LEFT RENEWAL BLOG
Après le Népal voici peu, à Madagascar, la jeunesse s’organise et se fait entendre : le collectif « Gen Z Madagascar » mobilise dans la rue et en ligne contre les coupures d’électricité, le manque d’eau potable et la corruption. Mais derrière ces revendications immédiates se profile une colère plus profonde, nourrie par la pauvreté endémique et l’exploitation minière qui enrichit des intérêts étrangers tandis que la population reste démunie. Une révolte inédite, horizontale et connectée, sous l’étendard du « Jolly Roger, » le drapeau pirate tiré de la série One Piece .
« Lorsqu’on parle d’idées qui révolutionnent une société tout entière, on énonce seulement ce fait que, dans le sein de la vieille société, les éléments d’une société nouvelle se sont formés et que la dissolution des vieilles idées marche de pair avec la dissolution des anciennes conditions d’existence. »
Karl Marx, Manifeste du Parti communiste, 1848.
« Leo be » (« il y en a marre »). C’est le slogan repris par des milliers de manifestants à Madagascar, depuis plusieurs jours. Les protestataires, pour nombre d’entre eux, se réclament d’un collectif « Gen Z Madagascar » crée mi-septembre sur les réseaux sociaux. Ce mouvement lancé par des jeunes malgaches, de l’île et de la diaspora, rencontre un écho considérable. Ils protestent aujourd’hui contre les conditions de vie qui empêchent toute vie familiale et économique normale. La mobilisation est inédite par sa forme et son ampleur. Des milliers de personnes ont bravé l’interdiction préfectorale interdisant tout rassemblement dans la capitale, Antananarivo.
L’organisation, qui se présente comme un « mouvement pacifique et citoyen », dénonce « les coupures d’électricité constantes et le manque d’accès à l’eau potable », mais aussi « la corruption systémique au sein des institutions » et « la pauvreté extrême qui touche une grande partie de la population », selon un communiqué publié jeudi. Le pouvoir, pour tenter de stopper le mouvement, leur a accordé la tête du ministre de l’Énergie le lendemain matin des manifestations. Cette éviction survient alors que la police a tiré à balles réelles, tuant six manifestants vendredi (certaines sources disent cinq tués) et en en blessant trente. Jusqu’alors les forces de répression n’utilisaient « que » des balles en caoutchouc, moins létales.
La journaliste Iss Heridiny, du quotidien de référence dans l’Ile Midi Madagasikara, rapporte ainsi ces événements sanglants : « Le vendredi 26 septembre vers 10 heures, un affrontement entre les manifestants et l’ensemble des agents de l’ordre public a eu lieu dans plusieurs lieux, notamment Tsena, Bazary Kely, Tanambao. Le bilan est de six morts dont un étudiant de l’université (…). Vers 15 h, ses amis et condisciples, ont décidé de faire le tour de la ville du Pain de sucre en portant le corps de l’étudiant. « Nous n’avons pas d’armes et sommes restés dans le campus le jeudi 25 septembre, mais ils sont venus ici pour nous attaquer. Notre camarade n’avait rien dans les mains. Il était dans la rue, pourtant on lui a tiré dessus. Cet acte est condamnable. Pour le respect de notre ami, nous n’allons pas céder. La lutte continue jusqu’à ce que la justice soit faite », a déclaré l’un d’entre eux. »
Le choc est considérable dans l’île et dans la diaspora. D’autant que tous les témoignages confirment la volonté pacifique des manifestants. Une observatrice de France 24, Mellit Derr, rapporte, le lendemain du drame, le témoignage de son « relais » malgache : « C’était un mouvement pacifique, on est venus avec des fleurs, justement pour montrer qu’on n’avait pas d’armes, qu’on n’était pas là pour taper sur des gens (…). Tout le monde était de bonne humeur, on était contents de retrouver beaucoup de nos amis. » Après les affrontements de jeudi à Antananarivo, les autorités ont instauré un couvre-feu nocturne dans la capitale, de 19 h à 5 h du matin. Et, un calme relatif s’est établi, depuis, dans toutes les villes de l’île.
