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Tout devient une banque

PAR LUKE GOLDSTEIN publié dans JACOBIN

La plupart des grandes entreprises, des compagnies aériennes aux plateformes de réseaux sociaux, aspirent désormais à devenir des banques non réglementées. La « bancarisation » représente aujourd’hui les marges bénéficiaires les plus élevées de l’économie américaine, paralysant la capacité de production et préparant le terrain pour le prochain krach.

Les compagnies aériennes perdent de l’argent sur les vols et réalisent des profits exceptionnels grâce aux cartes de crédit et aux programmes de fidélisation, qui sont néfastes pour les consommateurs. Mais ce phénomène ne se limite pas aux banques aériennes comme Delta : presque toutes les grandes entreprises américaines aspirent désormais à devenir des banques.

L’économie américaine est en train de se transformer en une gigantesque banque.

Starbucks détient près de 2 milliards de dollars de l’argent de ses clients dans son programme de fidélité. C’est plus que le total des dépôts gérés par 85 % des banques agréées, ce qui fait de la chaîne de cafés l’une des plus grandes institutions financières du pays.

À l’inverse, Capital One, l’une des plus grandes banques mondiales, exploite désormais ses propres cafés aux coins des rues des villes.

Les compagnies aériennes ne sont plus guère que des banques volantes, étant donné qu’elles gagnent plus d’argent en vendant des points de fidélité aux sociétés de cartes de crédit qu’en transportant des passagers.

De plus en plus d’Américains sont endettés auprès de leur épicerie de quartier en raison des prêts abusifs « achetez maintenant, payez plus tard » proposés lors du passage en caisse.

Lorsque vous êtes transporté en urgence pour une intervention médicale, l’infirmière peut vous demander si vous préférez payer avec un plan de prêt à paiement différé, un moyen de plus en plus courant de financer les frais de santé.

Et si vous ne pouvez pas payer votre loyer à temps, il pourrait bientôt devenir courant que le propriétaire de votre immeuble vous prête de l’argent, vous endettant ainsi auprès de lui.

Ce sont là quelques exemples de la nouvelle vague de financiarisation qui balaye le pays, où les frontières entre la finance et le commerce s’estompent.

Plus de 40 % des Américains paient désormais leurs achats de base, tels que les produits alimentaires et les soins de santé, à l’aide d’argent emprunté, sans compter les cartes de crédit. Un tiers des jeunes Américains conservent leur épargne sur des plateformes technologiques non bancaires telles que Venmo, et des secteurs allant du commerce de détail aux transports tirent entre 14 % et la moitié de leurs bénéfices de partenariats avec des sociétés de cartes de crédit.

Si ce nouveau type de financiarisation prend de nombreuses formes différentes, l’objectif final est le même : la plupart des grandes entreprises aspirent désormais à devenir des banques non réglementées, ouvrant ainsi de nouvelles voies pour gagner encore plus d’argent. Les banques qui gèrent des cartes de crédit sont les entreprises qui réalisent les marges bénéficiaires les plus élevées de l’économie. Toutes les entreprises veulent leur part du gâteau, constitué de frais élevés et de faibles coûts généraux.

Cette évolution a été accélérée par les investisseurs de la Silicon Valley, sous le terme orwellien de « finance intégrée ». D’autres l’appellent « bancarisation ».

Les promoteurs de la finance intégrée promettent un monde de « transactions sans friction », offrant aux consommateurs efficacité et commodité grâce à l’intégration de services financiers et non financiers.

La plupart des grandes entreprises aspirent désormais à devenir des banques non réglementées, ouvrant ainsi de nouvelles voies pour gagner encore plus d’argent.

Mais ces nouvelles sources de profits s’accompagnent d’une série de risques potentiels. Les organismes de surveillance de la politique financière avertissent que la bancarisation expose les consommateurs, les travailleurs et les petites entreprises à des pratiques prédatrices et frauduleuses. Elle pourrait même préparer le terrain pour le prochain effondrement financier. Après tout, peut-on faire confiance à une usine de gadgets pour gérer l’argent des clients et prendre des décisions de prêt sûres sans mettre en péril l’ensemble du système financier ?

Sous l’administration Biden, les régulateurs ont mis en place des règles et lancé des enquêtes afin de limiter les nouvelles ambitions bancaires des entreprises. Mais ces mesures ont depuis été annulées par l’administration Trump, qui a indiqué qu’elle ouvrirait plutôt de nouvelles voies pour permettre cette fusion entre la finance et le commerce, une expérience qui pourrait s’avérer désastreuse pour le pays.

