International, Politique et Social

La gauche ukrainienne mérite qu’on l’écoute

Et sans doute elle doit être mieux entendue et comprise par les « gauches » occidentales et en premier lieu par celles de France. Mais il n’y a pire sourd… ML

En avril dernier, un groupe investi dans les activités du centre social alternatif linXXnet de Leipzig (qui héberge entre autres la permanence des député.e.s de Die Linke), s’est rendu en Ukraine. En janvier 2023 – un an après l’agression russe contre l’ensemble du pays – nous étions déjà allés sur place pour rencontrer la gauche politique et la société civile et en apprendre un peu plus sur les attentes de la gauche allemande.

La décision de refaire le voyage une nouvelle fois a été prise après le retour au pouvoir de Donald Trump, dont les répercussions en matière de politique étrangère font des vagues dans le monde entier. Des initiatives telles que la revendication sur le Groenland, l’évacuation de la bande de Gaza ou la possible conclusion d’un accord de paix avec la Russie par-dessus la tête de l’Ukraine témoignent d’une politique étrangère américaine radicalisée, dans laquelle seule la loi du plus fort prévaut. Notre objectif était de nous rendre compte de ce que signifient ces développements dans un pays marqué par la guerre d’agression russe depuis 2022, et comment les habitants y réagissent sur place.

Dans la nuit du 24 avril, nous avons connu à Kyiv l’attaque de drones et de missiles la plus violente depuis des mois. Alors que les médias allemands titraient sur le fait que Trump croyait à un « accord avec la Russie », plusieurs personnes sont mortes cette nuit-là et beaucoup ont été blessées. Nous-mêmes en sommes sortis sains et saufs, mais pas sans frayeur.

Lors de notre visite à l’hiver 2023, nous avions déjà pu apprécier l’efficacité de la défense antimissile ukrainienne.

Cette fois-ci, au printemps 2025, nos impressions ont été différentes. Nous avons vu un pays qui, malgré la guerre, vit de façon normale et des gens qui accomplissent des choses extraordinaires. Une société civile dynamique compense l’inaction de l’État, et des structures de gauche s’engagent, même en temps de guerre, en faveur des droits sociaux et de changements progressistes. C’est pour ainsi dire avec un esprit de défi que de nombreuses personnes font face à l’attaque russe aussi bien qu’aux manœuvres des États-Unis qui cherchent à sacrifier leur pays sur l’autel de la géopolitique. Contrairement à 2023, les discussions ont moins porté sur la livraison d’armes supplémentaires ou le rôle de l’Allemagne dans le conflit. Une chose est toutefois claire : la résistance à l’attaque russe ou à une éventuelle domination de la Russie sur l’Ukraine est énorme.

Ce texte tente de se concentrer sur les points marquants de ce que nous avons observé. Il y aurait beaucoup plus à raconter.

La gauche en Ukraine


Comme en 2023, l’un des principaux objectifs de notre voyage était d’entrer en contact avec des membres de la gauche ukrainienne. C’est un fait qu’e n Ukraine, comme dans de nombreux pays d’Europe de l’Est, la gauche est marginalisée. Après les bouleversements de 1989-90, il n’a pas été possible de faire émerger une alternative de gauche crédible et rénovée, capable de se confronter de manière critique à l’héritage du socialisme d’État – avec son fonctionnement clientéliste et répressif – et qui se positionne intelligemment dans le champ de tension intense entre orientation vers l’ouest ou vers l’est.

Dans les pays de l’ancienne Union soviétique, la politique de gauche est souvent associée au stalinisme, au contrôle étroit, à la répression et au clientélisme. En Ukraine également, même après le tournant, la gauche qui comptait encore politiquement a été dominée par les partis qui ont succédé au PCUS. Le Parti communiste d’Ukraine (KPU) a, au demeurant, remporté des succès électoraux significatifs dans les années 1990 et jusqu’aux années 2000. Il a toutefois perdu la confiance de son électorat en raison de la corruption et de son manque de crédibilité. En 2014, il n’a pas réussi à entrer à la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien, et en 2015, il a été interdit, ainsi que deux autres petits partis communistes [1].

