Idées et Sociétés, International

Italie. Il y a 45 ans, la lutte des 35 jours de Mirafiori.

Dans une période difficile, il convient de se retourner parfois sur le passé pour comprendre. Aux origines de la longue défaite et du « compromis historique » qui l’accompagnait. ML

18 OCTOBRE 2025 

par Fabrizio Burattini

Tout avait commencé le 9 octobre 1979, lorsque Fiat avait licencié 61 employés pour une raison purement politique : Cesare Romiti, alors directeur général de la multinationale automobile depuis trois ans, avait l’intention d’éliminer les travailleurs les plus combatifs afin de rétablir le commandement de l’entreprise, ébranlé au cours de la dernière décennie par les luttes ouvrières. Les trois syndicats CGIL, CISL, UIL et le PCI lui-même (prévenus par la direction de Fiat) ont décidé de laisser faire et de permettre que, dans le débat public, les luttes ouvrières soient associées au terrorisme.

Mais l’opération n’était pas uniquement une question d’ordre et de pouvoir de l’entreprise. Un an plus tard, il y a exactement 45 ans, le 11 septembre 1980, après une « négociation » entre l’entreprise et les syndicats dont l’issue était déjà écrite, Fiat annonçait le licenciement de 14 469 employés. L’objectif de Romiti était de procéder à une restructuration en profondeur de l’entreprise par une réduction radicale de la main-d’œuvre et une augmentation drastique de la productivité. C’était pour pouvoir le faire « en toute tranquillité » qu’il s’était débarrassé, un an auparavant, de 61 militants ouvriers. Mais il n’avait pas pris en compte le fait qu’il y avait bien plus de 61 militants dans les usines. C’est ainsi qu’en septembre 1980, les 35 jours de grève aux portes de l’usine commencèrent.

Car la réaction des travailleurs fut immédiate. Les grèves, les cortèges, les manifestations et les assemblées se multiplièrent. Les brèves grèves de protestation proclamées par la FLM (la Fédération des travailleurs métallurgistes qui réunissait sous une seule sigle la Fiom-CGIL, la Fim-CISL et l’Uilm-UIL) furent prolongées par les travailleurs, avec des décisions prises à l’unanimité dans les ateliers. Des cortèges improvisés ont parcouru les rues autour des usines, se croisant et se joignant à ceux qui sortaient des ateliers ou qui venaient d’autres usines de la région de Turin, et se dirigeaient vers le centre-ville.

Les ouvriers de la première équipe de Mirafiori ont proclamé une grève de 8 heures, grève qui s’est prolongée « jusqu’au bout » dans les jours suivants, et qui s’est ensuite traduite par le blocage de toutes les usines du groupe, à commencer par celle de Mirafiori. Une banderole avec le portrait de Marx peint par l’ouvrier Pietro Perotti a été accrochée aux portes de cette immense usine.

Après une semaine de mobilisation, le gouvernement Cossiga tomba le 28 septembre. Romiti suspendit les licenciements mais, en échange, mit 23 000 ouvriers au chômage technique à zéro heure, et les listes des personnes destinées au chômage technique laissaient deviner qu’il ne s’agissait pas seulement de « sureffectifs », mais de la volonté d’éliminer toute une génération d’ouvriers, celle des conseils des délégués, celle qui avait guidé le contrôle ouvrier dans l’usine. Ainsi, le « grand conseil » d’usine de Mirafiori a approuvé une motion qui décrétait la surveillance de toutes les portes de l’usine et demandait aux syndicats de proclamer une grève générale.

Après un mois de luttes et de blocage des portes, un groupe de cadres et d’employés de FIAT, dirigé par le chef d’équipe Luigi Arisio, convoqua une « assemblée des cadres intermédiaires » de l’entreprise pour le 14 octobre au théâtre Nuovo. Le public de cette assemblée (le théâtre avait une capacité d’environ 1 000 places), renforcé par quelques milliers d’autres personnes rassemblées à l’extérieur, donna ainsi naissance, en fin de matinée, à la « marche des chefs ». Le journal régional Gazzettino parla de 20 000 personnes, la Stampa dans son édition du soir de 25 000. Dans son édition du matin, elle corrigea : « ils étaient 30 000 », tandis que pour Repubblica, ils étaient « 40 000 ».

C’est ce chiffre qui sera inscrit dans les « livres d’histoire », tandis que le fait que les petits chefs affluant à Turin aux frais de Fiat n’étaient pas plus de 10 000 (la préfecture de police elle-même parlait de 12 000) ne reste que dans la mémoire des témoins ouvriers. Luciano Lama lui-même a contribué à créditer l’ampleur du cortège réactionnaire et anti-ouvrier, en parlant lui aussi de « 40 000 ». De plus, malgré les pressions et les demandes formelles des assemblées et des piquets de grève, les syndicats ont refusé d’organiser une contre-manifestation pour répondre à la manœuvre de l’entreprise et des capetti.