La « bancarisation » « résume en grande partie ce que nous aurions dû apprendre [de 2008] et ce qui pourrait mal tourner », a déclaré Arthur Wilmarth, professeur émérite de droit à l’université George Washington et auteur du livre Taming the Megabanks: Why We Need a New Glass-Steagall Act (Apprivoiser les mégabanques : pourquoi nous avons besoin d’une nouvelle loi Glass-Steagall), qui met en garde contre les effets de l’intégration des établissements non bancaires dans le système financier. « C’est la recette d’une crise des subprimes 2.0. Pourquoi voudrions-nous voir cela se reproduire ? »

Le Saint Graal des monopoles

La quête visant à combiner banque et commerce est depuis des siècles l’un des Saint Graal des barons voleurs. Au XIXe siècle, des magnats de l’industrie tels que John Pierpont Morgan et Jay Gould ont utilisé leur fortune bancaire pour financer l’expansion de leurs propres projets ferroviaires. Au XXe siècle, des empires bancaires tels que TransAmerica (aujourd’hui Bank of America) d’A.P. Giannini contrôlaient des entreprises manufacturières allant du pétrole et du gaz à la construction immobilière, en passant par les aliments surgelés, avant que le Congrès n’oblige les conglomérats à se séparer de leurs entreprises commerciales.

La bancarisation suit généralement le même schéma : une fois que les entreprises dominent leur marché, monopoliser les secteurs de l’industrie lourde ne suffit plus. Elles se tournent alors vers l’acquisition de l’élément vital du commerce : la banque, où elles peuvent gagner de l’argent grâce à l’argent en prêtant des capitaux remboursables avec intérêts et en percevant des frais sur les transactions financières.

Au lieu de négocier avec des banquiers peu enclins à prendre des risques ou de courtiser de nouveaux investisseurs pour obtenir des financements, les entreprises pouvaient créer leurs propres institutions financières pour recevoir les dépôts de leurs clients, puiser dans ces réserves de capitaux pour financer leurs propres projets à des taux plus avantageux et couper l’accès bancaire à leurs concurrents qui empiétaient sur leur part de marché ou aux syndicats qui s’immisçaient dans leurs affaires.

Cependant, la financiarisation croissante a paralysé l’économie américaine.

Après une vague de déréglementation financière dans les années 1980, Wall Street a cherché à s’étendre au-delà des limites de la finance traditionnelle. À l’ère des raiders, les sociétés de capital-investissement et les fonds spéculatifs ont commencé à acquérir de plus en plus d’entreprises du Fortune 500 (classement des 500 plus grandes entreprises américaines par le magazine Fortune Ndt) par le biais de rachats et d’acquisitions sur le marché boursier. La pression exercée pour offrir des rendements aux actionnaires a poussé les entreprises à délocaliser leurs emplois manufacturiers à l’étranger, laissant les États-Unis avec une économie dominée par la haute finance et les technologies logicielles.

Malgré les projets des géants de l’industrie visant à contrôler totalement l’économie financière, les législateurs ont depuis longtemps reconnu que la propriété croisée des banques et du commerce concentrerait trop de risques financiers.

« Nous considérons les banques comme systémiquement importantes pour notre société, c’est pourquoi nous les subventionnons en tant que bien public par le biais de mesures telles que l’assurance FDIC, car si elles font faillite, cela pose un problème d’une manière que la faillite de Macy’s ne pose pas », a expliqué Brad Lipton, directeur du programme sur le pouvoir des entreprises et la réglementation financière au Roosevelt Institute et ancien haut responsable de la réglementation de la protection financière des consommateurs sous l’administration Biden. « Il ne faut pas mélanger les deux. »

Les législateurs reconnaissent depuis longtemps que la propriété croisée des banques et des entreprises commerciales concentrerait trop de risques financiers.

Les régulateurs ont d’abord établi une séparation juridique ferme entre les secteurs avec la National Banking Act de 1864, qui codifiait les règles relatives aux chartes bancaires nationales. La loi sur les holdings bancaires de 1956 a renforcé ces règles, en visant les filiales bancaires que les conglomérats utilisaient pour contourner la réglementation.

Mais les entreprises américaines ont toujours trouvé des moyens de contourner ces interdictions légales.

La dernière grande bataille pour garantir une séparation claire entre le secteur bancaire et le commerce a eu lieu à la suite de la crise financière de 2008. À l’approche de la catastrophe, qui allait entraîner plus de cinq millions de saisies immobilières et environ dix millions de pertes d’emplois, des entreprises commerciales géantes telles que General Motors et General Electric ont utilisé une lacune juridique vieille de plusieurs décennies pour exploiter des « sociétés de crédit industriel ». Ces branches financières largement non réglementées ont pris de mauvaises décisions en matière de prêt, telles que l’acquisition de portefeuilles croissants de prêts hypothécaires à risque. Les défauts de paiement massifs de ces prêts hypothécaires ont finalement contribué à la faillite de leurs propriétaires, nécessitant des renflouements fédéraux.