À l’opposé des « anciens » partis, souvent nationalistes et pro-russes, il existe une gauche rénovée diversifiée, bien que petite. Parmi eux, on trouve Sotsialnyi Rukh, le mouvement social du secteur de la santé « Sois comme nous », le réseau intellectuel autour du magazine Commons, ainsi que des groupes anti-autoritaires tels que Solidarity Collective ou Direct Action. Ils ont en commun de se considérer comme des mouvements sociaux démocratiques dans une Ukraine indépendante. En conséquence des manifestations du Maïdan et de l’attaque russe contre l’ensemble de l’Ukraine, ces acteurs sont favorables à l’intégration européenne. Dans leur cadre conceptuel anti-impérialiste, la Russie est analysée comme une puissance impérialiste.

Sotsialnyi Rukh (« Mouvement social ») se considère comme le représentant des travailleurs et travailleuses et fait de la question des classes sa priorité. Enregistrée comme ONG, le chemin vers la création d’un parti est semé d’embûches, comme nous l’explique Vitalij Dudin, juriste qui défend des salarié.e.s s devant les affaires de droit du travail. Le mouvement est actif à Kiev, Kryvyi Rih, Lviv et Odessa. Son objectif est d’empêcher toute nouvelle détérioration des droits des travailleurs et de promouvoir la syndicalisation – un défi en temps de guerre, où les grèves et les manifestations sont largement interdites. Sotsialnyi Rukh coopère avec des mouvements tels que le syndicat étudiant Action Directe et le mouvement dans la santé « Soyez comme nous ». Le mouvement critique le système politique ukrainien dominé par les oligarques et mise sur une organisation par en bas. La guerre d’agression russe est clairement dénoncée ; certains de ses membres combattent comme volontaires ou dans l’armée ukrainienne, d’autres ont été mobilisés. Sotsialnyi Rukh voit une perspective à long terme dans l’adhésion à l’UE, tout en critiquant cette dernière comme un projet néolibéral. « L’UE ne peut guère être pire que l’Ukraine avec son primat à la privatisation et à l’oligarchie », souligne Vitalij Dudin. En tant que gauche d’Europe occidentale, nous avons la responsabilité de lutter pour une UE sociale et démocratique, aux côtés de nos camarades ukrainiens.

Le syndicat étudiant Action Directe (Prjama Dija) existe depuis les années 2010 et s’est fait remarquer lors des manifestations du Maïdan en occupant le ministère de l’Éducation. Il est à nouveau actif depuis l’invasion russe de 2022. Il organise les étudiant.e.s dans tout le pays, s’oppose aux réformes néolibérales de l’éducation et sert de lieu de formation et de socialisation pour les jeunes qui veulent s’engager à gauche. Il a déjà remporté des succès, notamment en empêchant la fermeture de l’université de Crimée en exil de Kiev.

Le mouvement médical Soyez comme nous existe depuis 2020. Selon sa cofondatrice, Oksana Slobodiana, tout a commencé en 2019 avec le post d’une infirmière sur Facebook qui critiquait les mauvaises conditions de travail dans le secteur de la santé et qui a touché des dizaines de milliers de personnes. Cela a donné naissance à un mouvement actif dans de nombreuses villes qui encourage les travailleurs à créer de nouveaux syndicats. Les anciens syndicats sont considérés comme corrompus et sans vie. « Soyez comme nous » opère comme un réseau national et soutient les syndicats locaux. Le groupe Facebook compte plus de 85 000 membres, l’ONG plus de 700, principalement des femmes, ce qui reflète la répartition des sexes dans le secteur des soins. Le système de santé ukrainien est précaire : il existe des soins de base publics, mais les traitements spécialisés, les médicaments et les opérations doivent souvent être payés par les patient.e.s. Il n’existe pas d’assurance maladie universelle. La nomenclature des prestations médicales prises en charge par l’État est inchangé depuis plus de dix ans, malgré l’inflation, la complexité des besoins et la guerre. Le gouvernement prévoit une réforme sur le modèle britannique, mais celle-ci est au point mort en raison de la guerre. Le système de santé reste donc chroniquement sous-financé. « Soyez comme nous » organise les personnels pour la défense de leurs intérêts, ce qui ne va pas de soi en temps de guerre. L’obtention de primes mensuelles pour les médecins (20 000 hryvnias, environ 400 euros) et les infirmières (15 000 hryvnias, environ 300 euros), à condition que les frais de personnel d’un hôpital ne dépassent pas 85%, constitue un succès concret.

