Sébastien Lévi dans la revue K, les juifs, l’Europe, le XXI°siècle. Questions juives.
5 novembre 2025
Les idées défendues par l’auteur n’engage que lui-même précise la revue. Il ne saurait en être autrement pour nous. Ce texte aborde l’élection de New York sous l’ angle des questions posées dans la communauté juive de la ville et par extension les discussions menées sur la Palestine et Israël. Son point de vue est certes celui d’un sioniste de gauche pour qui la « rhétorique anti-sioniste est indissociable de la rhétorique antisémite », ce que nous combattons. Mais il soulève des points importants laissés dans l’ombre et des interprétations fallacieuses des faits. D’autre part, il montre que l’on peut critiquer Mamdani sans tomber dans les mensonges et les injures de Franc Tireur et de la droite française. Ce texte est donc un apport à notre réflexion collective. ML
L’élection de Zohran Mamdani à la mairie de New York, qui en fait le premier maire ouvertement antisioniste de la métropole, dépasse de loin les frontières de la politique municipale. Ce succès, porté par une jeunesse progressiste et une partie significative des Juifs américains, révèle la profondeur des fractures générationnelles et idéologiques au sein du judaïsme américain. Entre désaffection croissante envers Israël, montée de l’antisémitisme et recomposition du Parti démocrate, la victoire de Mamdani agit comme un révélateur brutal d’un monde juif américain en plein trouble identitaire.
Zohran Mamdani vient donc d’être élu Maire de New York. Inconnu il y a un an, ce socialiste doit sa victoire à un talent indiscutable, capable de mobiliser et de fédérer les énergies autour de lui, en particulier les plus jeunes. Il a axé sa campagne et son succès sur le coût de la vie, exorbitant à New York, mais aussi sur des thèmes comme les bavures policières ou le racisme. Son antisionisme assumé, souligné par ses adversaires pour l’affaiblir politiquement (sans succès) plus que mis en avant par lui, a aussi été un élément de sa campagne. La victoire d’un candidat ouvertement antisioniste dans la plus grande ville juive américaine est un symbole majeur pour les relations entre la plus grande diaspora et l’État d’Israël, et interroge sur l’avenir du sionisme libéral et démocratique en diaspora.
Si cette élection résulte de nombreux facteurs, un point intéressant à noter est le changement générationnel parmi les Juifs américains, notamment en ce qui concerne leur attachement à Israël.
L’attachement des Juifs américains à Israël : un contraste entre générations
Selon des chiffres de 2021 du Pew Research Center, 60% des Juifs américains se disent émotionnellement attachés à Israël, mais ce chiffre est de 48% chez les 18-29 ans contre 67% chez les plus de 60 ans. Selon cette même étude, Israël est un élément important de leur judéité pour 82% des Juifs américains, mais là encore le décalage est très net selon les générations : le chiffre est ainsi de 71% pour les 18-29 ans mais de 89% pour les plus de 65 ans.
40% des Juifs américains estiment qu’Israël a commis un génocide à Gaza, et ce chiffre monte à 50% pour les 18-34 ans. On peut sans peine imaginer que, pour les jeunes Juifs américains non orthodoxes, ce chiffre avoisine 60%. Une large partie est donc très critique de la guerre en général, blâmant assez largement l’ampleur de la réaction israélienne. En d’autres termes, si la majorité des Juifs américains demeure sioniste et attachée à Israël, cet attachement est moins marqué chez les plus jeunes, et beaucoup de ces Juifs ont été ébranlés par la poursuite de la guerre à Gaza par Israël.
Le gouvernement israélien est partiellement à blâmer pour expliquer cette désaffection, bien avant la guerre de Gaza. Depuis des années, sous l’influence des ultra-orthodoxes israéliens, beaucoup de Juifs américains sont ouvertement méprisés, avec une judéité qui leur est même parfois déniée. Un exemple parmi d’autres est l’accès au mur des Lamentations rendu impossible aux Femmes du mur (« Women of the Wall »), un groupe de femmes juives souhaitant prier et porter le Talith. Il est d’ailleurs révélateur que les femmes rabbins favorables à Mamdani aient été mises en avant de manière répétée dans la campagne électorale de ce dernier, pour avoir été régulièrement méprisées par l’establishment rabbinique en Israël.