La loi Dodd-Frank, adoptée en 2010, a tenté de mettre fin à ces banques industrielles en promulguant un moratoire fédéral sur les nouvelles chartes bancaires, entre autres réformes bancaires. Mais depuis lors, une nouvelle vague audacieuse de bancarisation a pris forme, détournant davantage les ressources des entreprises de la production vers l’extraction financière.

Les cavaliers numériques de l’apocalypse bancaire

En 2020, un associé commandité du géant du capital-risque Andreessen Horowitz a prononcé un discours intitulé « Every Company Will Be a Fintech Company » (Toutes les entreprises seront des entreprises de technologie financière). La présentation exposait la vision qui sous-tend une industrie naissante appelée « finance intégrée », exhortant les entreprises de tous types à intégrer des services financiers dans leurs activités sous peine de perdre leur croissance future.

La « finance intégrée » apparaît désormais dans les présentations de start-ups et les panels de conférences presque aussi régulièrement que des termes tels que « IA » et « crypto », agissant comme une cloche pavlovienne pour attirer l’attention des financiers à la recherche de capitaux d’amorçage.

« Le monde des affaires a compris qu’ajouter un élément de services financiers à presque tous les produits était un moyen de renforcer leur attractivité auprès de la Silicon Valley et de Wall Street », a déclaré Seth Frotman, ancien avocat général du Bureau de protection financière des consommateurs sous l’administration Biden.

À l’instar d’autres grandes sociétés d’investissement, Andreessen Horowitz détient désormais des participations substantielles dans ces entreprises. Le fonds de capital-risque a estimé que l’ajout de services financiers, allant de la vente de garanties d’assurance sur les produits à l’accélération du processus de paiement en ligne grâce à l’exploitation de la collecte de données, pouvait multiplier par deux à cinq les revenus des entreprises par client et générer 230 milliards de dollars de revenus supplémentaires d’ici la fin de l’année.

Jusqu’à présent, les grandes entreprises technologiques se sont principalement concentrées sur les services de traitement des paiements, pour lesquels elles peuvent facturer des frais sur chaque transaction. Apple Pay, le plus grand de ces réseaux, compte déjà près de 750 millions d’utilisateurs actifs dans le monde et facilite des transactions d’une valeur de plusieurs milliers de milliards de dollars.

Google, Meta, Amazon et désormais même OpenAI exploitent également leurs propres réseaux de paiement, qui agissent comme des intermédiaires pour faciliter les transactions sans contact et gérer l’argent des clients. À l’instar des entreprises de technologie financière telles que PayPal, Venmo et CashApp, ces applications de paiement proposent des portefeuilles numériques, généralement connectés aux comptes bancaires des clients, qui permettent de stocker des soldes et de transférer des fonds.

Ces réseaux de paiement ont transformé le secteur des services financiers si rapidement que les banques de Wall Street sont prises de panique.

Malgré la commodité apparente de ces produits pour les consommateurs, les services de traitement des paiements comportent divers risques financiers.

Tout d’abord, si les frais de transaction des réseaux de paiement sont bien inférieurs à ceux des sociétés de cartes de crédit, à mesure que ces réseaux de paiement se généralisent et acquièrent un pouvoir de marché, les taux pourraient augmenter. Apple Pay perçoit une commission standard inférieure à 1 % sur chaque transaction, ce qui représente au total une manne financière d’un milliard de dollars pour l’entreprise.

Les entreprises technologiques gèrent également efficacement les soldes numériques de leurs clients sans bénéficier des mesures de protection des institutions financières traditionnelles. Lorsque l’argent est déposé sur un compte bancaire, il est généralement assuré par la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC), une agence fédérale qui rembourse l’argent des déposants s’il disparaît lors d’un événement tel qu’une ruée bancaire. Mais les fonds déposés sur un compte Venmo ou un compte à valeur stockée dans Apple Wallet ne sont pas assurés.

Les régulateurs financiers estiment que ces applications de paiement détiennent des milliards de dollars de dépôts totalement non assurés. Si les applications subissaient un problème technique, étaient piratées ou faisaient faillite de manière inattendue, les clients pourraient perdre leur argent. C’est ce qui s’est produit en 2024 lorsque Synapse, une entreprise technologique reliant des applications fintech telles que Juno et Yotta aux banques, s’est soudainement effondrée, exposant près de cent mille clients au risque de perdre les économies de toute une vie. Des milliers d’entre eux l’ont fait.

Au rythme de leur croissance actuelle, l’empreinte bancaire des géants de la technologie pourrait devenir « trop importante pour faire faillite », ce qui pourrait nécessiter un renflouement par les contribuables pour éviter un effondrement économique national.