Le « Collectif Solidarité » est une structure anti-autoritaire qui s’est formée depuis le début de la guerre d’agression russe afin d’aider les personnes de gauche de toutes tendances qui combattent. Ils considèrent ce travail comme une contribution à la lutte contre un système colonialiste et impérialiste et pour un monde libre. Le réseau entretient des contacts internationaux et fournit une aide humanitaire aux civils dans les zones de combat.

L’événement annueFilma de la scène queer-féministe se distingue du féminisme conservateur et des tendances nationalistes qui se manifestent autour de la fête des Fiertés. Il adopte une approche intersectionnelle, inclut les personnes transgenres et se définit comme antiraciste, anticolonialiste, inclusif et non hiérarchique. Ira Tantsiura, du collectif Filma, critique le glissement vers la droite de la société ukrainienne, qu’elle associe à la militarisation encouragée par l’État.

Le panorama des groupes de gauche en Ukraine est limité, mais les militant·es semblent déterminé·es. La nouvelle gauche ukrainienne est centrée sur le travail à la base et évolue dans des structures de type mouvement. Sotsialnyi Rukh reste un acteur central, mais doit mieux intégrer la diversité des thèmes et des formes d’organisation de la gauche ; une politique de classe progressiste exige d’être féministe, antiraciste et non-excluant·e, et de s’engager dans des cadres d’action multiples parallèlement au travail théorique. Toutes et tous s’opposent à la guerre, autant qu’à une vie sous influence russe ou à une paix imposée. La durée de la guerre est particulièrement éprouvante pour celles et ceux qui combattent dans l’armée. La défense de l’Ukraine reste pour les protagonistes un mal nécessaire afin de pouvoir vivre librement et démocratiquement et d’œuvrer à la construction de la société. Après la guerre, cela ne devrait pas s’avérer plus facile pour la gauche.

Infrastructures sociales


L’Ukraine souffre d’un endettement colossal qui s’est considérablement aggravé depuis l’agression russe. Avant même l’annexion de la Crimée et de l’est de l’Ukraine en 2014 et l’attaque à grande échelle contre l’ensemble du pays en 2022, l’Ukraine était déjà fortement dépendante des bailleurs de fonds internationaux tels que le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Depuis son indépendance en 1991, l’économie ukrainienne se caractérisait par son instabilité et les transferts financiers vers les systèmes sociaux ou les infrastructures restaient souvent opaques en raison de la corruption.

La guerre a considérablement accentué la pauvreté : avant la guerre, environ 18% de la population était considérée comme pauvre, contre 24% aujourd’hui. Environ 40% de la population dépend de l’aide humanitaire et près de 6 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur du pays. Le système social et sanitaire, extrêmement précaire, est au bord de l’effondrement et ne peut être maintenu sans l’aide humanitaire internationale. Il n’existe pas d’assurance maladie universelle, mais seulement des soins de base difficilement accessibles aux populations rurales. L’accès à des soins médicaux de qualité dépend souvent de paiements privés supplémentaires. En temps de guerre, les organisations non gouvernementales (ONG) se sont révélées indispensables pour venir en aide aux groupes vulnérables, aux personnes déplacées à l’intérieur du pays et aux populations vivant à proximité des zones de combat.

La décision annoncée par Donald Trump de suspendre l’aide internationale de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) menace de réduire considérablement l’assistance de ces ONG en Ukraine. Des interventions d’importance vitale, telles que l’évacuation des populations des zones de combat, les soins médicaux et psychologiques ambulatoires ainsi que la prévention et le traitement du VIH seraient touchées. En 2023, l’Ukraine était le plus grand bénéficiaire de l’aide de l’USAID, avec un volume de 14,4 milliards de dollars, principalement consacrés à l’aide humanitaire et à la reconstruction.

