La multipolarité impérialiste nécessite d’avoir une approche complexe des relations entre les puissances politiques et économiques. La Russie, la Chine et les pays d’Asie dans ce contexte apportent des exemples de cette complexité qu’il serait fallacieux de réduire au nom d’un « savoir idéologique ». ML
Alors que Poutine et Xi consolident leur partenariat « sans limites », Moscou cultive des relations de plus en plus étroites avec les principales rivales asiatiques de la Chine
par Andrea Ferrario, tiré de substack.com
En février 2022, alors que Vladimir Poutine consolidait avec Xi Jinping un partenariat qualifié de « sans limites », peu auraient imaginé que trois ans plus tard, des avions militaires russes et chinois survoleraient ensemble le ciel de l’Alaska, ou que leurs garde-côtes respectifs mèneraient des patrouilles conjointes dans l’Arctique. Pourtant, derrière cette coopération militaire croissante se cache un paradoxe stratégique qui définit la présence russe en Asie. Moscou se range résolument aux côtés de Pékin contre l’Occident, sur le plan mondial, mais cultive en même temps des relations de plus en plus étroites avec les principaux rivaux régionaux de la Chine.
Le cas le plus emblématique est celui du Vietnam. En juin 2024, en pleine troisième année de guerre en Ukraine, Poutine a été reçu à Hanoï avec tous les honneurs. Le président vietnamien To Lam a déclaré que le dirigeant russe « a contribué à la paix, à la stabilité et au développement de la région Asie-Pacifique », annonçant son intention de renforcer la coopération dans les domaines de la défense et de la sécurité. Les deux pays ont signé plus d’une douzaine d’accords bilatéraux, allant de l’énergie à la technologie nucléaire, tandis que la Russie continue d’avoir accès à la base navale de Cam Ranh Bay, essentielle pour projeter sa présence en mer de Chine méridionale.
Les relations avec l’Inde sont encore plus significatives. Lors du sommet Inde-Russie de juillet 2024, Modi a rencontré Poutine pour la deuxième fois en quelques mois, le qualifiant de « cher ami » et soulignant que leur lien « a été mis à l’épreuve à plusieurs reprises, et en est chaque fois sorti renforcé ». L’Inde a continué d’augmenter ses importations de pétrole russe, qui représentaient 40 % du total en 2023, et a mis en place des systèmes de paiement alternatifs pour contourner les sanctions occidentales. Dans le même temps, New Delhi reste fortement dépendante des livraisons militaires russes, qui représentent depuis plus de vingt ans plus de 65 % de ses importations d’armes, même si l’Inde diversifie désormais ses approvisionnements.
Cette double approche, qualifiée par les analystes de « balancing-hedging » (c’est-à-dire un équilibre entre l’alignement stratégique avec une puissance et la prudence dans le maintien de relations avec ses rivaux), n’est pas le fruit du hasard. À l’échelle mondiale, la Russie s’appuie de plus en plus sur la Chine comme partenaire économique, militaire et politique pour contrebalancer l’influence des États-Unis. Sur le plan régional, cependant, Moscou adopte une stratégie de diversification, en évitant de prendre position en faveur de Pékin dans les différends territoriaux et en maintenant des canaux de communication ouverts même avec les pays qui sont en concurrence avec elle.
La position russe sur la question de la mer de Chine méridionale est particulièrement révélatrice. Moscou n’a jamais critiqué ouvertement la Chine ni remis en question publiquement la « ligne des neuf traits », par laquelle Pékin revendique la quasi-totalité du bassin maritime. Dans le même temps, elle ne soutient pas clairement et directement ses revendications. Lorsque, en 2016, le tribunal de La Haye s’est prononcé contre les prétentions chinoises, Poutine a défendu le choix de la Chine de ne pas reconnaître le verdict, mais uniquement parce que Pékin n’avait pas participé à la procédure, sans entrer dans le fond du litige.
L’équilibre russe repose sur une logique stratégique bien calibrée. Bien que consciente des relations de Moscou avec ses rivaux régionaux, Pékin accepte tacitement cette ligne de conduite, reconnaissant qu’un désengagement russe pousserait des pays comme le Vietnam et l’Inde vers un rapprochement avec Washington. Comme l’a fait remarquer un expert des relations sino-russes, la Chine préfère que ses voisins se tournent vers la Russie plutôt que vers les États-Unis. De plus, les tensions croissantes avec Washington rendent encore plus important pour Pékin de renforcer son entente avec Moscou, considérée comme son seul grand allié possible dans le long affrontement avec les États-Unis.
