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Avec Trump, la polarisation entre vénézuéliens atteint de nouveaux sommets

La politique de Washington à l’égard du Venezuela a intensifié les divisions au sein de l’opposition, révélant les clivages sociaux et les craintes quant aux conséquences d’une éventuelle invasion américaine.

Steve Ellner in NACLA

  • 20 octobre 2025

L’attitude belliqueuse de Trump envers le Venezuela (actions militaires au large de ses côtes, diabolisation des immigrants vénézuéliens et leur expulsion massive, durcissement des sanctions) a accentué la polarisation dans un domaine inattendu : l’opposition vénézuélienne. Jusqu’à l’élection présidentielle de juillet 2024, les principaux partis d’opposition s’étaient ralliés derrière María Corina Machado et le candidat qu’elle avait choisi, Edmundo González Urrutia. Aujourd’hui, cette unité s’est fracturée, et une grande partie de la division peut être attribuée à la politique de Trump envers le Venezuela.

La situation reflète la polarisation provoquée par Trump aux États-Unis, qui n’oppose pas seulement la gauche à la droite, mais qui dresse les démocrates et les républicains les uns contre les autres avec une ferveur sans précédent. Au Venezuela, un bloc de l’opposition est composé de dirigeants qui, dès le début, ont été farouchement opposés à Hugo Chávez et Nicolás Maduro, mais qui prennent désormais leurs distances avec Washington. Ils se trouvent en désaccord avec le bloc pro-Washington, aligné sur Trump sur tous les sujets, de l’immigration au changement de régime par tous les moyens possibles.

Le récent prix Nobel de la paix décerné à Machado accentue encore le fossé. L’intensité de la division de l’opposition contredit fortement l’affirmation du comité Nobel selon laquelle Machado est « une figure clé et unificatrice d’une opposition politique autrefois profondément divisée ».

Polarisation à Miami

Ce paradoxe n’est nulle part plus frappant qu’à Miami, où un consensus anti-chaviste a toujours prévalu. Près de la moitié des Vénézuéliens vivant aux États-Unis résident en Floride, principalement à Miami et dans ses environs. Beaucoup vivent dans la municipalité de Doral, où Trump a battu Kamala Harris avec 23 points d’avance. Moins d’un an après les élections, le Wall Street Journal a rapporté qu’en raison de la crainte d’être expulsés, « les Vénézuéliens et autres immigrants commencent à disparaître un à un de Doral ».

De nombreux immigrants vénézuéliens qui comptaient parmi les plus fervents partisans de Trump ont désormais de sérieux doutes quant à la performance du président.

De nombreux immigrants vénézuéliens qui comptaient parmi les plus fervents partisans de Trump ont désormais de sérieux doutes quant à la performance du président. Leur état d’esprit a été décrit comme « confus », en désaccord avec Trump, « incrédule », « désabusé » et « furieux ». Le journaliste Jorge Ramos suggère que le mot « trahis » pourrait être approprié. Dans une boutique vénézuélienne à Doral, un homme a résumé cette amertume avec un humour caustique : « Nous sommes tous membres du Tren de Aragua. » Il s’agit du nom d’un gang vénézuélien que Trump qualifie de « terroristes étrangers » impliqués dans le trafic de drogue.

Seuls 15 % des Vénézuéliens vivant aux États-Unis, ceux qui y sont depuis le plus longtemps, ont la citoyenneté américaine, tandis que les autres sont soumis à des détentions arbitraires. La première vague d’immigrants vénézuéliens était composée de membres de la classe supérieure qui ont quitté leur pays en réaction à la préférence de l’ancien président Chávez pour les pauvres, tandis que la deuxième vague était plutôt composée de professionnels de la classe moyenne. Avec le décret présidentiel d’Obama de 2015 déclarant le Venezuela comme une menace pour la sécurité, après quoi les entreprises américaines ont abandonné le pays et l’économie s’est effondrée, l’immigration a commencé à englober un éventail plus large de classes sociales. Dans le même temps, les préjugés de classe et de race, profondément ancrés dans la société vénézuélienne, se sont reproduits sur le sol américain.

La polarisation vénézuélienne à Miami a donc une dimension sociale évidente. Les Vénézuéliens qui ont acquis la citoyenneté américaine, contrairement aux 85 % restants, ne sont pas menacés d’expulsion, ce qui explique en partie leur soutien indéfectible à Trump. Erick Moreno Superlano, doctorant à l’université d’Oxford, dont la thèse porte sur les immigrants vénézuéliens aux États-Unis, soutient que le soutien inconditionnel des riches à la politique de Trump sert « à revendiquer la blancheur, la modernité et la légitimité », tout en se distanciant des nouveaux arrivants plus pauvres. Les membres de l’élite vénézuélienne justifient la position intransigeante de l’administration Trump en affirmant que « ces Vénézuéliens ont abusé du système, commis des crimes et montré leur manque de principes moraux ». Moreno ajoute que, selon ce discours, un tel comportement est typique des « partisans de Chávez qui se sont habitués à ce que l’État subventionne leur vie ».