L’exemple de l’organisation Skhid SOS et de la Fondation ukrainienne pour la santé publique montre clairement les conséquences qu’aurait la suppression de ces aides financières. Depuis 2022, Skhid SOS a évacué environ 12 000 personnes handicapées et 88 000 personnes au total des zones de combat ou occupées. L’organisation est financée exclusivement par des dons et assume des tâches que l’État n’est pas en mesure d’accomplir. Elle aide à trouver des logements, transforme des bâtiments vides en refuges, prend en charge les personnes déplacées et recense les crimes de guerre. Skhid SOS coopère avec des organisations dans toute l’Europe et évacue également des personnes en direction de pays étrangers. Il existe en outre des projets pilotes qui permettent aux enfants des régions en proie au conflit de fréquenter des écoles normales. Dans les régions où les écoles ne disposent pas d’abri, les enfants et les jeunes suivent des cours en ligne, un système qui est même appliqué aux jardins d’enfants.

Un sort similaire menace la Fondation ukrainienne pour la santé publique, qui gère dans tout le pays des lieux d’accueil pour femmes ainsi que des équipes mobiles et des points de contact pour apporter une aide médicale, psychologique et sociale aux personnes vulnérables. La fondation assure des services de base destinées aux victimes de violences sexuelles et un accompagnement psychologique. Elle apporte également une contribution essentielle à la prise en charge des personnes infectées par le VIH. L’Ukraine a l’un des taux d’infection par le VIH les plus élevés d’Europe : en 2020, l’incidence était de 41 pour 100 000 habitants, contre 3,1 en Allemagne. Grâce à l’aide internationale, la prévention et les soins ont pu être améliorés jusqu’au début de la guerre. Depuis lors, la situation s’est toutefois considérablement détériorée et la suppression des programmes d’aide humanitaire menace d’aggraver encore la crise.

La reconstruction de l’Ukraine est déjà en cours et des milliards ont déjà été investis dans la reconstruction de logements, d’écoles, d’infrastructures et d’approvisionnement en énergie et en eau. Les défis restent toutefois énormes. La société ukrainienne n’est impliquée que de manière limitée dans la reconstruction. Nous faisons la connaissance de Yanna, qui travaille avec la méthode du Forum-théâtre [2] et tente de donner une voix aux groupes marginalisés. L’une de ses interventions visait à ce que la reconstruction de logements pour les personnes handicapées tienne compte de leur droit à vivre de manière autonome dans leur propre appartement plutôt que dans des foyers.

La politique de gauche doit s’attaquer aux inégalités sociales en Ukraine et aborder la destruction économique causée par la guerre ainsi que les inégalités sociales croissantes. La dépendance à l’aide internationale rend le pays vulnérable, les prêts et les intérêts entraînent un endettement massif qui pèse sur la population et favorise les restructurations néolibérales. Une réduction de la dette est tout aussi nécessaire que d’empêcher que l’aide à l’Ukraine soit liée à la vente de ses ressources. L’adhésion à l’UE comporte des risques, mais elle peut améliorer les conditions de vie et renforcer les droits démocratiques. Pour cela, il faut un mouvement de gauche plus fort qui pèse sur l’amélioration des systèmes sociaux, des soins de santé, des droits des travailleurs et la reconstruction.

Culture mémorielle, extrême droite et armée


La question de la culture mémorielle est un sujet qui divise en Ukraine, et qui concerne à la fois le travail de mémoire sur le nazisme et le stalinisme. Il est essentiel pour comprendre la marginalisation de la gauche et la structuration de la droite politique.