Amanda Fischer, experte en politique financière au sein de l’organisme de recherche Better Markets, note qu’il existe également un risque pour les contribuables si ces services de traitement des paiements s’effondrent. Avec leur taux de croissance actuel, l’empreinte bancaire des géants de la technologie pourrait devenir « trop importante pour faire faillite », ce qui pourrait nécessiter un renflouement par les contribuables afin d’éviter un effondrement économique à l’échelle nationale.

« Imaginez que les millions de personnes qui utilisent Amazon maintiennent désormais des soldes sur leur compte et que quelque chose tourne mal au sein de l’entreprise Amazon », a déclaré Mme Fischer, qui a occupé les fonctions de chef de cabinet et de conseillère principale du président de la Securities and Exchange Commission pendant l’administration Biden. « C’est un excellent moyen de prendre le gouvernement américain en otage. »

Il y a une autre préoccupation : l’un des facteurs déterminants des réseaux de paiement des géants technologiques, comme pour toutes les finances intégrées, est les nouvelles possibilités qu’ils offrent en matière de surveillance des consommateurs.

« Les paiements sont passés d’un domaine très peu fréquenté à la pointe des questions de consommation, et cela est en grande partie dû à la monétisation des données financières », a déclaré M. Frotman, ancien avocat général du Bureau de protection financière des consommateurs. M. Frotman a ajouté que les informations financières des utilisateurs constituent l’un des derniers domaines où la confidentialité des données est encore préservée. En effet, contrairement aux habitudes d’achat en ligne ou au suivi de localisation, les données financières sensibles sont généralement bien protégées par des institutions bancaires strictement réglementées.

En exploitant des réseaux de paiement, Google, Meta et Amazon ont une vue d’ensemble des transactions financières qui ont lieu non seulement sur leurs propres plateformes, mais aussi sur d’autres lorsque les utilisateurs paient avec leur portefeuille numérique.

Dans un discours prononcé en 2023, l’ancien directeur du Bureau de protection financière des consommateurs, Rohit Chopra, a déclaré que les entreprises technologiques « ont tout intérêt à surveiller tous les aspects des transactions des consommateurs, car ces données peuvent profiter au reste de leurs activités ».

En identifiant les habitudes d’achat des utilisateurs, les entreprises technologiques pourraient exploiter ces tendances pour vendre davantage de produits aux consommateurs ou les fidéliser à leur plateforme. De plus, en contrôlant les services bancaires, les entreprises technologiques peuvent également exclure les utilisateurs du système financier pour n’importe quelle raison, dans le cadre d’un processus appelé « débanquisation ».

« Les activités de surveillance des entreprises peuvent également soulever toute une série de questions concernant l’espionnage, le suivi et la censure », a déclaré M. Chopra.

Parallèlement, l’entrée de la Silicon Valley dans le secteur bancaire a également créé un effet de bancarisation compensatoire : menacées par l’empiètement des grandes entreprises technologiques, les sociétés de Wall Street tentent désormais de s’immiscer dans le cœur de métier des entreprises technologiques. JPMorgan, par exemple, a lancé l’année dernière une société de courtage publicitaire afin de concurrencer l’empire de la publicité numérique des grandes entreprises technologiques.

Les sociétés de cartes de crédit qui exploitent des avions

Il y a de fortes chances que la bancarisation se cache déjà dans votre portefeuille. Alors que vos cartes de crédit portaient autrefois simplement le nom de grandes banques telles que Chase, Capital One et American Express, elles sont désormais souvent associées à des marques commerciales spécifiques, telles que CostcoDisneyNetflix et même NASCAR.

De plus en plus d’entreprises, en particulier dans le secteur de la vente au détail, proposent des cartes de crédit afin d’encourager les consommateurs à dépenser pour leurs marques. Plus de la moitié des cent plus grands détaillants du pays, par exemple, proposent désormais leurs propres cartes de crédit spécifiques à leur entreprise, notamment Target, Macy’s et Nordstrom.

Les revenus qui en résultent, répartis entre les entreprises et les sociétés de cartes de crédit partenaires, sont très lucratifs. Pour le segment supérieur des grands détaillants, les paiements effectués avec des cartes spécifiques à un magasin génèrent jusqu’à 14 % des bénéfices de l’entreprise, ce qui constitue une source de revenus essentielle pour les entreprises opérant avec des marges bénéficiaires relativement faibles. Sans les centaines de millions de dollars générés par ses cartes de crédit largement utilisées, la chaîne de grands magasins Kohl’s serait dans le rouge.

Aucun secteur n’est plus dépendant de ses cartes de crédit que l’industrie aérienne. Même si toutes les grandes compagnies aériennes du pays ont perdu de l’argent sur le transport de passagers l’année dernière, elles ont tout de même réalisé des milliards de dollars de bénéfices d’exploitation, principalement grâce aux revenus générés par les programmes de fidélisation non réglementés qu’elles gèrent par le biais de cartes de crédit de marque.