La dimension politique de la polarisation à Miami est également devenue de plus en plus évidente. Les Vénézuéliens anti-Maduro du sud de la Floride ont placé de grands espoirs dans l’élection de Trump. Ils ont soutenu avec enthousiasme la campagne, amplifiée par les médias locaux, visant à révoquer les licences accordées sous Joe Biden à Chevron et à d’autres entreprises opérant dans le secteur pétrolier vénézuélien, convaincus que ces mesures prendraient rapidement effet. Ils espéraient que l’effondrement économique qui en résulterait ouvrirait la voie à un changement de régime.

La stratégie de Trump envers le Venezuela a toutefois pris une autre tournure. Il a autorisé à deux reprises le renouvellement des licences de Chevron, tandis que le renforcement militaire dans les Caraïbes semble annoncer une action militaire sur le territoire vénézuélien. Leopoldo López, Juan Guaidó et Machado, qui ont tous été à un moment donné les figures préférées de Washington à Caracas, soutiennent l’intervention américaine dans ce sens.

Pourtant, de nombreux Vénézuéliens anti-Maduro aux États-Unis ont exprimé leur crainte que l’intervention américaine visant à changer le régime ne plonge le pays dans une crise politique et sociale. Ceux qui connaissent bien la politique américaine savent que les républicains – et Trump en particulier – dénoncent depuis longtemps la « reconstruction nationale », préférant une action militaire rapide et décisive suivie d’un retrait complet.

Henrique Capriles, membre éminent de la faction anti-Machado de l’opposition vénézuélienne, a fait référence à cette logique dans une interview accordée au New York Times : « Citez-moi un seul cas réussi d’intervention militaire américaine au cours des dernières années. » Il souligne en outre que « la majorité de ceux [les Vénézuéliens] qui sont favorables à une invasion américaine ne vivent pas au Venezuela. » En effet, beaucoup d’entre eux, dont Juan Guaidó, vivent à Miami.

De nombreux Vénézuéliens anti-Maduro aux États-Unis ont exprimé leur crainte que l’intervention américaine visant à changer le régime ne plonge le pays dans le chaos politique et social.

Machado, pour sa part, a cherché à apaiser ces craintes, niant avec véhémence que le renversement de Maduro « provoquerait le chaos ou la violence ». Pour étayer son affirmation, ses conseillers ont élaboré un plan pour les « 100 premières heures » suivant le renversement de Maduro, une initiative qui impliquerait la participation d’alliés internationaux, « en particulier les États-Unis ».

Trump et la polarisation au Venezuela

Le principal bloc de l’opposition vénézuélienne sous les gouvernements chavistes a toujours été soumis à certaines tensions internes. Lors du coup d’État manqué d’avril 2002 mené par Pedro Carmona, plusieurs leaders de l’opposition ont exprimé leur malaise face à la dissolution de l’Assemblée nationale, comme l’a rapporté NACLA à l’époque. Par la suite, Capriles et d’autres dirigeants se sont opposés au boycott des élections législatives de 2005 par l’opposition, même si les divergences ont été contenues. Capriles a critiqué d’autres stratégies de l’opposition, telles que les manifestations de rue qui ont duré quatre mois en 2014 et 2017 et l’autoproclamation de Guaidó comme président par intérim en 2019, mais seulement avec le recul.

Aujourd’hui, cependant, la confrontation entre les dirigeants qui appartenaient auparavant au principal bloc d’opposition est frontale. Capriles est accusé de « collaborer » avec Maduro, ou pire, d’être un « scorpion » (alacrán), c’est-à-dire d’être à la solde du gouvernement. Cette polarisation trouve en grande partie son origine dans le dilemme quant à la manière de répondre aux politiques de Trump.

La nouvelle réalité s’est installée peu après les élections présidentielles du 28 juillet 2024 au Venezuela et les deux jours de manifestations explosives qui ont suivi. Comme me l’a dit José Guerra, une figure de proue de l’opposition alignée sur Capriles, « les gens en ont assez qu’on leur dise que les jours de Maduro sont comptés et qu’ensuite rien ne se passe ».

En effet, la nouvelle tentative de Machado pour renverser Maduro fait écho aux précédentes tentatives de changement de régime qui manquaient de plan de secours. Luis Vicente León, grand spécialiste vénézuélien des sondages et président de Datanálisis, note que le soutien dont bénéficie Machado « connaît un déclin important et inévitable » et que ses positions radicales sur les mesures à prendre pour parvenir à un changement de régime sont profondément impopulaires. Selon León, seuls 12,6 % des Vénézuéliens soutiennent les sanctions internationales contre le Venezuela, et encore moins – seulement 3 % – sont favorables à une intervention militaire.