Le 8 mai 2025, l’Ukraine a célébré le 80e anniversaire de sa libération du nazisme. Depuis 2024, ce n’est plus le 9 mai afin de se démarquer des commémorations russes. Il s’agit là d’une conséquence directe de la guerre d’agression menée par la Russie. Vu d’ici, en Ukraine, il faut affiner notre perception : à partir de 1941, ce sont des gens originaires des 16 républiques soviétiques – de Russie, mais aussi d’Ukraine, de Lettonie, de Lituanie, du Kazakhstan, etc. – qui ont combattu dans l’Armée rouge contre la Wehrmacht allemande. L’Ukraine a été éprouvée par un nombre disproportionné de victimes, tant militaires que civiles. Les massacres tels que celui de Babyn Yar, où des commandos spéciaux de la SS ont abattu près de 34 000 Juifs et Juives en seulement deux jours en septembre 1941 et les ont enterré.e.s dans le ravin du même nom près de Kiev (aujourd’hui dans la ville même), alors que certain.e.s étaient encore vivant ;e.s, sont un rappel douloureux de cette période.

Ces atrocités commises par les Nazis sont longtemps restées un angle mort de la recherche et du travail de mémoire en Allemagne. En Union soviétique, les efforts pour que ce travail soit fait et que la mémoire soit préservée ont été réels, mais ce sont les victimes soviétiques qui ont été mises au premier plan de la mémoire officielle. De ce fait, on ne voyait pas les Juifs et Juives, les Sintis, les Roms, les handicapé.e.s et, outre les communistes, les nationalistes ukrainien.ne.s assassiné.e.s à cet endroit. Ce n’est qu’après l’indépendance de l’Ukraine en 1991 que l’ouverture des archives a permis de créer un espace pour une commémoration et un travail de mémoire approfondis.

Il existe désormais à Baby Yar de nombreux monuments distincts en hommage aux différents groupes de victimes. Le Centre de commémoration de l’Holocauste de Babi Yar a prévu également la création d’un grand mémorial et centre de recherche, mais celui-ci est très controversé en raison de l’implication de nombreux oligarques, notamment russes. Les initiatives locales du souvenir critiquent également l a menace de « Disneylandisation » de la mémoire.

La collaboration entre l’Armée ukrainienne insurgée (UPA), branche militaire de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN-B) dirigée par Stepan Bandera, et le régime nazi est un sujet délicat. L’OUN-B avait une vision politique anticommuniste, ultranationaliste et en partie antisémite, et a participé à des purges ethniques et à des pogroms en Pologne et en Ukraine. Après que les Nazis eurent rejeté l’objectif d’un État ukrainien indépendant, l’OUN-B s’est retournée contre la Wehrmacht en 1943. Bandera lui-même a été emprisonné à partir de 1941 au camp de concentration de Sachsenhausen.

La loi de décommunisation de 2015 a souligné l’importance historique de l’OUN et de l’UPA en les déclarant combattants pour l’indépendance et en accordant à leurs membres le statut d’anciens combattants. Elle assimile par ailleurs les crimes du communisme et du nazisme et interdit leurs symboles et insignes dans l’espace public. Les monuments soviétiques ont été retirés et des rues ont été renommées du nom de Bandera. Selon l’historien Viacheslav Lichachev, ce débat historico-politique est en suspens pendant la guerre, mais l’assimilation du communisme et du nazisme alimente les discours hostiles à la gauche. La Russie exploite cette situation en présentant la guerre comme une lutte contre « le fascisme » dont l’UE serait un soutien.

La réinterprétation russe de l’Holocauste et l’héroïsation de l’histoire soviétique – en occultant les crimes staliniens tels que l’Holodomor [3] – servent une politique impériale contre « l’Occident ».

L’extrême droite organisée se réclame de l’UPA et de Bandera, mais depuis 2019 et plus encore depuis 2022, elle est affaiblie électoralement et quasi inexistante (lors des élections législatives de 2019, le parti d’extrême droite Svoboda, en alliance avec, entre autres, « Secteur droit » et « Corps national », n’a obtenu que 2,4% des voix et n’est représenté qu’avec un seul mandat direct à la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien). Dans une société qui rejette l’attaque de la Russie et s’oriente vers l’Europe, elle bénéficie de peu de soutien. Certaines unités, comme la 3e brigade d’assaut dirigée par Andriy Biletsky (ancien chef du régiment Azov et du parti d’extrême droite Natsionalnyi korpus), profitent politiquement de leur comportement héroïque .

