Michèle Riot-Sarcey
Face au déni du réel. Comment redonner sens à l’expérience comme à la réflexion collective ?
Depuis plusieurs mois, les informations se succèdent, révélant une croissance inquiétante des inégalités. Pire ! en France, la valeur du patrimoine des fortunes françaises se consolide au point de restituer à l’héritage la place acquise … au XIXe siècle. Le travail a décidément perdu de sa valeur. À côté, bien ancrés dans leur réalité, les marchés financiers affichent une santé insolente.
Le sentiment d’impuissance était en train de l’emporter chez nos contemporains quand, « soudain », le mouvement Bloquons tout est apparu sur les réseaux sociaux révélant, une nouvelle fois, la lassitude générale en même temps que le malentendu abyssal entre le monde politique institutionnalisé et la population, lasse de subir les inégalités croissantes … Inquiets, les représentants se préparent, chacun à sa manière, mais tous se mobilisent en pensant exclusivement aux prochaines élections. La gravité de ce qui se passe à Gaza, la guerre en Ukraine, les violences guerrières au Soudan … comme les incendies spectaculaires de cet été ont disparu des discours avec les premières pluies. L’ensemble des regards, fixés sur l’action du moment, laissent nécessairement à distance le questionnement de « comment en est-on arrivés là ? » Face à l’impuissance politique, faire circuler les informations, les analyser, mobiliser chacun d’entre nous pour réfléchir ensemble à des solutions alternatives, n’est aucunement la priorité de la plupart de nos représentants. On comprend, dans de telles conditions, que des citoyens cherchent à se faire entendre en agissant en marge des institutions traditionnelles. Répondre, au moins en partie, aux attentes pressantes, tant sociales qu’écologiques de nombre d’habitants de ce pays, tout en introduisant une brèche dans l’indifférence apparente des autres – toutes générations confondues –, ne semble pas la préoccupation du moment. Vouloir devenir calife à la place du calife détermine manifestement le comportement politique.
La situation, partout dans le monde, présente des caractères à la fois inédits, désastreux voir tragiques et donc, littéralement, affolants. Les massacres quotidiens font partie de l’environnement d’une humanité aux prises avec les forces politiques en armes, avant tout préoccupées de perpétuer un pouvoir auquel ils tiennent, quelle que soit la manière dont ils l’ont acquis. La catastrophe n’est plus seulement une menace, elle participe de l’instant présent. Aussi, la tentation de se détourner du réel correspond à un mouvement presque naturel tant cette pratique est répandue, voire attendue.
Édifié en modèle par la presque totalité des dirigeants de la planète, le détournement des esprits des réalités insoutenables est aujourd’hui la seule réponse proposée aux populations, désorientées par la catastrophe. Ainsi, les autorités laissent-elles entendre qu’elles épousent le désir commun ; celui du repli sur soi. Il faudrait se comporter comme avant, ne rien changer, vaquer à ses activités, oublier que la Méditerranée est aussi un cimetière et que, pour un temps, il est possible d’oublier Gaza, les otages israéliens, l’Ukraine, les populations du Soudan, celles du Cachemire, celles de Birmanie, du Congo, et bien d’autres habitants de la planète voués à l’horreur … Tandis que la dégradation climatique entraîne immanquablement la destruction d’une partie des espèces, la conscience de cette détérioration du monde vivant devrait nous contraindre à des réductions drastiques de la consommation comme de la production. En d’autres termes, nous devrions nous préparer à changer en profondeur notre mode de vie. Les gouvernants, comme l’ensemble des aspirants au pouvoir, cherchent au contraire à conserver la plus grosse part des ressources disponibles et préfèrent engager des guerres désastreuses plutôt que d’affronter la réalité d’une humanité menacée. Ne rien voir, ne rien entendre, c’est le choix d’un monde politique largement aidé par la sphère publicitaire, laquelle envahit l’ensemble des réseaux d’informations. Présente dans le moindre recoin des écrans, celle-ci promeut sans compter la production marchande destinée, pour l’essentiel, à la destruction, à très court terme. En dépit des avertissements des scientifiques, de la réalité des massacres mis au jour comme des inégalités croissantes dénoncées, ici et ailleurs dans le monde, la réalité semble échapper au plus grand nombre. L’aveuglement général perdure et grandit.