En dénonçant les élites corrompues, le mouvement Gen Z Madagascar cible un mal qui ronge un pays aux ressources considérables mais dont 80% de la population soit près de 22,4 millions de personnes sur 31 millions d’habitants vit sous le seuil international de pauvreté, un revenu inférieur à 2,15 dollars par jour [1]. La pauvreté touche particulièrement les zones rurales, où la majorité de la population dépend d’une agriculture de subsistance et ne bénéficie guère de l’accès aux services de base (éducation, santé, infrastructures), mais la pauvreté urbaine augmente aussi, notamment en périphérie d’Antananarivo en raison d’un exode rural massif. Et les jeunes sont souvent victimes d’un chômage élevé et peinent à trouver des emplois qualifiés. Chez les jeunes de 18 à 35 ans, le taux de chômage atteint environ 42%. Cette jeunesse, bien que plus instruite que les générations précédentes, est touchée par le chômage en raison d’un marché du travail saturé, du manque de formation adaptée, d’expérience, et de l’inadéquation entre les qualifications et les attentes du marché.
La part de cette génération dans les mouvements actuels de protestation exprime la désillusion qui la mine. Ce constat est devenu une sorte de loi de (dys)fonctionnement des sociétés du capitalisme financiarisé. « Alors que l’indice de développement humain (IDH) progresse au niveau mondial, Madagascar reste enfermé dans un paradoxe inquiétant. Malgré une légère amélioration de son score, les inégalités internes s’aggravent, reléguant une large part de la population à la marge du progrès », note le journal midi madagasykara dans un article du 27 septembre. Le PIB par habitant pour 2025, estimé à 516 dollars par les experts de la BPI [2], reste très faible et place Madagascar parmi les derniers pays du classement africain et mondial sur cet indicateur.
Le rapport préliminaire 2025 sur le Développement humain du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) met en lumière une situation préoccupante. En 2023, Madagascar occupait le cinquième rang le plus bas au monde en matière d’IDH, se classant 150e sur 166 pays, avec un indice de 0,529, bien en deçà de la moyenne régionale de l’Afrique subsaharienne (0,574) et de la moyenne mondiale (0,739). Ce score masque toutefois des réalités bien plus dures. Les inégalités internes annulent près de 28 % des gains de développement humain, selon le calcul de l’IDHI (Indice de développement humain ajusté aux inégalités). Cela signifie que la croissance enregistrée ne profite qu’à une fraction restreinte de la population. Les écarts sont particulièrement visibles en matière d’accès aux soins, à l’éducation de qualité et aux revenus décents.
Pourtant, pourtant, la nature a pourvu le pays de grandes richesses. Madagascar est le premier producteur mondial de vanille, couvrant près de 85 % de la production mondiale, exportée principalement vers le secteur de la parfumerie et la pâtisserie. La côte orientale en est fertile et cultive également des caféiers réputés. Aux alentours de la côte occidentale sont cultivés la canne à sucre, le riz, le maïs, le poivre et le cacao.
Mais, surtout, Madagascar dispose de vastes réserves de nickel, cobalt, or, saphir, titane, chrome, bauxite et graphite, pierres précieuses. Ces ressources minières sont, à l’heure actuelle, estimées à près de 800 milliards de dollars ! Qui exploite donc ces richesses, qui confisque le travail des Malgaches ?
Les richesses minières de Madagascar sont sous la coupe de plusieurs acteurs, majoritairement des entreprises étrangères alliées, parfois, à l’État malgache. Trois acteurs majeurs exploitent les richesses du pays. Tout d’abord, à Toliara, un projet dit « Base Toliara » du nom de cette exploitation au sud-ouest de l’ile. Ce projet est porté par la société Base Resources, une entreprise australienne qui a été récemment rachetée par une société américaine, Energy Fuels Resources Inc. Elle exploite un important gisement d’ilménite (oxyde de fer et titane) dans le sud-ouest de Madagascar (Ranobe). Ce projet minier qui sera lancé en 2027, est l’un des plus grands investissements miniers du pays depuis une décennie. Il prévoit une production importante d’ilménite, rutile, zircon et monazite sur 38 ans. Objectif principal : alimenter les pays occidentaux en terres rares [3]. Mais le projet Base Toliara est fortement contesté. Depuis sa suspension en 2019, des mouvements de la société civile dénoncent les graves impacts environnementaux et sociaux. Le projet menace l’écosystème local, notamment la forêt Mikea et le mode de vie des populations d’agriculteurs, pêcheurs et éleveurs. Il y a eu des manifestations violentes et une forte opposition locale notamment sur les risques pour la biodiversité, les ressources en eau et les droits des peuples autochtones. Après une réforme du code minier, la suspension du projet a été levée en novembre 2024 par le gouvernement malgache, suscitant une mobilisation importante et une répression sévère contre les opposants.