En 2023, Delta Air Lines, la compagnie aérienne la plus lucrative au monde, a généré la majeure partie de ses 4,6 milliards de dollars de bénéfice d’exploitation grâce à son accord avec American Express, et jusqu’à présent cette année, la quasi-totalité de ses revenus provient de la société de cartes de crédit. Cet accord a conduit le juriste et expert en transport aérien Ganesh Sitharaman à conclure que « les programmes de fidélisation [points] […] ont transformé les compagnies aériennes en quelque chose qui ressemble davantage à des institutions financières qui, accessoirement, exploitent des avions ».

Bien que ces programmes de fidélisation promettent des récompenses telles que des billets à prix réduit ou des vols gratuits, les experts affirment que ces avantages sont rarement avantageux pour les consommateurs.

Comme l’ont révélé de récentes enquêtes et investigations gouvernementales, les compagnies aériennes sont connues pour faire pencher la balance afin de dévaluer et de fausser les points lorsque cela leur permet d’améliorer leurs résultats financiers. Cela inclut une enquête menée en 2024 par le ministère des Transports, qui a examiné les compagnies aériennes pour avoir systématiquement dévalué leurs systèmes de points et relevé les seuils de récompense afin de réduire le nombre de vols gratuits et autres avantages offerts aux clients.

« Les compagnies aériennes vont [dévier] les prix des points par rapport au prix en dollars… afin d’influencer la valeur globale de l’offre monétaire des points », a déclaré Brian Shearer, directeur de la politique de concurrence et de réglementation au Vanderbilt Policy Accelerator. « C’est presque comme si elles agissaient comme leurs propres banquiers centraux. »

Par exemple, en 2023, Delta a modifié le mode de calcul de son système de points SkyMiles, passant du nombre de miles parcourus au montant total des dépenses des clients, ce qui a considérablement dévalorisé les points accumulés par ses clients. Ces changements ont suscité l’indignation générale des voyageurs soucieux de leur budget, car leurs vols ne leur permettraient plus de générer autant de points. Un blogueur bien connu du site de voyage The Points Guy, spécialisé dans les cartes de crédit, a déclaré qu’il « cesserait de courir après le statut de membre privilégié des compagnies aériennes ».

De même, les programmes de récompenses des cartes de crédit dans d’autres secteurs sont rarement avantageux pour les clients.

« Les consommateurs pensent qu’ils bénéficient d’un avantage pratique, mais les entreprises trouvent de nouveaux moyens de monétiser vos données et de tirer des revenus de vous », a déclaré Adam Rust, directeur des services financiers à la Consumer Federation of America. « Au final, le compromis favorise les entreprises d’une manière dont de nombreux consommateurs ne se rendent pas compte en termes de sécurité et de confidentialité de leur argent et de leurs données. »

À un niveau élémentaire, les programmes de fidélité fonctionnent de la même manière que les cartes de fidélité des cafés. La différence est que les programmes de fidélité des cartes de crédit utilisent des outils financiers et des technologies beaucoup plus sophistiqués pour créer un système beaucoup plus complexe qui favorise les résultats financiers des entreprises.

Les clients ont en fait placé leur argent sur un compte d’épargne qui ne rapporte aucun intérêt, tout en accordant à ces conglomérats un prêt sans intérêt qu’ils peuvent utiliser à leur discrétion.

Prenons l’exemple de Starbucks et Dunkin’, qui gèrent deux des plus grands programmes de fidélité du pays. Starbucks compte plus de trente millions d’utilisateurs, tandis que Dunkin’ en revendique plus de dix millions.

Les deux programmes récompensent les clients avec un café gratuit s’ils préchargent un certain montant d’argent sur leurs applications de fidélité numériques, à utiliser dans les magasins.

Le solde total détenu sur ces applications numériques a explosé, atteignant près de 2 milliards de dollars dans le cas de Starbucks, soit plus que les soldes gérés par de nombreuses banques de petite et moyenne taille, mais sans aucune surveillance réglementaire similaire.

Une partie importante de la clientèle qui s’inscrit à ces programmes oublie son solde et ne le dépense jamais. Les clients ont en fait placé leur argent sur un compte d’épargne qui ne rapporte aucun intérêt, tout en accordant à ces conglomérats un prêt sans intérêt qu’ils peuvent utiliser à leur guise.