L’énergie nucléaire, un instrument d’influence à long terme
L’énergie nucléaire est devenue l’élément le plus sophistiqué de la stratégie russe de pénétration en Asie, un domaine dans lequel Moscou parvient encore à rivaliser à armes presque égales avec les puissances occidentales, malgré les sanctions. Rosatom, la société nucléaire d’État russe, contrôle 88 % du marché mondial des centrales nucléaires et a enregistré en 2024 un chiffre d’affaires à l’étranger supérieur à 18 milliards de dollars. Derrière ces chiffres se profile toutefois une stratégie géopolitique à long terme, dans laquelle la coopération nucléaire, une fois mise en place, crée des dépendances structurelles durables liées à la maintenance des installations, à l’approvisionnement en combustible et à la gestion des déchets.
Le cas du Vietnam est particulièrement révélateur. Le projet de centrale nucléaire de Ninh Thuận-1, suspendu en 2016, a été relancé en janvier 2025 avec la signature d’un nouveau mémorandum entre Rosatom et Vietnam Electricity. Pendant les neuf années de suspension, la Russie a continué à investir dans le pays. Selon le PDG de Rosatom, Aleksey Likhachev, entre 2019 et 2025, l’entreprise a formé environ 400 techniciens vietnamiens, qu’elle a employés dans ses projets à l’étranger. Aujourd’hui, outre la reprise des travaux à Ninh Thuận-1, la Russie prévoit également la construction d’un nouveau réacteur de recherche, dont le chantier devrait démarrer en 2027.
L’Indonésie apparaît comme le terrain d’essai le plus ambitieux pour cette stratégie. Rosatom a présenté à Jakarta un modèle de développement modulaire, conçu pour s’adapter à la géographie archipélagique du pays. La première phase prévoit des centrales nucléaires flottantes, qui seront suivies par des centrales à haute puissance construites sur le continent. Le vice-PDG de Rosatom, Andrei Nikipelov, a souligné que les unités flottantes constituent un moyen rapide d’accéder à l’énergie nucléaire et entraînent des coûts minimes pour l’Indonésie, puisque le remplacement du combustible serait géré par les infrastructures russes. Cette proposition s’inscrit parfaitement dans les plans de développement énergétique du pays, qui prévoient la mise en service de 250 MW d’énergie nucléaire d’ici 2032, 7 GW d’ici 2040 et 35 GW d’ici 2060.
Outre le Vietnam et l’Indonésie, l’expansionnisme nucléaire russe concerne un nombre croissant de pays d’Asie du Sud-Est. Parmi ceux-ci, la Malaisie a manifesté un intérêt croissant pour les technologies proposées par Moscou. Lors d’une réunion qui s’est tenue en juin 2025 entre le PDG de Rosatom, Aleksey Likhachev, et le vice-Premier ministre malaisien Fadillah Yusof, Kuala Lumpur a exprimé un intérêt particulier pour les centrales nucléaires flottantes de 100 mégawatts.
Même des pays aux capacités technologiques plus limitées, comme le Cambodge et le Laos, explorent une éventuelle coopération avec la Russie dans le domaine nucléaire. Tous deux ont signé des accords préliminaires pour l’utilisation civile de l’énergie atomique et Moscou a proposé des programmes de formation destinés au développement des compétences locales. L’objectif à long terme est de créer un réseau de dépendances technologiques qui rendrait beaucoup plus difficiles d’éventuelles sanctions occidentales contre Rosatom. Selon Rafael Grossi, directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, sanctionner l’entreprise pourrait avoir des répercussions négatives sur la sécurité mondiale, car Rosatom fournit du combustible et des services à de nombreux pays.
Le Myanmar, laboratoire de l’alliance russo-chinoise
Le Myanmar, gouverné par une junte militaire putschiste aujourd’hui engagée dans une guerre civile, est devenu le laboratoire le plus avancé de la coopération russo-chinoise en Asie, un contexte dans lequel Moscou et Pékin expérimentent une division des rôles qui pourrait préfigurer les dynamiques régionales futures. La Chine investit des milliards de dollars dans le Corridor économique Chine-Myanmar et dans de grands projets d’infrastructure, tandis que la Russie se concentre sur le transfert de technologies militaires avancées, la coopération spatiale et le nucléaire. Il en résulte une forme de partenariat complémentaire, développé dans un contexte d’isolement international total des forces rebelles.