L’évolution d’Israël sur le plan politique et diplomatique, avec notamment le développement accéléré des implantations en Cisjordanie, l’a éloigné des Juifs américains favorables aux droits des Palestiniens et à une solution politique pour régler le conflit. Cet éloignement s’est aggravé avec la réforme judiciaire de 2023 qui voulait transformer profondément la nature démocratique d’Israël. Or le respect de la démocratie et de l’État de droit est un élément fondamental pour les Juifs américains et pour les Démocrates en général, et la dérive illibérale d’Israël a contribué à les en éloigner.
Certains jeunes Juifs américains, déjà en proie à un certain détachement envers Israël et rebutés par l’évolution illibérale du pays et sa gestion du conflit avec les Palestiniens, ont participé à ces manifestations sur les campus.
Enfin, les appels du pied de plus en plus marqués du ministre de la Diaspora et en charge de la lutte contre l’antisémitisme à l’extrême droite européenne, y compris la plus radicale comme l’AfD allemande ou l’anglais Tommy Robinson, ont profondément rebuté la partie la plus libérale des Juifs du monde entier, en particulier aux États-Unis.
La guerre de Gaza est évidemment le facteur incontournable qui a accéléré l’évolution du rapport à Israël, chez les Juifs américains et pour la population américaine plus largement.
Le tournant de la guerre de Gaza
Beaucoup de manifestations propalestiniennes ont eu lieu aux États-Unis depuis deux ans, en particulier sur les campus. Si certaines relevaient d’un antisionisme radical et même de l’antisémitisme pur et simple, d’autres s’expliquaient par le soutien diplomatique, politique et militaire apporté à Israël par les États-Unis, sous Biden puis sous Trump.
À bien des égards, la guerre menée par Israël contre le Hamas en réaction au 7 octobre a aussi été une guerre américaine, ce qui explique, pour une part au moins, qu’elle intéresse beaucoup plus les Américains que le Soudan ou les Ouïghours. L’ antisémitisme et l’obsession d’incriminer les Juifs au travers d’Israël ont joué un rôle non négligeable, mais réduire l’émotion des Américains, notamment les plus jeunes, à ce facteur explicatif est réducteur. Le slogan « No Jews, no news » est donc exact, mais partiel…
Certains jeunes Juifs américains, déjà en proie à un certain détachement envers Israël et rebutés par l’évolution illibérale du pays et sa gestion du conflit avec les Palestiniens, ont participé à ces manifestations sur les campus. L’explication psychologique de la haine de soi a été souvent employée, mais elle est là aussi partielle et ne tient pas compte du rapport complexe de ces Juifs à leur double identité, juive et américaine. Pour eux, le « pas en notre nom » brandi dans les manifestations propalestiniennes exprimait un trouble en tant que Juifs ET en tant qu’Américains.
C’est dans ce contexte particulier que Mamdani a surgi sur la scène politique locale et nationale, et placé les Juifs américains devant des choix difficiles.
Les questions que Mamdani pose aux Juifs new-yorkais et américains
Les Juifs américains vivent un moment particulièrement périlleux : leur sécurité physique est menacée avec la hausse des actes antisémites, leur soutien à un Israël juif et démocratique est compliqué par l’évolution du pays, et leur confiance dans la force et la résilience des institutions américaines est fortement ébranlée sous les coups de boutoir de Trump.
Les statistiques de l’antisémitisme sont implacables aux États-Unis, en particulier à New York. Ainsi, selon l’ADL, l’antisémitisme y a continué à augmenter en 2025, avec la part attribuable à l’antisionisme en forte hausse dans le phénomène.
Depuis son entrée en campagne, surtout depuis sa victoire à la primaire démocrate du mois de juin, Mamdani a multiplié les rencontres avec toutes les dénominations des Juifs de New York, des plus libéraux aux ultra-orthodoxes, il s’est entouré de conseillers juifs, et s’est engagé à lutter massivement contre l’antisémitisme. Il a aussi confié son souhait que l’histoire du sionisme soit intégrée au cursus scolaire, reconnaissant l’importance du sionisme dans l’expérience juive contemporaine.