Si Starbucks ou Dunkin’ venaient à connaître des difficultés financières ou à faire faillite, ces fonds numériques pourraient s’évaporer. Cela n’est peut-être pas aussi invraisemblable qu’il n’y paraît, si l’on considère la manière dont les entreprises de Wall Street ont acquis et démantelé des empires de la distribution autrefois puissants, comme Toys « R » Us. Lorsque la chaîne de bowlings Bowlero, financée par des fonds privésa fusionné avec son concurrent Lucky Strike et a changé de nom en 2023, les soldes que les clients avaient accumulés sur leur carte de fidélité Bowlero ont disparu du jour au lendemain.

La crise de la consommation

Les escroqueries liées aux programmes de fidélité ne sont pas le seul problème des cartes de crédit de détaillants.

D’une part, le coût de ces cartes de crédit est généralement plus élevé que celui des cartes non liées à des détaillants. En 2024, 90 % des cartes de crédit de détaillants avaient des taux annuels effectifs globaux (TAEG) supérieurs à 30 %, contre seulement un tiers des autres cartes. Selon les régulateurs gouvernementaux, les cartes de crédit de détaillants font généralement partie des options de crédit les plus coûteuses, en raison de leurs frais et intérêts excessifs.

Ces frais élevés sont si importants pour les sociétés émettrices de cartes de crédit qu’une règle de l’administration Biden visant à plafonner les frais de retard à 8 dollars menaçait de réduire considérablement les bénéfices du secteur. La Chambre de commerce, le plus grand groupe de lobbying commercial du pays, a immédiatement poursuivi en justice l’agence afin de bloquer cette règle.

Pour tirer profit de ces frais élevés, les détaillants obligent leurs employés à devenir des vendeurs de cartes de crédit. « Les entreprises recrutent des travailleurs à bas salaire pour cibler d’autres personnes à bas salaire avec des produits prédateurs », a déclaré M. Frotman.

Chez des employeurs tels que Macy’s et Kohl’s, la rémunération des employés de détail dépendrait en partie de la réalisation d’objectifs de vente pour inciter les clients à souscrire à des cartes de crédit du magasin. Ces exigences sont devenues une source de conflits contractuels lors des négociations syndicales dans certains magasins.

Leur salaire étant en jeu, les employés de détail sont souvent contraints de vendre des cartes aux clients sans avoir reçu la formation adéquate pour évaluer leur solvabilité. C’est pourquoi les régulateurs ont mis en garde contre le fait que les normes de souscription des cartes de crédit des détaillants sont moins strictes, ce qui peut conduire les clients à conclure de mauvaises affaires et à s’endetter.

« Quelqu’un pense-t-il que cela va bien se terminer ? », a demandé M. Frotman.

En moyenne, les titulaires de cartes de crédit des détaillants sont plus susceptibles que les autres clients de cartes de crédit de reporter leur solde et de ne payer que le montant minimum dû chaque mois, ce qui augmente le risque de s’endetter, selon les conclusions du gouvernement.

Dans le domaine des soins de santé, la vente de cartes de crédit peut être encore plus abusive, contribuant à la crise croissante de l’endettement médical dans le pays.

Pour les millions d’Américains qui n’ont pas d’assurance maladie ou qui ne sont pas entièrement couverts, les médecins et les infirmières proposent désormais ces cartes ou d’autres prêts à tempérament pour les aider à payer leurs frais médicaux. Alors que ces cartes étaient historiquement proposées uniquement pour les interventions non urgentes, elles sont de plus en plus souvent promues pour les dépenses de santé de base et les urgences médicales. CareCredit de Synchrony Financial, l’un des plus grands acteurs financiers du secteur médical, compte désormais 11,7 millions de titulaires de cartes et répertorie plus de 250 000 partenaires de soins de santé.

Dans le domaine des soins de santé, la vente de cartes de crédit peut être encore plus abusive, contribuant à l’aggravation de la crise de l’endettement médical dans le pays.

Si les cartes de crédit médicales peuvent réduire les frais de facturation et d’administration des prestataires de soins, les régulateurs ont constaté que la vente de ces cartes s’accompagne souvent d’une divulgation minimale des conditions très strictes, des programmes de remise de factures des hôpitaux à but non lucratif. Dans certains cas, les cartes ont été vendues à des patients dont les interventions, à leur insu, auraient pu être couvertes par leur assurance maladie ou par des programmes de remise de factures des hôpitaux à but non lucratif.

« Nous avons transcrit les appels téléphoniques que nous avons eus avec les hôpitaux afin de montrer comment ils incitent subtilement les gens à utiliser ces produits de paiement », a déclaré Eli Rushbanks, avocat général de l’organisation à but non lucratif Dollar For, qui défend les droits des patients et qui a soumis en 2023 un commentaire public demandant une enquête gouvernementale sur la question. « Nous avons pris des captures d’écran de sites web qui mélangent les notions de Medicaid, d’aide caritative et de plan de paiement sous le terme vague d’aide financière. »

L’American Prospect a même rapporté que les régulateurs avaient eu connaissance de cas où des patients ne se souvenaient pas avoir accepté d’utiliser une carte de crédit médicale. Il s’est avéré qu’ils avaient été inscrits à ce service alors qu’ils étaient sous anesthésie.