Plutôt que d’affronter le réel, les gouvernements des pays, la majorité des politiques, les moyens d’information préfèrent reconstruire une réalité correspondant à leurs attentes, en fonction de leur propre stratégie, toujours pensée à très court terme. L’envahisseur devient l’agressé, le destructeur des espèces vivantes n’est plus qu’une victime économique. Et l’immigré, contraint d’échapper à la misère, voire à la mort, est désigné comme parasite, prédateur et corrupteur de civilisation. Face à ce mouvement généralisé de dénégation, on comprend les détours et les refuges dont usent et mésusent nombres d’individus, laissés seuls face à un monde qui vacille avant de s’effondrer.
L’indifférence aux événements dramatiques est favorisée par l’individualisation et la solitude devenue le destin d’un grand nombre de nos contemporains. Les théologiens, toutes religions confondues, cherchent à imposer les dogmes religieux auprès d’un public en quête de règles et de certitude d’avenir. Ils sont d’autant plus offensifs qu’ils savent que Dieu ne se mêlera aucunement de leurs doctrines pas plus que de leurs prédictions. Désormais, Dieu ne vous aime plus, il faut aimer Dieu (première homélie à Rome du pape Léon XIV) et si, par malheur, une bombe, qu’elle vous soit destinée ou non, vous tue, tant mieux : vous devenez un martyr, expression bien pratique aux yeux des gouvernants des pays du Golfe en particulier, et des pays à dominante musulmane en général. Ce sont eux aussi qui ont laissé s’enliser la situation des Palestiniens parqués dans des camps et périodiquement assassinés depuis 1947. Otages du Hamas, dont les attaques sanglantes du 7 octobre sont à l’origine du massacre sans précédent perpétré par Israël – au service d’un dirigeant préoccupé de sa seule survie politique –, sont aujourd’hui abandonnés par la communauté internationale, laquelle est incapable de prendre les mesures nécessaires pour arrêter l’horreur à laquelle nous assistons tous les jours en direct. L’arrivée au pouvoir aux Etats-Unis d’un prédateur affairiste arrange l’ensemble de ses pareils, de plus en plus nombreux à la tête des États que l’on dit souverains. Ils sont prêts à détruire, dans leur propre pays, la protection sociale, acquise par les déshérités, en poussant la production à outrance, celle des armes, en particulier, quel qu’en soit le prix humain.
Devant à un tel fossé qui sépare les dirigeants des dirigés, on comprend que les personnes, sans repères, cherchent, par tous les moyens, un dérivatif. Le recours aux médecines alternatives ne suffit plus, aussi se tourne-t-on volontiers vers les pratiques occultes ; la psychanalyse, un temps supplanté par le yoga et la méditation, est remplacée par toutes sortes de chamanisme, dénuées de la moindre racine traditionnelle ; le statut de coach ne fait plus figure de bullshit job, mais devient une activité lucrative au même titre que celui d’influenceur, fonction qui n’éprouve aucune difficulté à se conjuguer au masculin comme au féminin. On feint de s’occuper de soi en cherchant à être conforme à la représentation qu’en donnent les images trafiquées pour ne pas voir dans quel marasme l’humanité, à laquelle on appartient, est plongée. L’influence des plateformes règne en maîtresse et impose sa propre dynamique, les initiatives les plus louables elles-mêmes se font piéger. Pour atteindre leur but, elles doivent être visibles ; pour cela, rien de tel que de prendre part au grand théâtre des trends et de se limiter « à ce qui marche ». Les luttes sociales et environnementales ne sont pas épargnées. On ne sort plus nécessairement dans la rue par sentiment de révolte, mais aussi parce que notre influenceur préféré nous encourage à le faire. Le sens du collectif a laissé place au culte de la tendance.
La lecture se réduit au plus petit format ; le livre d’histoire se transforme en bande dessinée, tandis que le roman gothique trouve un public en quête de héros ; la vague de la new romances impose à une clientèle dépossédée de sa raison et de plus en plus infantilisée. Le moi en majesté autorise tout et n’importe quoi, du refus des vaccins à l’affichage de propos les plus irrationnels, de la terre plate à la négation de la catastrophe subie par les tours jumelles au cœur de Manhattan en 2001…
La fin de l’histoire, proclamée par Fukuyama en 1989, après la chute du mur de Berlin, a atteint son but. Le communisme est devenu un totalitarisme parfaitement compatible avec l’économie capitaliste selon le modèle de la deuxième puissance économique, la Chine. Sous la direction des dictatures, le passé est reconstruit à la mesure des besoins nationalistes, et les camps d’extermination peu à peu effacés des mémoires vivantes. L’histoire se transforme en narratif à la carte. Les héros mythiques sont magnifiés, à condition qu’ils servent la cause nationaliste. Les temporalités se confondent, le virtuel permet l’entremêlement du vrai et du faux, de l’événement reconstruit à la réalité revue et corrigée. Le prêt à penser est particulièrement recherché, l’usage de l’ainsi-nommée intelligence artificielle accentue considérablement cette impulsion générale.