Où l’on retrouve Rio Tinto…
Le second exploiteur des richesses du pays est l’entreprise Ambatovy Minerals SA, qui porte l’un des plus grands projets miniers à Madagascar avec un investissement supérieur à 8 milliards de dollars, dans l’exploitation de nickel et cobalt. Cette entreprise est la seule actuellement éligible aux avantages prévus dans la loi sur les grands investissements miniers [4]. Enfin, la société QMM (QIT Madagascar Minerals), détenue à 80% par le groupe minier international Rio Tinto et à 20% par le gouvernement malgache, elle exploite des sables minéralisés contenant de l’ilménite et du zircon.
L’histoire de Rio Tinto vaut le détour. Elle est, en quelque sorte, emblématique de la voracité du capitalisme et de la destruction de la planète qui va avec. Rio Tinto est un groupe minier multinational anglo-australien, l’un des plus grands au monde. Son siège social est partagé entre Melbourne en Australie et Londres au Royaume-Uni. Le groupe est spécialisé dans l’extraction et la production de divers minerais, notamment l’aluminium, le fer, le cuivre, le charbon et l’or. Le nom de Rio Tinto remonte au temps d’une exploitation minière ancienne en Espagne, dans la région d’Andalousie, où le bassin minier de Rio Tinto était exploité depuis plus de 2.000 ans. L’entreprise moderne Rio Tinto a été créée en 1873, à partir de la reprise de ces mines espagnoles, et est devenue célèbre pour sa production importante de cuivre à la fin du 19e siècle. Aujourd’hui, ce géant possède des actifs principalement en Australie, au Canada, en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Afrique. Après le rachat du canadien Alcan en 2007, l’aluminium constitue désormais la principale activité du groupe en volume. Rio Tinto, à sa manière a aussi marqué l’Histoire. Contre son exploitation destructrice, les habitants de cette région espagnole se rebellèrent et organisèrent en 1888 ce qu’on peut considérer comme les premières manifestations écologistes de l’histoire. Le 4 février 1888, le moment fut brutalement réprimé : l’armée espagnole, appelée par la direction de la mine et les autorités, ouvrit le feu sur la foule, faisant entre 100 et 200 morts.
A Madagascar, comme dans d’autres régions du monde, la jeunesse qui se reconnait dans cette « génération Z » a repris le flambeau de cette contestation tout à la fois sociale et écologiste. A Madagascar, à l’origine de mobilisations massives contre la dégradation des conditions de vie, le mouvement « Gen Z » ne fonctionne pas selon un modèle classique : il ne possède pas, par exemple, de dirigeants identifiés ou de porte-paroles officiels. Les manifestations récentes sont coordonnées à travers les réseaux sociaux et inspirées d’exemples internationaux, privilégiant l’action collective et la décentralisation. Leur emblème, pour eux comme pour cette sorte d’Internationale qui agit dans le monde entier et qui refuse d’être dirigée par des « chefs », est le drapeau pirate Jolly Roger tiré de la série animée One Piece. Le mouvement malgache « Gen Z » se vit donc comme une organisation à structure horizontale, sans dirigeant, utilisant les réseaux pour débattre et protester, portée par des dynamiques collectives et numériques. Cette internationale compte de nombreuses manifestations à son actif. Ainsi le mouvement « Fridays for Future » initié par Greta Thunberg, qui a donné lieu à des marches mondiales pour le climat, ou encore l’organisation « Zero Hour » de Jamie Margolin, basée aux États-Unis, qui mobilise des jeunes à l’échelle internationale contre le changement climatique.
Notons aussi ces mobilisations locales et nationales menées par « Gen Z » en Inde, au Nigeria, au Brésil et en Europe ont émergé sur des thèmes tels que l’environnement, l’égalité, les droits civiques et le féminisme, souvent structurés par des collectifs, non par des leaders exclusifs.
Rappelons enfin qu’une révolte dite de « génération Z » vient de se dérouler au Népal. À partir du 8 septembre, le Népal – coincé entre les mastodontes indien et chinois – est devenu l’épicentre d’un séisme politique sans précédent. Ce qui n’était au départ qu’un coup de sang de la jeunesse connectée s’est transformé en révolte nationale. Les médias locaux l’ont baptisée « la Révolution de la Génération Z ». Résultat : un gouvernement poussé vers la sortie, des dizaines de morts, des centaines de blessés, et un paysage politique bouleversé. Dans ce pays aussi, la jeunesse est désespérée. Les enfants détestés des familles des riches et puissants corrompus paradant avec tous leurs atours et bijoux sont dénoncés comme des « Nepo Kids ». Le hashtag #Nepobabies a largement circulé pour critiquer ces enfants de puissants dirigeants affichant leurs modes de vie extravagants sur les plateformes des réseaux sociaux. Alors que 20% des 15 à 24 ans sont réduits au chômage et que nombre d’autres survivent avec des salaires de misère, un tiers des enfants âgés de 5 à 17 ans travaillent, souvent dans des conditions dangereuses, avec une grande part qui combinent travail et absence scolaire. Le travail précoce des enfants est surtout lié à la pauvreté familiale.