À la pointe de la prédation

Dans leur quête pour adopter la finance intégrée, les entreprises s’aventurent dans de nouveaux domaines non réglementés de la banque et du crédit.

Les applications de covoiturage Uber et Lyft ont développé des cartes de débit émises par l’entreprise, des applications de traitement des paiements et même des programmes internes de crédit automobile qu’elles proposent à leurs chauffeurs. Ces services de paiement ne sont pas couverts par la FDIC, et les branches de prêt ont été poursuivies en justice pour des pratiques illégales et abusives, telles que l’application de taux d’intérêt supérieurs à la moyenne du secteur. Tous ces arrangements financiers menacent de piéger les travailleurs du covoiturage dans leur emploi, leur employeur agissant de facto comme leur banquier.

Amazon a également commencé à proposer à ses employés un produit appelé « accès au salaire gagné », qui leur prête leur salaire avant le jour de paie, les endettant ainsi auprès de leur employeur. Le secteur de l’accès au salaire gagné a été critiqué pour exploiter les travailleurs à faibles revenus en leur imposant des pénalités élevées en cas de retard de paiement.

Plus particulièrement, les grandes surfaces et les magasins d’alimentation proposent de plus en plus souvent des options « achetez maintenant, payez plus tard » à la caisse, offrant ainsi aux consommateurs un financement à court terme pour des achats qu’ils ne peuvent souvent pas se permettre.

Achetez maintenant, payez plus tard est une option de financement à court terme qui permet d’obtenir des prêts de faible montant remboursables par versements échelonnés. Parfois présentées comme des prêts sans intérêt, les options « achetez maintenant, payez plus tard » impliquent souvent des frais de retard coûteux et des conditions sournoises qui peuvent imposer aux emprunteurs des taux d’intérêt exorbitants s’ils ne remboursent pas leur prêt à temps.

Quarante pour cent des emprunteurs « achetez maintenant, payez plus tard » ont déclaré avoir manqué au moins un de leurs versements, ce qui a entraîné des frais de retard.

Bien que les programmes « achetez maintenant, payez plus tard » facturent souvent aux commerçants des frais de transaction plus élevés que les cartes de crédit, presque toutes les grandes chaînes de magasins proposent désormais cette option, car elle permet de générer plus de ventes. Un certain nombre d’entreprises, dont Costco, intègrent désormais les options « achetez maintenant, payez plus tard » de fournisseurs tels que Affirm, Klarna et Afterpay directement dans leurs sites web et leurs applications afin de capter une plus grande part des revenus qui en découlent.

Ces offres encouragent les détaillants à promouvoir un produit financier largement non réglementé. Plus d’un quart des Américains utilisent désormais les programmes « achetez maintenant, payez plus tard » et, selon une récente enquête menée par LendingTree, environ 25 % de ces clients utilisent régulièrement cette option pour payer des articles de base tels que des produits alimentaires. Plus inquiétant encore, 40 % des emprunteurs ayant recours à des programmes « achetez maintenant, payez plus tard » ont déclaré avoir manqué au moins un de leurs versements, ce qui a entraîné des frais de retard.

« La commercialisation des prêts « achetez maintenant, payez plus tard » peut les faire apparaître comme une option de crédit sans risque », peut-on lire dans un rapport du Bureau de protection financière des consommateurs (CFPB) de 2022 qui identifie « plusieurs domaines présentant un risque de préjudice pour les consommateurs ». Le rapport conclut que les emprunteurs ayant recours à des programmes « achetez maintenant, payez plus tard » sont plus susceptibles d’être « fortement endettés », d’avoir « des impayés sur des produits de crédit traditionnels » et de présenter « des niveaux élevés de difficultés financières ».

L’évaluation de l’agence a également souligné que les prêteurs « achetez maintenant, payez plus tard » pourraient se livrer à une forme d’« arbitrage réglementaire » en opérant stratégiquement dans l’ombre et en évitant les normes juridiques plus strictes imposées aux autres marchés financiers.

En plus de s’attaquer aux consommateurs, la finance intégrée cible également les petites entreprises indépendantes.

Des entreprises de technologie financière telles que Shopify, PayPal et Square, fondée par Jack Dorsey, le fondateur de Twitter, offrent des services de gestion d’entreprise aux entreprises naissantes, notamment le traitement des transactions, l’un des principaux obstacles au commerce de détail numérique. Mais ces avantages ont un revers : les plateformes orientent les petites entreprises vers les avances de fonds aux commerçants, un service financier pratiquement non réglementé qui a été accusé de pratiques abusives.