En réalité, il s’agissait d’une mise en scène retentissante. Tout était déjà préparé. Au lendemain de la marche antisyndicale, la CGIL, la CISL et l’UIL se sont mises d’accord avec Fiat, qui a obtenu tout ce qu’elle demandait : 23 000 ouvriers au chômage technique à zéro heure. En échange, les syndicats ont obtenu la promesse de leur réintégration après la « restructuration ». Aucun d’entre eux ne reviendra jamais. Au contraire, au cours des années suivantes, désespérés par leur échec politique, syndical et moral, plus de 200 des 23 000 chômeurs (dont la coordination auto-organisée était dirigée par mon ami et camarade Raffaello Renzacci) se sont suicidés.

Le 15 octobre, dans la salle du cinéma Smeraldo, s’est tenue l’assemblée du « conseil » en présence de toute l’élite des organisations syndicales (en premier lieu Luciano Lama, Pierre Carniti et Giorgio Benvenuto, secrétaires généraux des confédérations, mais aussi d’autres noms connus : Bruno Trentin, Sergio Garavini, Fausto Bertinotti, Franco Marini). Les délégués contestèrent vivement la présentation positive de l’« hypothèse d’accord » faite par les dirigeants syndicaux. Les bureaucrates tentèrent de rassurer l’auditoire avec des arguments manifestement fallacieux, promettant le retour prochain des chômeurs. Mon autre ami et camarade Rocco Papandrea a été chargé de faire le contre-rapport pour contrer radicalement les arguments des dirigeants. Finalement, la grande majorité des délégués a voté contre l’accord, mais les dirigeants syndicaux ont déclaré la séance du Conseil « non valide ».

Le lendemain, le 16 octobre, trente-septième jour du blocage des portes, dès les premières heures du matin, alors que les journaux titraient sur une prétendue « approbation de l’accord », qui n’avait en réalité jamais eu lieu, des files de camions s’alignaient devant Mirafiori, prêts à charger les milliers de voitures prêtes à être livrées mais bloquées à l’intérieur par les piquets de grève aux portes. Les assemblées se sont réunies, département par département et équipe par équipe.

J’étais déjà depuis quelque temps à Turin pour aider les camarades ouvriers engagés dans les piquets de grève, ainsi, après avoir assisté au conseil du Smeraldo, j’étais également présent à l’assemblée du matin à la Meccaniche di Mirafiori, où, sous une pluie torrentielle et une grande masse sombre de parapluies, des centaines d’ouvriers ont voté, à une très large majorité, contre l’accord. Et j’ai entendu, parmi les cris et les sifflets des personnes présentes, Pierre Carniti, le dirigeant de la CISL qui avait tenu l’assemblée, proclamer sans gêne : « Approuvé à une large majorité ».

Au deuxième tour, les assemblées, conscientes de la gestion frauduleuse de celles du premier tour, furent encore plus houleuses, mais le résultat fut similaire, avec une très large majorité contre et la proclamation de l’« approbation ». Quelques cortèges spontanés se sont formés devant les grilles et de brefs affrontements avec la police ont eu lieu, mais dans la soirée, la CGIL, la CISL et l’UIL ont officiellement annoncé : « l’accord a été approuvé ».

Avec cette parodie de démocratie, avec cette farce dramatique crépusculaire, le syndicat, complice éhonté du patron, peut-être inconsciemment mais avec un « décisionnisme » arrogant, a mis fin au « syndicat des conseils » qui avait animé les luttes de la décennie précédente et a officiellement déclaré le retour du pouvoir patronal sur les lieux de travail.

Car, après avoir commencé par le licenciement de 61 ouvriers, suivi du chômage technique sans retour de 23 000 autres, l’histoire ne s’est pas arrêtée là : sur les 102 000 employés de Fiat (chiffres de 1979), il n’en restait plus que 55 000 en 1984. Et dans les années suivantes, les réductions se sont poursuivies, jusqu’aux 40 000 employés actuels de Stellantis-Italia (dont la grande majorité est au chômage partiel à zéro heure ou à tour de rôle).

Cet accord désastreux, avec la série de choix syndicaux insensés qui en étaient à l’origine, reflétait, sur le plan syndical, la « politique des sacrifices », le « choix de l’austérité » proclamé dans le cadre de son « compromis historique » par le PCI d’Enrico Berlinguer, un dirigeant qui, pour une raison inconnue, est aujourd’hui vénéré au sein d’une « gauche radicale » factice, comme si la dégradation supplémentaire de ses épigones (D’Alema, Veltroni, Renzi…) pouvait absoudre le premier de ses terribles responsabilités.

Cette image restera à jamais gravée dans les mémoires comme le souvenir des responsabilités de cette défaite imposée aux travailleurs, qui a entraîné une longue série de détériorations des conditions de travail et de vie dont la classe ouvrière italienne paie encore aujourd’hui le prix.

Ce n’est pas un hasard si, dans les jours qui ont suivi, le ministre du Trésor, Beniamino Andreatta, de la « gauche démocrate-chrétienne », a écrit que ces événements chez Fiat avaient été « le seul véritable fait politique des dix dernières années, qui a changé tout le système des relations industrielles, mis KO le syndicat et renversé les rapports entre la classe politique et la classe entrepreneuriale ».

Traduction Deepl revue ML.