Il est donc abusif de comparer Mamdani à La France Insoumise, et l’exploitation opportuniste par ce parti de la victoire de Mamdani ne doit pas laisser penser le contraire. S’il est difficile de taxer Mamdani d’antisémitisme, il n’en est pas pour autant exempt de reproches sur ce sujet. Il n’a pas compris la gravité du moment et l’inquiétude des Juifs américains, ou il n’a pas voulu le comprendre, sans doute pour des raisons électoralistes. Mamdani n’a pas su rassurer les Juifs alors que le lien entre antisionisme et antisémitisme est indiscutable. La rhétorique antisioniste extrême est indissociable des actes antisémites. Traiter ainsi quelqu’un de « sale sioniste » ou empêcher les sionistes de participer à une réunion ou une activité ne relève pas de la critique d’Israël, mais de l’antisémitisme pur et simple. Et Mamdani n’a pas su ou voulu distinguer son propre antisionisme « idéologique » de celui généralisé notamment sur les campus et souvent indissociable de l’antisémitisme.
Pour beaucoup de Juifs new-yorkais, l’antisionisme de Mamdani aurait été moins inquiétant dans un contexte plus apaisé, avec un niveau d’antisémitisme bas comme il l’était jusqu’en 2015 ou sous « relatif contrôle » jusqu’au massacre du 7 octobre.
L’électorat juif a été scruté lors de cette élection, avec des sondages aussi fréquents que variés : entre 16% et 38% de soutien à Mamdani parmi les Juifs selon les instituts de sondage. Selon un autre sondage en juillet qui donnait 44% de soutien à Mamdani chez les Juifs de la ville, le chiffre était de 67% pour les 18-44 ans. On peut imaginer que parmi les jeunes Juifs non Haredim, ce chiffre est sans doute de 80%, illustrant le fossé qui se creuse entre générations chez les Juifs américains, autour notamment de leur relation avec l’État d’Israël. En ce sens, cette élection est un révélateur des réelles divisions entre Juifs américains, par génération et par degré de pratique religieuse notamment.
L’antisionisme de Mamdani pourrait être normalisé dans le discours politique américain demain, et il s’agit là du plus grand danger pour les Juifs américains attachés à Israël. Pire encore, il complique considérablement la tâche des sionistes libéraux qui ont toujours défendu la vision d’un sionisme démocratique et d’un attachement à Israël dans la lucidité. C’est cet attachement inconditionnel au pays, mais lucide sur sa politique, qui est aujourd’hui remis en cause.
La crainte est aussi celle de voir le Parti Démocrate, la maison naturelle (pour combien de temps ?) des Juifs emboiter le pas à Mamdani et introduire des politiques de plus en plus critiques envers Israël, non par sur ses politiques mais sur sa légitimité même. Mamdani a ouvert une brèche et il est possible que des voix ouvertement antisionistes poussent à une approche beaucoup plus radicale.
Une évolution irréversible du Parti Démocrate ?
La victoire de Mamdani pourrait donc accélérer la transformation du Parti Démocrate. La grande peur de beaucoup de Juifs américains est que ce parti, leur maison politique, subisse une évolution comparable à celle du Parti Républicain avec l’avènement de Donal Trump. Lorsque celui-ci a surgi dans l’arène politique, le Parti l’avait d’abord ignoré, puis minimisé son influence, avant de reconnaitre l’inévitable. Aujourd’hui, le GOP ( Great old party) est totalement trumpifié, sur la forme mais aussi sur le fond. Parti historiquement favorable au libre-échange, à la diffusion des valeurs démocratiques, au capitalisme dérégulé sans intervention de l’État et à l’immigration, il a opéré un virage radical et n’a pas hésité à dire que sa plateforme programmatique était désormais inutile, pour épouser à sa place toutes les idées de Trump, aussi contradictoires ou absurdes soient-elles, .