La création de l’Agence spatiale du Myanmar en juin 2024 est un signe fort de cette stratégie. L’agence a été placée sous le contrôle direct du chef de la junte, Min Aung Hlaing, et a vu le jour trois mois après sa visite à Moscou, au cours de laquelle plusieurs mémorandums ont été signés avec la Russie, dont un sur l’exploration et l’utilisation pacifique de l’espace. Poutine a confirmé qu’un centre de traitement des données satellitaires est déjà opérationnel au Myanmar avec le soutien de Moscou, tandis que Min Aung Hlaing a déclaré avoir beaucoup appris lors de sa visite à Samara, une région russe connue pour la production de véhicules spatiaux et de satellites.
La coopération s’est également intensifiée sur le plan militaire. La Russie a achevé la livraison des six chasseurs Su-30SME commandés en 2018 pour un montant total de 400 millions de dollars. Les deux derniers appareils ont été livrés lors d’une cérémonie qui s’est tenue en décembre 2024 à la base aérienne de Meiktila, où Min Aung Hlaing a fait bénir les avions, les qualifiant d’essentiels pour protéger l’intégrité territoriale du pays et faire face aux « menaces terroristes », c’est-à-dire la résistance démocratique armée. Malgré cette supériorité aérienne, la junte a toutefois perdu le contrôle de vastes zones dans les États ethniques et dans le centre du Myanmar, y compris deux commandements régionaux dans le nord de l’État Shan et le quartier général du Commandement occidental dans l’État Rakhine.
La coopération nucléaire ajoute une dimension stratégique supplémentaire. Rosatom est engagé dans le développement d’un projet de réacteur modulaire au Myanmar, sur la base d’un accord intergouvernemental signé en 2023, tandis que des experts russes collaborent avec des institutions locales dans le cadre de programmes de formation et d’initiatives scientifiques visant à renforcer les compétences internes. Dans le même temps, la Chine continue de jouer le rôle de principal investisseur économique. Au cours de cette seule année, la Myanmar China Harbour Engineering a signé des protocoles d’accord d’une valeur totale de 61 millions de dollars avec la Fédération du riz du Myanmar et quatre entreprises publiques, dans le but de construire des infrastructures portuaires destinées à renforcer les exportations agricoles du pays.
Le cas du Myanmar montre clairement que la Russie et la Chine mettent en œuvre une stratégie de complémentarité qui va au-delà de la simple coopération économique. D’un côté, Pékin garantit la survie du régime grâce à des investissements massifs et à l’accès aux marchés. De l’autre, Moscou fournit des technologies à haute valeur stratégique, telles que des satellites, des avions de chasse et des réacteurs nucléaires. Cette répartition des rôles permet aux deux puissances d’étendre leur influence sans entrer en concurrence directe, dessinant un modèle de pénétration conjointe qui pourrait également être appliqué dans d’autres contextes marqués par des crises ou l’isolement international.
Les limites structurelles et les perspectives d’avenir
Malgré l’expansion apparente de l’influence russe en Asie, les données mettent en évidence des limites structurelles susceptibles de compromettre la viabilité de cette stratégie. Le secteur des ventes d’armes, historiquement le plus rentable pour Moscou dans la région, a connu un effondrement spectaculaire. Il est passé de 1,4 milliard de dollars en 2014 à moins de 100 millions en 2024. Les sanctions occidentales ont remis en question la fiabilité de la Russie en tant que fournisseur militaire, poussant de nombreux pays d’Asie du Sud-Est à se tourner non seulement vers des fournisseurs traditionnels tels que les États-Unis et l’Europe, mais aussi vers de nouveaux acteurs émergents tels que la Corée du Sud et la Turquie.
Les difficultés logistiques constituent un obstacle supplémentaire. La Russie rencontre des problèmes d’accès aux marchés de l’Asie du Sud-Est en raison de l’infrastructure portuaire encore peu développée dans sa région d’Extrême-Orient et de sa forte dépendance à l’égard des routes commerciales chinoises. Le commerce bilatéral avec le Cambodge, par exemple, est passé de 239 millions de dollars en 2021 à environ 55 millions en 2024, tandis que celui avec le Laos a été réduit à seulement 5 millions. Les autorités russes elles-mêmes ont reconnu les difficultés qu’elles rencontrent pour pénétrer de nouveaux marchés, comme le montre le projet de recrutement d’un million de travailleurs indiens. Les responsables concernés ont admis ne pas avoir d’expérience avec la main-d’œuvre indienne ou sri-lankaise, soulignant les barrières culturelles et linguistiques qui entravent l’expansion.