Sous le titre « De l’écran aux pavés : la chronologie d’une explosion », le Baku Network (un centre analytique azerbaïdjanais) rendait compte le 11 septembre 2025 de la révolte népalaise : « Tout a commencé par une décision technocratique, en apparence anodine : bloquer 26 réseaux sociaux – Facebook, X (ex-Twitter), YouTube, Instagram ou encore LinkedIn – pour non-respect des procédures d’enregistrement imposées par le ministère des Télécommunications. Mais derrière ce prétexte réglementaire se cachait un baril de poudre sociale : chômage massif, corruption endémique, ascenseur social en panne pour une jeunesse diplômée mais sans avenir. »
Du Népal à Madagascar, nous sommes en train de changer d’époque. Les jeunes générations s’emparent des outils de communication d’aujourd’hui pour les transformer en armes de combat de demain. Comme le rappellent deux chercheurs, Raphael Lupovici et Melanie Lecha, dans le numéro du 3 juillet 2025 de la Revue politique : « La médiatisation des mouvements sociaux s’est transformée sous l’influence des technologies numériques, au point que certaines mobilisations ont fait le pari de s’émanciper des logiques traditionnelles de représentation en s’appuyant sur une communication en ligne. » Ce qui fut donc l’outil parfait de la parcellisation de la société et de l’individu-roi se retirant sur son aventin de la vie sociale, se transforme ainsi en un moyen de rassemblement pour changer la société. Comme disait un des maîtres du désespoir, Thomas Bernhard : « Le beau c’est l’imprévu » [5].
Notes
[1] En 2025, la Banque mondiale estime que 79,7% des Malgaches vivent dans l’extrême pauvreté. En 2022, ce chiffre était autour de 75%. La pauvreté est très marquée dans les zones rurales (près de 80%) mais elle augmente rapidement en milieu urbain, notamment dans les villes secondaires où elle atteint désormais 61%. L’insécurité alimentaire touche particulièrement le Grand Sud, avec des taux de pauvreté qui dépassent 90% dans certaines régions. Les privations sont multiples (accès à l’éducation, santé, logement, alimentation) et sont aggravées par les catastrophes climatiques, la croissance démographique et la faiblesse de l’emploi productif. Voir ICI.
[2] Source : BPIFRANCE, Direction de l’évaluation des études et de la prospective-fiche pays Madagascar. Janvier 2025. Voir ICI.
[3] Suspension en 2019 pour raisons sociales / environnementales, en particulier contestations sur les bénéfices pour les populations locales, les impacts sur la pêche, sur la zone côtière. Le Code minier de Madagascar a modifié l’environnement réglementaire de 2023 pour permettre à Energy Fuels de reprendre l’activité. L’opération illustre la manière dont les États-Unis et l’Union européenne comptent s’appuyer sur les futurs producteurs de terres rares en Afrique, en vue de réduire leur dépendance à la Chine. Pour Mark S. Chalmers, PDG d’Energy Fuels, « les capacités actuelles et prévues de séparation des terres rares de l’usine, contribueront grandement à la mise en place d’une chaîne d’approvisionnement occidentale en terres rares ».
[4] La LGIM (originalement loi de 2001 modifiée en 2005) offre un régime très attractif pour les investissements miniers de grande envergure (au-dessus d’un certain seuil). Parmi les principaux avantages : une exonération temporaire du minimum de perception à l’Impôt sur les Bénéfices des Sociétés, des taux réduits pour d’autres impôts, une franchise des droits de douane, ou encore, côté devises, la possibilité de transférer les opérations courantes (paiements, rapatriement des bénéfices/dividendes) sur simple déclaration…
[5] Thomas Bernhard, Perturbation, éditions Gallimard, collection L’imaginaire, 1967.
Michel Strulovici est un journaliste français.
Cet article est paru initialement dans le journal en ligne les humanités média.