Comment en est-on arrivé là ?
Ce que nous devons affronter, ou l’épreuve du réel, est, de fait, lentement advenu. Le récit du passé, avec la complexité des antagonismes qui, ponctuellement se font face, de la Révolution russe, à l’indépendance des Etats-Unis, disparaît des manuels scolaires au profit du document ou de l’analyse des totalitarismes ou des libéralismes. On parle plus volontiers d’exemplarité, de narratif que d’exactitude ou de rigueur historique, comme si le présent seul pouvait faire advenir un passé méconnu, lequel s’estompe au fur et à mesure des discours de substitution aux événements et aux conflits d’hier. La quête d’historicité n’a plus lieu d’être. Pourquoi une telle régression ?
La faculté d’échanger nos expériences, comme le constatait déjà Walter Benjamin dans les années 1930, nous fait cruellement défaut. Les mensonges officiels se sont répandus massivement dans tous les pays belligérants pendant la première guerre mondiale où il était devenu impossible de relater le cauchemar vécu par les soldats victimes de l’incurie des dirigeants et des chefs militaires. Après coup, tandis que les progrès chimiques étaient largement réinvestis dans l’autodestruction de l’humanité, la dynamique guerrière fut transformée en épopée et les soldats érigés en héros – les monuments aux morts témoignent des mensonges d’Etat – Trente ans plus tard, le silence sur expérience de destruction inédite s’est amplifié, l’effroi des camps de la mort servit de prétexte à promouvoir la nécessité de tourner la page. Les discours de substitution permirent au mutisme officiel de s’appliquer à l’ensemble des événements où l’Etat était lui-même engagé. Il faut attendre, en France, 1995 et le discours de Jacques Chirac, pour que la responsabilité du gouvernement de Vichy dans les rafles et l’envoi des juifs dans les camps de la mort soit enfin reconnue. Le même non-dit se perpétue, pendant et après la colonisation. Si les premières fissures apparaissent dans le camp de la résistance, dans les années 1970, la réalité de la Shoah reste longtemps cachée. Dans ces mêmes années, les révélations sur les exactions coloniales tardent à être révélées. Elles suivent le rythme des décalages entre les interprétations sur le vif, au service des vainqueurs et le travail historien attentif à mettre au jour une réalité longtemps laissée dans l’ombre des interprétations dominantes. Mais là encore, on tarde à intégrer les nouvelles recherches et les différentes mises au point, toujours plus difficiles à faire voir. À titre d’exemple, ce n’est que tout récemment que les violences faites aux Kenyans sont admises par la Grande Bretagne, et la France officielle vient tout juste de rendre publique la réalité de ses actions et de ses crimes pendant la décolonisation du Cameroun.
Au cours du XX siècle, les propagandes idéologiques ont trop souvent recouvert des réalités événementielles toujours plus complexes. La violence révolutionnaire fut longtemps légitimée par les exactions des dictatures militaires ; les mensonges et les formes de violence d’État, y compris dans les pays dits démocratiques, suffisent ensuite à faire valoir la nécessité des prises d’armes et des massacres de masse, de l’Amérique latine à la Chine maoïste. On oublie que des populations entières, engagées dans le combat libérateur, n’étaient ni consultées, ni incitées à s’organiser elles-mêmes. Au contraire, très tôt, la répression s’est abattue contre les opposants, de l’Indochine à l’Algérie. Ainsi, s’installe le despotisme dans l’autre camp également ; en ce sens, la référence, récurrente à gauche, à Carl Schmitt, manifestement engagé dans le nazisme, brouille souvent les cartes des adeptes du populisme dont une certaine gauche se réclame, de l’Italie à la France. Mais surtout la connaissance de l’événement est de plus en plus biaisée par le discours interprétatif, empêchant la quête de compréhension de l’individu, très souvent privé de l’échange collectif. L’exercice de la raison critique fait cruellement défaut. La mémoire compartimentée s’oppose à l’histoire, quand la transmission des expériences concrètes s’interrompt et que la quête de connaissance est remplacée par le pré-pensé : la réflexion est entravée par les interprétations officielles associées à la propagande consumériste. De plus, le recours accéléré à la mal nommée intelligence artificielle accentue l’information préfabriquée. Il n’est plus question d’organiser des rencontres où chacun discute de ce qui se passe, encore moins de ce qui s’est passé. Les commentaires sont livrés prêt à servir. La fragmentation de la société, les mesures prises contre toute initiative collective, l’isolement organisé des employés dans les bureaux, celui des ouvriers dans les ateliers, le rôle central du numérique intensifie la solitude de chacun face à son écran, seul face à sa hiérarchie et proie privilégiée du harcèlement publicitaire.