Les avances de fonds aux commerçants fournissent aux entreprises des lignes de crédit, mais au lieu d’attendre un remboursement direct, les prêteurs prélèvent un pourcentage fixe sur les ventes des entreprises jusqu’à la fin de la durée du prêt. En affirmant que leur produit n’est pas un prêt soumis à la réglementation financière, mais plutôt un investissement dans l’entreprise de leurs emprunteurs, les fournisseurs d’avances de fonds aux commerçants sont libres d’imposer aux entreprises des paiements exorbitants et d’échapper aux plafonds fixés par l’État sur les frais d’intérêt excessifs.

Catastrophe réglementaire

Les efforts déployés de longue date par les États-Unis pour séparer les activités bancaires et commerciales n’ont pas suivi le rythme de la croissance fulgurante des institutions financières non bancaires. Bien que ces entreprises pratiquent le même type de prêts que les banques, elles n’acceptent pas les dépôts commerciaux traditionnels. Cela signifie qu’elles ne sont pas soumises à la même surveillance réglementaire de la part des autorités bancaires chargées de protéger les consommateurs contre les risques financiers.

L’application numérique Juno, par exemple, se présentait comme un « substitut complet aux services bancaires » offrant de meilleurs taux d’épargne, mais sans les protections des consommateurs telles que l’assurance FDIC. Ainsi, lorsque Synapse, une société de logiciels sur laquelle Juno s’appuyait pour ses services techniques back-end, s’est effondrée en 2024, de nombreux clients de Juno ont perdu toute leur épargne.

Sous l’administration Biden, le Bureau de protection financière des consommateurs et d’autres agences ont mené une série d’actions et d’enquêtes visant à atténuer les risques associés au marché florissant de la finance intégrée. Les enquêteurs gouvernementaux ont examiné les pratiques abusives dans le domaine des cartes de crédit au détail, des prêts pour dettes médicales, des services « achetez maintenant, payez plus tard » et des applications de paiement numérique. Certaines de ces enquêtes ont abouti à de nouvelles réglementations, telles que la règle de 2024 qui étendait le pouvoir de surveillance des régulateurs financiers aux plateformes de paiement des grandes entreprises technologiques et les réglementait aussi strictement que les banques.

Cette règle a suscité la colère du secteur technologique et a été immédiatement abrogée par l’administration Trump, tout comme une série d’autres réformes financières de l’ère Biden. Depuis lors, l’un des principaux organismes de surveillance financière du pays, le Bureau de protection financière des consommateurs, a été systématiquement démantelé sous la direction de la Maison Blanche.

L’administration Trump a même indiqué qu’elle rouvrirait les demandes d’agrément pour les sociétés de crédit industriel, ces banques détenues par l’industrie automobile qui ont joué un rôle dans la crise financière de 2008. Cette nouvelle a incité les quatre grands constructeurs automobiles du pays à déposer de nouvelles demandes d’agrément pour exploiter leurs propres banques.

En conséquence, les consommateurs se retrouvent livrés à eux-mêmes dans ce nouvel univers étrange de la « bancarisation », avec des conséquences inquiétantes.

Prenons l’exemple de Paula, une résidente de Floride qui a dû subir une intervention dentaire d’urgence coûtant plusieurs milliers de dollars. Son assureur refusant de la prendre en charge, son dentiste lui a recommandé de souscrire à un plan de paiement CareCredit afin de pouvoir régler la facture.

Selon une lettre de commentaires publics soumise aux autorités de régulation des consommateurs par le groupe de défense Consumer Reports en son nom, Paula a payé le montant demandé chaque mois, mais lorsque la période promotionnelle sans intérêt du plan a expiré, il lui restait encore un solde de 700 dollars à payer, et les intérêts ont donc commencé à courir. Le mois suivant, la facture de Paula a doublé pour atteindre 1 400 dollars. Il s’est avéré que, grâce aux clauses en petits caractères non réglementées de Care Credit, la société a facturé des intérêts sur le coût total initial de sa facture médicale, plutôt que sur son solde restant.

Pour Paula, la commodité sans friction offerte par la finance intégrée n’était pas une panacée, mais un piège à dettes.

Comme elle l’a dit sans détour dans sa lettre de commentaire, « je préfère souffrir plutôt que de payer les intérêts exorbitants qui me sont facturés ».

Cet article a été publié pour la première fois par The Lever, une rédaction d’investigation indépendante primée.

CONTRIBUTEURS

Luke Goldstein est journaliste pour The Lever. Il est journaliste d’investigation basé à Washington, DC. Il a récemment été rédacteur pour American Prospect et a travaillé auparavant pour l’Open Markets Institute.

Traduction Deepl revue ML