La dépendance de nombreux partenaires asiatiques à l’égard des institutions financières occidentales impose également de fortes limites. Le Pakistan, malgré des signes de rapprochement croissant avec Moscou et un volume d’échanges commerciaux qui a atteint 1,3 milliard de dollars en 2024, reste chroniquement lié au Fonds monétaire international pour la gestion de ses problèmes économiques. Cette situation a contraint Islamabad à condamner publiquement l’invasion russe de l’Ukraine. Le projet d’importation de pétrole russe est également au point mort en raison de la non-modernisation des raffineries pakistanaises.
Le cas des Philippines sous la présidence de Ferdinand Marcos Jr. montre à quel point les changements politiques peuvent rapidement influencer les équilibres régionaux. Après une phase d’ouverture vers Moscou sous le mandat de Duterte, Manille a ramené sa politique étrangère vers des positions plus proches de Washington. En conséquence, le commerce bilatéral avec la Russie est passé de 1,16 milliard en 2021 à environ 600 ou 700 millions en 2024. Jusqu’en 2022, plus de 80 % des exportations philippines vers Moscou étaient constituées de produits électroniques. Cependant, les sanctions imposées par les États-Unis en 2023 contre les entreprises impliquées dans la chaîne d’approvisionnement de l’industrie de la défense russe ont rendu ces échanges encore plus complexes.
La Russie ne se limite plus aux stratégies économiques et militaires traditionnelles, mais expérimente également des opérations d’influence informationnelle dans des contextes qui peuvent sembler peu perméables. Le cas du Japon est emblématique. En 2024, l’agence de presse gouvernementale Sputnik a plus que triplé la diffusion de ses contenus sur le compte japonais de la plateforme X, dépassant 1,04 million de partages contre 320 000 l’année précédente. À partir d’octobre 2023, la stratégie s’est affinée. Les heures de publication ont été avancées de la soirée au matin afin de favoriser une plus grande visibilité, et les contenus alternent entre des images apparemment inoffensives, telles que des crabes ou des loutres de mer, et de la propagande anti-ukrainienne et des théories du complot.
L’objectif n’est pas tant de promouvoir un discours pro-russe que de déstabiliser la société japonaise. Cet objectif est devenu évident lorsque, en pleine campagne électorale pour le renouvellement de la chambre haute du Japon, la chaîne russe en langue locale a donné la parole à un représentant du parti d’extrême droite Sanseito, déjà en forte croissance à l’époque et qui est ensuite passé de 2 à 17 députés lors du scrutin.
Un moment particulièrement significatif a été la rencontre en mai 2024 entre Poutine et Akie Abe, veuve de l’ancien Premier ministre japonais et ancien chef du parti LDP au pouvoir, assassiné en 2022. Les douze articles publiés par Sputnik sur cet événement ont été partagés près de 10 000 fois, atteignant plus de 12 millions de vues. La tentative de légitimer la Russie à travers l’image publique d’une personnalité respectée comme Akie Abe démontre le niveau de sophistication atteint par ces campagnes, ainsi que, bien sûr, la volonté de la droite au pouvoir à Tokyo de s’impliquer. Contrairement à ce qui se passe en Europe et aux États-Unis, le Japon n’a imposé aucune restriction à Sputnik, qui reste quant à lui interdit dans l’Union européenne depuis mars 2022.
La confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine pourrait, paradoxalement, élargir ou réduire la marge de manœuvre de la Russie. D’une part, l’incertitude causée par la politique de Trump à l’égard de ses alliés traditionnels pourrait inciter plusieurs pays asiatiques à diversifier leurs alliances, créant ainsi de nouvelles ouvertures pour Moscou. Le fait qu’un nombre croissant de membres de l’ASEAN se rapprochent des BRICS, avec l’Indonésie désormais pleinement intégrée et la Malaisie, la Thaïlande et le Vietnam impliqués en tant que partenaires, reflète la volonté d’explorer des alternatives aux canaux occidentaux traditionnels.
Toutefois, l’aggravation de la polarisation mondiale risque de restreindre progressivement l’espace disponible pour la stratégie russe du « double niveau ». Plus la rivalité entre Washington et Pékin s’intensifie, plus les mécanismes d’alignement systémique ont tendance à prévaloir, réduisant ainsi la possibilité pour les pays individuels de mener une politique étrangère autonome. Les gouvernements d’Asie du Sud-Est, bien que désireux de préserver leur indépendance stratégique, pourraient être contraints de faire des choix plus nets. Dans ce scénario, la capacité de la Russie à cultiver des relations avec les rivaux régionaux de la Chine dépendrait non seulement de son habileté diplomatique, mais aussi de la volonté de Pékin de tolérer une certaine ambiguïté stratégique dans un contexte marqué par une confrontation de plus en plus directe avec les États-Unis.