La tradition libérale d’éclatement des sociétés, la division des intérêts, la valorisation du particularisme, la protection de l’héritage individuel, ont largement contribué à désapprendre à penser à plusieurs. Au sein des régimes démocratiques, le long apprentissage de la délégation de pouvoir, renforce et facilite l’expression du ressentiment, plus qu’elle n’autorise l’action collective.
Aussi, face à une situation impossible, en France, un malentendu durable semble s’être installé parmi les observateurs, notamment chez certains intellectuels de gauche. Ceux-ci, sincèrement, cherchent à mettre fin au sentiment d’impuissance qui empêche durablement l’élaboration d’une alternative, à la fois écologique et sociale.
Le constat général de faillite des partis politiques traditionnels, la perte de confiance envers les représentants, l’attente, plus ou moins revendiquée, de démocratie réelle, n’est pas pris en compte. On cherche l’efficacité, on loue l’audience de certain parti auprès d’une fraction de la jeunesse décidée à en découdre, souvent engagée dans les collectifs à la base et qui cherche une organisation capable de regrouper l’ensemble des mécontents, une organisation non sclérosée par des pratiques anciennes où la réunionite l’emporte sur l’action. Il était en effet loisible de constater, au moment des mouvements des places, l’élan spontané d’une partie de la population prompte à l’action immédiate au détriment de la recherche d’une explication ou d’une élaboration collective. Rien d’étonnant à cela, compte tenu de la perte de pratique du raisonnement et de l’échange. Depuis des décennies, toute une population a été formée à l’apprentissage de la soumission et de la servitude volontaire. Aujourd’hui, plus qu’hier, on apprend aux enfants à reconnaître les puissants, à valoriser, the winner, à louer celui qui réussit dans les affaires. Le gagnant fait l’objet de toutes les attentions – le succès des influenceurs est le résultat d’une éducation du chacun pour soi. L’école en France, depuis François Guizot, fondateur de l’école primaire, a été conçue pour apprendre aux enfants comme aux adolescents à reconnaître les gens capables, et par conséquent à leur déléguer le pouvoir souverain du citoyen. Bien qu’inscrit dans les constitutions, ce souverain pouvoir s’est transformé en délégation permanente à des professionnels de l’exercice du pouvoir. Il y a bien longtemps que les révolutions du XIXe siècle ne sont plus enseignées dans les collèges et lycées et on attend que l’enseignement s’ouvre largement aux récits des exactions coloniales ; l’aspiration à une société plus égalitaire portée par toute une population de travailleurs, de déshérités et d’asservis au fil du temps est désormais totalement méconnue.
Or, précisément puisque cette connaissance historique manque, on comprend dans ses conditions que la quête d’un leader, si possible charismatique, se soit substituée à l’idée même d’une démocratie, laquelle est à refonder nécessairement à la base, afin de retrouver la faculté de penser et d’agir par soi-même, avec les autres.
Tout un apprentissage de la pensée critique est à réinventer. Certes, la tâche est immense car elle oblige à diffuser largement les connaissances historiques manquantes, de lever les impensés, de dénoncer les mensonges d’État, preuves et arguments à l’appui. La référence à la réussite du parti bolchevik en octobre 1917, faisant fi de la démocratie, sans prendre en compte le devenir catastrophique de l’URSS, ne suffit pas à justifier l’efficacité de LFI par exemple. Aller dans le sens de la demande d’une idéologie exempte de nuances, c’est favoriser l’ignorance ambiante, laquelle se répand en critique de l’universalisme assimilé parfois à l’esprit de conquête de la population blanche. Cette simplification de l’engagement est bien la pire des solutions, d’autant qu’à gauche, en France, les partis politiques se désintéressent de la mise en œuvre des collectifs capables de raviver une tradition démocratique et d’émancipation du XIXe siècle, largement négligée. On ignore désormais que l’association auto-organisée reposant sur l’idée que la souveraineté populaire pouvait devenir concrète fut mise en œuvre à la faveur de la Révolution de 1848. L’héritage, à savoir la transmission automatique du patrimoine, aujourd’hui contestée, était déjà, en ce temps, mise en cause, au profit d’une valorisation du travail … Il est vrai, cela ne dura qu’un temps, un temps court : celui d’une révolution violemment réprimée.
