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Guerre à la guerre. Le point de vue de la résistance ukrainienne

Comment expliquer que des mouvements et personnalités antiautoritaires en Ukraine, à l’image du militant Maksym Butkevytch, revendiquent un approfondissement de l’aide occidentale, y compris militaire, dans leur lutte contre l’impérialisme russe ? Mon propos vise à poser des repères, sans prétention d’exhaustivité ni d’expertise absolue.  

Avant tout, il est utile de rappeler quelques éléments de contexte sur la situation ukrainienne. Mon propos vise à poser des repères, sans prétention d’exhaustivité ni d’expertise absolue. Je vais essayer de répondre à cette question : Comment expliquer que des mouvements et personnalités antiautoritaires en Ukraine, à l’image du militant Maksym Butkevytch, revendiquent un approfondissement de l’aide occidentale, y compris militaire, dans leur lutte contre l’impérialisme russe ?

* Personne ne veut davantage la fin de la guerre que les Ukrainiens

Déjà, il convient d’éviter toute comparaison rapide avec d’autres conflits. En France, les médias dominants relayent surtout les discours d’experts militaires, ce qui cadre la guerre en Ukraine de façon militaro-centrée et force la comparaison avec d’autres situations impliquant l’usage d’armes.

Adoptons plutôt une perspective ukrainienne, populaire et individuelle : l’Ukraine a son propre agenda, fruit d’une histoire marquée par une expérience singulière de l’impérialisme russe. Cette domination remonte à l’époque tsariste, se prolonge sous l’URSS avec sa centralisation autoritaire et se perpétue aujourd’hui sous Poutine. Essayez de vous demander : pourquoi ne connaissez vous pas (ou peu) d’artistes ou personnalités ukrainiennes dans l’histoire   en comparaison avec les russes ? C’est parce qu’il y a différents rapports de domination (historique, économique, etc) qui invisibilisent l’existence ukrainienne. Le pouvoir russe continue de nier l’existence d’une nation ukrainienne souveraine. Cette continuité impériale (illustrée aussi par les guerres en Tchétchénie et en Géorgie) repose sur une idéologie « grand-russe » partagée en Russie au-delà des sphères du pouvoir. Si nous souhaitons rester cohérents avec nos idéaux anti-impérialistes, il faut donc laisser la parole, écouter les peuples subissant l’impérialisme russe.

* Rappeler toujours le contexte
Depuis son indépendance en 1991, l’Ukraine est traversée par des affrontements politiques entre des visions opposées de son avenir. En 2004, la Révolution orange permet grâce à la mobilisation de la société civile de faire annuler un scrutin truqué en faveur de Viktor Ianoukovytch (pour preuve, des bus entiers sont venus dans mon village pour distribuer des dollars et s’assurer du « bon vote »), un candidat soutenu par la Russie et les réseaux mafieux de l’Est du pays. Une autre figure, Viktor Iouchtchenko, empoisonné par les services russes, incarne une autre élite, un professionnel de la politique qui épouse un cap pro-européen et le néolibéralisme. 

Mais cette mobilisation populaire montre la capacité des Ukrainiens à influer sur leur destin. En 2010, Ianoukovytch revient au pouvoir. Fin 2013, il interrompt un accord d’association avec l’UE pour se tourner vers Moscou. Cela provoque un soulèvement massif, initié notamment par les étudiants. Sur le Maïdan, les manifestants s’organisent collectivement face à la répression violente. On parle de « révolution pour la dignité » pour en finir avec ce régime despotique, les réseaux oligarchiques et la mainmise de l’impérialisme russe sur le destin du pays. En février 2014, les forces de l’ordre tirent sur la foule, faisant plus de 126 morts. Le régime s’effondre, Ianoukovytch fuit en Russie. La réaction russe est immédiate : campagne de désinformation (« coup d’État fasciste orchestré par l’OTAN »), annexion de la République autonome de Crimée, soutien armé à des séparatistes dans le Donbass à l’Est. L’intervention directe de la Russie empêche la reconquête par les Ukrainiens. Un front gelé s’installe pendant 8 ans, causant plus de 15 000 morts.