En réponse, Capriles et l’ancien candidat à la présidence Manuel Rosales, du parti Un Nuevo Tiempo (UNT), ont appelé à une réévaluation de la stratégie de l’opposition. Les deux hommes ont formé une alliance qui a présenté des candidats aux élections législatives de mai 2025 et a approuvé la participation aux élections municipales de juillet. Ces deux scrutins ont été boycottés par Machado et ses alliés.

Capriles est convaincu que lorsqu’il prendra ses fonctions de député à l’Assemblée nationale en janvier prochain, il pourra unir les secteurs de l’opposition qui rejettent l’approche intransigeante de Machado. Il espère rallier à sa cause bon nombre de ceux qui ont rompu avec le principal bloc d’opposition en 2020 et formé des partis parallèles qui ont rapidement obtenu la reconnaissance du gouvernement. À l’époque, les partisans de la ligne dure de l’opposition avaient qualifié ces politiciens de « scorpions » pour leur attitude conciliante envers Maduro, à l’instar des accusations portées aujourd’hui contre Capriles.

L’un des principaux membres de ce groupe original de « scorpions », Bernabé Gutiérrez, président d’une faction d’Acción Democrática, a même encouragé les Vénézuéliens à s’enrôler dans la milice activée par Maduro en prévision d’une éventuelle invasion américaine. Guerra décrit Gutiérrez comme « soumis à Maduro », une opinion sans doute partagée par Capriles et Rosales.

À la suite des élections municipales de juillet, Maduro, faisant clairement référence à Capriles, Rosales et leurs alliés, qui, un an plus tôt, s’étaient alignés sur Machado, a proposé de « tendre la main à cette nouvelle opposition au nom du dialogue… afin de tourner la page sur tant de chapitres terribles : coups d’État, appels au blocus, sanctions, assassinats, intervention militaire étrangère ». En effet, Maduro a cherché à créer une nouvelle polarisation qui opposerait Machado à son gouvernement, sans grande marge de manœuvre entre les deux. La justification était le besoin urgent d’« unité nationale » face à une menace extérieure.

Capriles a fait un pas vers Maduro. Il condamne les menaces et les expulsions de Trump et a contesté les accusations américaines de trafic de drogue portées contre le président vénézuélien. Alors que Capriles accusait auparavant Maduro d’être impliqué dans le trafic, il insiste désormais pour que Washington « présente les preuves » de l’existence du soi-disant « Cartel de los Soles », qui serait dirigé par Maduro.

Comme Rosales, Capriles insiste sur le fait que la négociation avec le gouvernement est la seule issue à la crise vénézuélienne. Mais les dirigeants chavistes ont clairement indiqué que le dialogue était soumis à une condition : le soutien à « l’unité nationale », présenté comme s’inscrivant dans la lignée de la position plus conciliante de Gutiérrez. Capriles a toutefois un programme différent, qui comprend la libération des prisonniers de l’opposition et la réforme électorale. Pour faire avancer le dialogue national sans conditions, il compte sur la pression exercée par Luiz Inácio Lula da Silva, du Brésil, et Gustavo Petro, de Colombie, bien qu’il se soit auparavant plaint que les deux dirigeants aient « jeté l’éponge » sur le Venezuela.

L’opposition vénézuélienne s’est polarisée sur deux questions clés : faut-il participer à la politique électorale et comment réagir aux politiques et au discours de Trump ? Machado et ses plus proches alliés se situent clairement à une extrémité, ayant décidé d’éviter de critiquer Trump, y compris sur la question délicate de l’immigration. Comme l’a révélé Guerra : « L’un des plus proches confidents de Machado m’a dit qu’ils ne pouvaient pas risquer de perdre le soutien de Trump ; ils ont décidé de soutenir toutes ses actions, même s’il existe certaines divergences. »

Le déclin du soutien à Machado en 2025 est révélateur. En 2024, elle a gagné en popularité malgré son adhésion au néolibéralisme extrême, mais cette année, son alignement sur les politiques de Trump a érodé ce soutien. Son récent prix Nobel de la paix ne devrait pas inverser cette tendance. Une conclusion s’impose : la campagne menée par des personnalités de droite telles que Steve Bannon pour créer leur propre Internationale est en contradiction, du moins en Amérique latine, avec le programme « America First » de Trump en matière d’immigration, de droits de douane et d’adhésion à la doctrine Monroe, qui vont tous à l’encontre du sentiment nationaliste.

Steve Ellner est professeur retraité de l’Universidad de Oriente au Venezuela, où il a vécu pendant plus de 40 ans. Il est actuellement rédacteur en chef adjoint de Latin American Perspectives. Son dernier ouvrage est un recueil coédité intituléLatin American Social Movements and Progressive Governments: Creative Tensions Between Resistance and Convergence.

Traduction deep revue ML