Si audience de LFI il y a, auprès d’une fraction de la jeunesse, ne pas s’interroger sur l’objectif de cette organisation qui ignore la démocratie interne, c’est accepter l’impasse d’une stratégie qui se limite à la prise de pouvoir, ou plutôt à l’aspiration à la gestion d’un gouvernement dans un système politique qui se délite, à force d’aveuglement. C’est se satisfaire de la réduction de la démocratie à l’électoralisme, c’est approuver les orientations dichotomiques qui tendent à remplacer l’électorat ouvrier par l’électorat immigré, négligeant le besoin d’émancipation et d’auto-organisation d’une population plurielle délaissée, face aux emprises idéologiques, sexistes et religieuses ; c’est négliger la nécessité d’une prise de conscience collective sur l’obligation de changer radicalement de société, non par idéal, mais tout simplement par nécessité. En effet, la solution qui se profile dans tous les pays capitalistes ou assimilés est l’extension d’une privatisation conduisant immanquablement à l’illibéralisme. En conséquence, se contenter d’une orientation consistant à gérer un pays sans l’appui concret de structures préalables, organisées en amont dans l’ensemble des lieux de vie et de travail, c’est tout simplement croire et faire croire, à la réussite d’un front populaire bis. Au moins, Léon Blum, sans doute plus conscient, en déclarant qu’il gérerait « loyalement les intérêts du capitalisme » expliquait à ses interlocuteurs que l’on ne pouvait confondre prise de pouvoir et gestion d’un État. Aujourd’hui, impossible d’imaginer la moindre inversion d’un système économique, pas même une inflexion, en l’absence d’une refonte complète de la démocratie. Non qu’il faille se satisfaire d’une organisation gazeuse, où le pouvoir en dernière instance appartient à ses chefs, ni privilégier la délégation de pouvoir mais organiser la mise en œuvre de collectifs sans exclusive dans tous les lieux de vie et de travail. Comment croire possible une résistance à l’offensive illibérale sans la participation active des tous ceux et celles qui travaillent dans les entreprises, bureaux, grandes surfaces, écoles, universités, hôpitaux ? Comment laisser croire à l’efficacité des institutions pour faire face au dérèglement climatique, sans l’assentiment actif et réfléchi de la population, quand les émanations de CO2 continuent à augmenter, en dépit des engagements antérieurs. Une partie de la population a bien saisi l’incurie des autorités, et s’est déjà organisée à des niveaux différents, des Soulèvements de la terre au RESES (réseau étudiant pour une société écologique et solidaire).
Or, aujourd’hui, la montée de l’extrême droite représente un danger réel dans tous les pays européens. Elle est, déjà, aux commandes aux États-Unis. Les empires sont en cours de reconstitution de l’Urss à la Chine. Il importe donc, plus que jamais, de prévoir, dès maintenant, une renaissance de la démocratie afin de multiplier les lieux de discussions, d’informations et de débats comme d’organisation concrète, à tous les échelons de la société. Une partie de la population s’engage dans ce sens. Il suffit d’observer les mobilisations écologiques, dans la pratique quotidienne des Amap à la constitution de coopératives, les initiatives à la base se développent. Désormais, La ZAD de Notre Dame des Landes n’est plus une exception et le Chiapas au Mexique, loin d’être le seul modèle en Amérique, a fait des émules parmi les communautés indigènes en particulier. Partout, des collectifs se constituent, la plupart du temps en marge des institutions. L’urgence est de reconstituer les réseaux pluriels, sans hiérarchie, à l’intérieur du système économique, dans l’ensemble des lieux où le travail s’effectue et où les gens vivent. Or, cette perspective n’est aucunement inscrite dans les programmes des partis, pas plus qu’elle n’est l’horizon d’un syndicalisme vieillissant dont la faible audience est, en partie, à l’origine de mouvements comme Bloquons tout. Cela n’empêche en rien l’organisation d’associations à différentes échelles, ce qui se fait très largement. La grande presse s’en fait désormais l’écho (cf Libération du 2 septembre 2025).
Plus que jamais la fondation de la démocratie réelle est notre actualité, même si elle doit prendre du temps. Pour éviter la venue d’un pouvoir autoritaire et le chaos écologique, nous n’avons plus le choix.
Michèle Riot-Sarcey, en collaboration avec Antoine Duwa.
Version transmise par l’auteure
https://blogs.mediapart.fr/michele-riot-sarcey/blog/070925/face-au-deni-du-reel
Texte repris du blog Entre les lignes Entre les mots.