La brigade Azov, très controversée en Allemagne, n’est en revanche plus considérée par les observateurs politiques comme ce qu’elle était. Fondée en 2014 en tant que bataillon de volontaires, elle a été mise en cause pour ses membres d’extrême droite et ses violations des droits humains. Les États-Unis n’ont levé que l’année dernière l’interdiction de 2015 de fournir des armes à Azov. La brigade a été intégrée à la Garde nationale ukrainienne dès 2014 et transformée en régiment. Lors des combats pour Marioupol en 2022, Azov s’est illustrée par sa lutte acharnée contre les attaques russes et est glorifiée en Ukraine comme un symbole de la résistance. Depuis son intégration dans l’armée officielle et après le départ de certains militants d’extrême droite, une déidéologisation aurait eu lieu. Il convient de le distinguer du mouvement Azov, qui est un réseau informel de groupes militaires, politiques, civils et paramilitaires.

L’extrême droite est peu présente dans la société par ses organisations, et le nombre d’agressions d’extrême droite a diminué depuis l’invasion russe de 2022. Cela s’explique par le fait que les néonazis ont rejoint l’armée. Depuis l’année dernière, les activités des membres d’organisations de jeunesse d’extrême droite ont augmenté. Comme en Allemagne, elles visent principalement les activités de la communauté LGBTIQ.

La primauté du militaire, qui exalte le masculinisme et l’ardeur au combat, constitue un danger. Ce phénomène ne se limite pas à l’Ukraine, mais s’observe également en Russie et dans d’autres pays. La logique de réarmement en réaction à la guerre laisse présager des évolutions similaires en Europe.

La gauche allemande doit cesser de considérer l’Ukraine comme un bastion du fascisme et de la dénigrer. Non seulement cela est faux, mais cela alimente le discours russe qui justifie la guerre d’agression impérialiste brutale. La politique mémorielle de l’État ukrainien est problématique et empêche un travail de mémoire nuancé sur la période soviétique et le rôle des nationalistes ukrainiens dans le nazisme. La gauche nouvellement reformée pâtit. En temps de guerre, une réorientation de cette politique est peu probable ; les discours héroïsants sur la lutte pour l’indépendance de l’Ukraine sont renforcés et corrélés à la résistance actuelle contre la Russie. La guerre renforce l’identité nationale, l’attention portée à l’armée et les angles morts vis-à-vis de l’impact des idées d’extrême droite et autoritaires. Mais certains acteurs de la société civile sont conscients de cette réalité actuelle et s’y opposent.

Après la guerre, un travail de mémoire critique sera indispensable, dans lequel la gauche progressiste et les expert.e.s auront à s’imposer.

Implications politiques pour les positions de Die Linke en matière de politique étrangère


Notre voyage en Ukraine s’inscrit également dans un débat toujours ouvert au sein de la gauche sur le soutien à l’Ukraine. Le parti Die Linke s’est clairement prononcé lors de son congrès en faveur du droit international et donc contre la guerre menée par la Russie en violation du droit international, ainsi qu’en faveur du droit de l’Ukraine à se défendre conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies. En revanche, le parti rejette clairement toute aide militaire à ce pays. Cette position semble difficilement tenable compte tenu de la reprise des attaques massives de la Russie contre l’Ukraine. Sans une défense antimissile efficace, beaucoup plus de civils auraient déjà été tués en Ukraine. Sans l’aide militaire, de nombreux camarades sur la ligne de front seraient également réduit.e.s à l’impuissance.

Die Linke s’est clairement positionnée en faveur de sanctions efficaces contre la Russie et demande sans réserve une aide humanitaire à l’Ukraine. C’ est également le seul parti en Allemagne à réclamer une réduction de la dette de ce pays économiquement affaibli. L’agresseur et ses ambitions impérialistes sont clairement désignés et la demande d’initiatives diplomatiques pour mettre fin à la guerre est mise au premier plan.

