçant le génocide à Gaza, autant de thèmes passés sous silence par les autres forces politiques.

Alors, bien sûr, cette intensification de l’ingérence étatsunienne en Argentine s’inscrit dans le cadre d’une accentuation des rivalités avec la Chine pour l’influence régionale, ce que nous avons également souligné. Mais tout au long de notre campagne, nous avons accordé une place centrale à la situation internationale. La campagne a aussi permis de mettre en valeur les mobilisations de solidarité avec le peuple palestinien pour condamner le génocide perpétré par l’État d’Israël et auxquelles nous avons participé avec les autres composantes du FIT-U. Pour toutes ces raisons, nous avons fait le choix de conclure notre campagne électorale en nous mobilisant face à l’ambassade des États-Unis à Buenos Aires, pour insister sur l’aspect anti-impérialiste qui a structuré notre campagne.

ADLC. Le Parti des travailleurs socialistes (PTS) a insisté sur l’importante faiblesse de l’opposition péroniste face à la droite ultra radicalisée qui entoure Javier Milei. Vous avez notamment appelé à la construction d’un Parti des Travailleurs. Peux-tu revenir sur cette proposition ?

MB. Plus qu’une faiblesse numérique du péronisme au niveau national et dans la province de Buenos Aires, le péronisme traverse une crise profonde. Cette crise est née du désenchantement de l’électorat populaire et ouvrier vis-à-vis du péronisme et d’une crise de leadership politique au sein d’un parti qui a toujours été caractérise, dans toute son histoire, par son extrême verticalisme.

Cette crise s’exprime par une lutte de pouvoir au sein du parti péroniste avec, d’un côté, l’ancienne présidente et vice-présidente Cristina Kirchner et ses alliés, le secteur lié au courant de jeunesse La Cámpora, et le secteur dirigé par le gouverneur de Buenos Aires, Axel Kicillof, et, de l’autre, le secteur structuré autour des gouverneurs péronistes des provinces dirigées par le justicialisme et qui ont été et qui sont encore aujourd’hui les complices des politiques de Javier Milei. C’est eux qui ont permis que ses textes passent, au Congrès, et qui se disent, aujourd’hui encore, prêts à soutenir son projet de réforme du marché du travail, profondément antisociale.

Le péronisme n’a jamais tiré de véritable leçon collective de la défaite électorale enregistrée à la suite de la gestion catastrophique du pays par le tandem Alberto Fernández-Cristina Kirchner entre 2019 et 2023. Certains dirigeants péronistes sont même allés jusqu’à accuser le mouvement féministe de l’échec du gouvernement, comme si l’on avait accordé trop d’espace aux revendications portées par les mobilisations des femmes et LGBTQI au détriment des « véritables » problèmes. C’est un discours tout simplement absurde. Mais c’est surtout une façon d’éviter d’admettre que le grand échec du dernier gouvernement péroniste est à mettre sur le compte de sa soumission complète aux diktats du Fonds Monétaire International, de son acceptation de la dette illégale laissée par la gestion de Mauricio Macri et des politiques imposées par le FMI. La contre-performance électorale d’octobre n’a fait qu’aggraver cette crise qui secoue le péronisme. Certains pensaient que cette crise allait être surmontée, après les élections de septembre dans la province de Buenos Aires, mais il n’en est rien.

Dans ce contexte, notre parti, le PTS, a proposé d’ouvrir un débat sur la nécessité de construire un Parti des travailleurs et des travailleuses, pour dépasser l’expérience historique du péronisme. Nous voulons mener cette discussion auprès de toutes et tous les déçu.es du péronisme, des déçu.es de l’inaction des directions syndicales péronistes vis-à-vis des politiques austéritaires de Milei, de leur tiédeur lorsqu’il ne s’agit pas, tout bonnement, d’une collaboration. Et ce débat, nous entendons le mener, bien entendu, dans le mouvement syndical, au sein des organisations des travailleurs au chômage, dans l’ensemble des mouvements sociaux. Nous avons déjà commencé à porter ce message dans nos interventions dans les médias, dans les journaux, à la radio et à la télé. C’est un message qui est porté par l’ensemble de nos porte-paroles : défendre la perspective de la construction d’un Parti des travailleurs fondé sur un programme avec comme idées fondamentales que c’est aux capitalistes de payer pour la crise, que nous ne paierons pas la dette extérieure illégitime et illégale, et qu’il faut rompre avec le FMI.

ADLC. Au niveau du Front de gauche et des travailleurs – Unité (FITU), vous avez obtenu des résultats non négligeables, notamment dans la capitale, Buenos Aires, où tu as fait 9% des voix.

MB. Notre plus grand mérite, je crois, c’est que notre résultat électoral s’inscrit dans un contexte de très forte polarisation entre les deux principaux courants qui dominent la vie politique du pays au niveau institutionnel, La Libertad Avanza, de Milei, d’un côté et, de l’autre, le péronisme. Dans les deux cas, les deux coalitions présentaient les élections d’octobre comme un référendum, pour ou contre Milei, ou pour ou contre le péronisme, comme s’il n’y avait pas d’alternative possible.

Dans ce cadre, notre résultat est très important : nous avons décroché trois sièges au Congrès national, dont deux dans la province de Buenos Aires, où nous avons été la seule force située en dehors des deux grandes coalitions à faire élire des députés.  Dans la ville de Buenos Aires, nous sommes arrivés en troisième position. Nous avons fait près de 10% aux élections législatives, et 6% pour les sénatoriales. Nous sommes passés devant les radicaux, qui est un courant historique dans le pays. Ils n’ont fait que 6%, franchissant péniblement le seuil minimal pour obtenir un siège au Parlement. Il n’y avait donc que quatre forces représentées dans ces élections, pour la ville de Buenos Aires, et nous avons fait une très bonne élection dans ce contexte de polarisation. A Jujuy, dans le Nord-est du pays, à côté de la frontière bolivienne, notre camarade Alejandro Vilca a fait un très bon score, avec 10%. Ça n’a pas suffi pour décrocher un siège au Congrès, pour la circonscription, mais tout de même.

Tout cela est assez significatif. Les scores réalisés par les candidates et candidats du FIT-U, de la gauche lutte des classes, ne s’inscrit pas dans un contexte de vide politique ou de virage à droite dans le monde, comme on voudrait nous le faire croire. Il s’inscrit, à l’inverse, dans le cadre de l’émergence de différents phénomènes politiques à gauche et dans la lutte des classes. De notre côté, au niveau du FIT-U, nous avons mené une campagne marquée par l’indépendance de classe, par un profil « lutte-des-classes » ou « clasista », comme on dit en Argentine, par un discours anti-impérialiste et par la défense de la perspective d’un gouvernement des travailleuses et des travailleurs, en rupture avec le capitalisme, un discours que nous avons martelé tout au long de la campagne.

Propos recueillis et traduits par Julien Anchaing et Jean-Baptiste Thomas