* Un combat existentiel
Le 24 février 2022 débute l’invasion à grande échelle. Plus de 20% du territoire ukrainien est aujourd’hui occupé trois ans et demi après. Des milliers de civils et militaires sont détenus, torturés, déshumanisés – Maksym Butkevytch, lui-même prisonnier, témoigne de ces crimes. Il faut rappeler ce qu’implique l’occupation. Elle s’accompagne d’une russification forcée : le réseau internet est rattaché à la Russie, les manuels scolaires sont changés, on réalise des campagnes de passeportisation, on impose l’hymne, la langue, le rouble (monnaie), les « opposants » (il suffit de liker un post sur les réseaux pour être en danger) sont traqués, torturés, les femmes vivent un calvaire dans ces conditions subissant des viols de guerre, alors que l’on fore la colonisation par l’arrivée de citoyens russes (plus de 500 000 depuis 2014 en Crimée par exemple) et la déportation d’enfants. En abandonnant la lutte armée face à l’occupant et l’agresseur russe, ce ne sont pas juste des territoires que l’on échange, on fait une croix sur toutes ces populations qui attendent la libération et ne veulent vivre sous l’occupation d’un régime impérial. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un conflit de frontières, mais d’une manifestation mortelle de l’impérialisme russe.

C’est aussi pourquoi le combat des Ukrainiens est existentiel.
Premièrement, la société ukrainienne est déjà fortement mobilisée : plus de 40% des Ukrainiens participent à des actions bénévoles ou font des dons. C’est là une force essentielle, celle qui a permis au pays de ne pas sombre, comme le montre le travail d’Anna Colin-Lebedev dans son récent petit livre « L’Ukraine, la force des faibles» (Editions du Seuil, 2025). De plus, il faut se souvenir que l’armée ukrainienne – environ 1 million de personnes – est composé à plus de 80% d’agents qui ne sont pas des militaires de carrière. En d’autres termes, ce sont des individus comme vous et moi, qui, du jour au lendemain s’engagent (volontairement ou par mobilisation) pour la défense du pays et qui occupait un autre poste avant le 24 février 2022. C’est pourquoi on parle de soutien à la « résistance ukrainienne ». Mais l’aide internationale reste un pilier indispensable face aux ressources presque inépuisables de l’impérialisme russe. Les mouvements et personnalités antiautoritaires ukrainiens appellent à poursuivre ce soutien. On peut citer des exemples comme Artem Chapeye qui décrit son engagement dans son livre (« Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes », Bayard Éditions, 2024), le collectif Sotsialniy Rukh, les féministes ukrainiennes ou Collectives Solidarity. Je vous conseille à toustes d’écouter et relayer ces voix.

Deuxièmement, ce soutien n’est pas un encouragement à la militarisation générale du monde. Il ne s’agit pas de réarmer l’Europe, mais d’utiliser les stocks existants, de taxer les plus riches ou de geler les avoirs russes pour aider l’Ukraine. C’est ce que rappelle la déclaration commune en juin 2024 d’une conférence intitulée « A People’s Peace, Not an Imperial Peace ». Cette dernière réunissait 3  organisations européennes antiautoritaires, dont Sotsialniy Rukh. La déclaration défend une paix juste et durable, basée sur la solidarité internationale, l’autodétermination de l’Ukraine. Le soutien à la résistance armée ukrainienne ne doit pas être synonyme de militarisation de l’Europe, tout comme l’on doit soutenir les mouvements russes mobilisés contre la guerre et le régime de Poutine.

Pour finir, si l’on écoute les ukrainiens et surtout les voix antiautoritaires, anti-impériales et anticapitalistes, on se doit de respecter l’agentivité de l’Ukraine et de soutenir la résistance ukrainienne dans une volonté de paix juste et durable. Aider l’Ukraine, c’est aider concrètement les Ukrainiens. Les formes d’aide sont nombreuses. Il est d’autant plus nécessaire d’aider les forces antiautoritaires parce que l’Ukraine aujourd’hui est confrontée à d’autres problématiques internes. Il y a plusieurs fronts dans l’Ukraine en guerre (un front interne et un front externe). Le pays est confronté aux prédations néolibérales s’agissant sa reconstruction ; la corruption est toujours présente ; la guerre donne une raison d’exister et galvanise le nationalisme radical, qui, dans un contexte de défense national se retrouve intégrer une logique de défense nationale, mais qui représente de véritables menaces dans une perspective de reconstruction. Or, tous ces combats ne peuvent pas se mener dans un contexte de guerre.

La paix juste et durable passe par la défaite de l’impérialisme russe et la solidarité concrète avec les Ukrainiens et Ukrainiennes qui résistent.

David Gaillard-Bazylenko

https://blogs.mediapart.fr/david-gaillard-bazylenko/blog/120725/guerre-la-guerre-le-point-de-vue-de-la-resistance-ukrainienne

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