Une lacune flagrante subsiste toutefois quant à la manière dont le pays peut se défendre efficacement et exercer ainsi son droit à l’autodéfense garanti par le droit international. La diplomatie visant à mettre fin à la guerre dépend directement du rapport de force militaire : une Ukraine sans défense n’aurait aucune marge de manœuvre dans les négociations.

L’Ukraine bénéficie actuellement du soutien de pays occidentaux. Les initiatives de solidarité de la société civile proviennent également pour la plupart des milieu libéraux. Cela rend donc plus difficile pour la gauche d’adopter une position claire. Une gauche crédible doit examiner de manière critique les stratégies géopolitiques de l’Occident, en particulier celles de l’OTAN, sans pour autant affaiblir le soutien à l’Ukraine. C’est précisément pour cette raison qu’il est nécessaire de proposer une alternative de gauche pour garantir le droit international et la paix. La protection des droits humains et le principe de non-recours à la force doivent clairement servir de lignes directrices. Les instances internationales existantes, telles que l’ONU, sont dysfonctionnelles et peu efficaces. Il est donc nécessaire de repenser le rôle de l’Union européenne et de le redéfinir dans le contexte de la confrontation entre les blocs autocratiques des puissances à l’Ouest et à l’Est. Jan Schlemermeyer écrivait déjà à ce sujet en 2022 : « L’objectif à moyen terme serait une UE indépendante de la confrontation entre les États-Unis d’un côté et la Russie et la Chine de l’autre. Ce n’est pas seulement que c’est la revendication des partis de gauche en Europe de l’Est. Cela constituerait également un tout autre point de départ sur le plan de la communication. La gauche pourrait alors réellement se placer dans une position tierce et s’envisager comme l’aile gauche du projet européen. »

De nombreux pays d’Europe de l’Est, là-bas également les forces progressistes de gauche, poussent vers l’UE. Cela entraîne de nouvelles tensions avec la Russie, notamment au moyen de campagnes de désinformation et de tentatives de manipulation contre les partis et les dirigeant.e.s politiques pro-européens lors d’élections dans des pays comme la Roumanie, la Géorgie ou la Moldavie. Les acteurs occidentaux tentent, de même, de créer des dépendances économiques et d’exercer une influence idéologique sur les sociétés, par exemple en finançant des ONG.

Cependant, l’aspiration à une vie libre, démocratique et socialement juste est un point de départ important pour une gauche émancipatrice. L’un des objectifs pourrait être de combiner les éléments positifs de l’expérience est-européenne du socialisme d’État, tels que la sécurité sociale ou l’économie collective, avec des perspectives de développement des libertés collectives et individuelles afin d’élaborer une nouvelle vision émancipatrice de la société. Peut-être cela permettra-t-il de créer quelque chose de nouveau.

C’est précisément pour cette raison que nous appelons à une intensification de la coopération avec les forces de gauche en Ukraine et dans d’autres pays d’Europe de l’Est, afin d’utiliser leurs expériences et leurs besoins comme base pour une action solidaire et émancipatrice.

[1] Depuis 2015, l’Ukraine applique la loi de décommunisation, qui assimile les crimes des Nazis à ceux de l’Union soviétique et punit l’utilisation de symboles « communistes » en public. C’est sur cette base que repose notamment l’interdiction du KPU.
[2] Le théâtre forum (« théâtre de l’opprimé ») est une méthode d’autonomisation qui vise à permettre à un groupe défavorisé de formuler ses propres intérêts et objectifs et de les défendre.
[3] « Mort par la faim », la collectivisation forcée des années 1920/1930 sous Staline, qui a fait des millions de morts, principalement des Ukrainien.ne.s, à la suite des famines et des persécutions.

Jule Nagel
Source – Links Bewegt, 02.06.2025 :
https://www.links-bewegt.de/de/article/988.die-ukrainische-linke-verdient-es-geh%C3%B6rt-zu-werden.html?pk_campaign=SocialMedia&
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde.
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article75607